Ménages pauvres : du « mal-logement » au « mal-habitat »

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Le logement est un cube clos par quatre murs, plancher et plafond, dont la qualité s’améliore pour les ménages à bas revenu, sauf en matière de surpeuplement. Mais, pour ceux qui en disposent (hélas le nombre des exclus augmente), ce cube clos est situé dans un habitat, lieu de vie économique, social et environnemental, dont la qualité se dégrade depuis le début du siècle pour ces ménages, relativement aux ménages moins pauvres.

Les inégalités sociales sont un domaine d’étude majeur en économie. Le logement en est un des aspects les plus visibles (quartiers dorés ou stigmatisés), il reproduit les inégalités entre générations (ségrégation scolaire liée au quartier) et les renforce (le patrimoine immobilier des propriétaires augmente et celui des locataires pauvres ne décolle pas de zéro). L’Insee a publié en 2017 d’une vue d’ensemble sur le sujet[1]. En particulier, les conditions de logement des ménages pauvres sont étudiées sur les plans statistique, économique et sociologique par des organismes publics et privés, et par des associations privées. L’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES) vient de publier un nouveau rapport sur le sujet[2].
Il ne s’agit pas ici de faire une note de lecture ou un résumé de ce rapport (voir : J.C. Driant « Les enjeux du rapport de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale sur le mal logement »), mais de développer une analyse des conditions difficiles de logement et d’habitat qui s’alimente à cette source et qui utilise également d’autres données. En particulier, c’est la situation des ménages à bas revenu qui disposent d’un logement ordinaire qui est examinée ici, en ne disant que quelques mots des conditions marginales de logement et des trajectoires d’entrée et de sortie des privations de domicile propre, auxquelles la majeure part du rapport de l’ONPES est consacrée.

Qu’est-ce que le « mal-logement » et comment l’étudier ?

Le « mal logement » pour l’ONPES

Comment sont logées les personnes pauvres ? Quelle perception ont-elles de leur condition d’habitat ? Qu’est-ce que le mal-logement aujourd’hui ? Ce dernier terme est longuement documenté par l’ONPES (sans qu’une définition ou mesure précise n’en soit donnée). Le « mal-logement » correspond, tout d’abord, à des logements ordinaires dont les « conditions d’habitat s’écartent des normes d’occupation, de soutenabilité financière, de confort », ce qui repose sur trois catégories d’indices normatifs : surpeuplement, privation de confort, et taux d’effort excessif (ou « reste à vivre » insuffisant), lorsqu’il s’agit de situations subies et non choisies.
A ces situations s’ajoutent, ensuite, des conditions marginales de logement qui touchent 1,16 million de personnes en 2013. Il s’agit de personnes majeures contraintes (pour des raisons financières) à être hébergées chez un particulier, vivant dans des habitations mobiles ou de fortune, ou reconnues comme sans domicile. Cette population augmente entre 2001 et 2014 pour chacune de ces trois catégories, en particulier pour les femmes seules, les familles avec enfants et les personnes étrangères.

Des inégalités fortes et qui se creusent

Des conditions difficiles de logement ne se définissent pas en termes absolus, mais d’une façon relative. Notre entrée, comme les prémices de cet article, sont les inégalités sociales : leur niveau, leur évolution au cours du temps. Il y a, derrière cette approche, la théorie de la justice sociale de J. Rawls qui, après la liberté, fait de l’égalité le second principe fondateur d’une société juste. Il faut être attentif à ceux qui sont dans la situation la plus défavorisée et ce sont eux qui doivent être aidés en premier. Une société est injuste lorsque la position des défavorisés empire.
On sait également, depuis longtemps, que le ressenti des personnes est une dimension de la cohésion d’une société. Le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi[3], déjà un peu ancien mais qui a fait grand bruit, est venu opportunément le rappeler. La perception des inégalités sociales par ceux qui les vivent, dès lors qu’elle est établie de façon rigoureuse, est une donnée objective. Les organismes statistiques officiels le savent et, en particulier, les enquêtes Logement de l’Insee comportent nombre de questions sur les opinions exprimées par les enquêtés.

Le logement : du mieux pour les ménages à bas revenu

Le confort de base du logement est assuré pour presque tous

Lorsqu’on examine le logement sensu stricto, sans tenir compte de sa localisation, on sait que sa taille et son confort s’améliorent depuis plus de 50 ans. Pour l’ONPES, les ménages à bas revenu, définis comme les 20% dont les revenus sont les plus faibles[4], sont particulièrement touchés par ces gains. Si bien que « la majorité des ménages pauvres sont aujourd’hui plutôt bien logés, bénéficiant d’un statut d’occupation stable et d’un logement adapté à leur situation, tant au regard de la taille que du confort ».
L’élévation des standards de confort a profité aux ménages à bas revenu. En 1996, 9% de ces derniers étaient privé du confort sanitaire de base (eau courante, WC, salle d’eau) et ils ne sont plus que 1,6% en 2013. En excluant les étudiants, la figure 1 montre le rattrapage rapide concernant les baignoires ou douches pour les ménages à bas revenu. Le double vitrage des fenêtres devient la norme : en 2013, moins d’un quart des ménages à bas revenu n’en disposent pas pour la majorité des ouvertures, alors qu’il y en avait plus de la moitié en 2002 (figure 2).

Sources : enquêtes nationales logement 2002 et 2013

Des signes de vétusté du logement des ménages pauvres subsistent ou s’accentuent

Malgré ces améliorations du confort de base, en particulier sanitaire, des logements de ménages à bas revenu sont vétustes, et des inégalités par rapport aux ménages moins pauvres s’accroissent. Pour prendre un exemple, les signes visibles d’humidité sur les murs s’observent dans les logements de plus d’un ménage à bas revenu sur quatre en 2013 (en baisse de 2% depuis 2002, le recul étant de 3,4% pour les autres ménages). Or, lorsqu’on souffre du froid dans son logement ou que celui-ci est humide, la mauvaise ou très mauvaise santé est plus fréquente, toutes choses égales par ailleurs. Pour prendre un autre exemple, les façades d’immeubles de logements des ménages à bas revenu fissurées ou en mauvais état sont un peu moins fréquentes en 2013 (13%) qu’une douzaine d’années avant (15%), mais ici aussi la baisse est moindre que pour les autres ménages.
En outre, plus du tiers des ménages à bas revenu vivent, selon l’ONPES, « dans un logement présentant des défauts structurels, un bâti défectueux ou des installations dégradées ». D’autres indicateurs de qualité ont évolué négativement. Les infiltrations d’eau concernent en 2013 un ménage à bas revenu sur six et elles ont augmenté depuis 2002 (+1,2%), les installations électriques dégradées (fils non protégés, aucune prise de terre) en touchent près d’un sur dix, avec une dégradation sensible depuis 2002 (de 7,8% à 9,5% en 2013).

Le surpeuplement augmente pour les ménages à bas revenu

Le surpeuplement, c’est-à-dire le manque d’au moins une pièce par rapport à la norme définie par l’Insee, est un critère socialement discriminant dont les effets sont négatifs, en particulier sur la scolarité : toutes choses égales par ailleurs, le risque de retard scolaire est 1,4 fois plus élevé pour un enfant vivant dans un logement surpeuplé que pour les autres enfants, ce qui est un facteur de reproduction sociale des inégalités. Or, le surpeuplement est, en 2013, deux fois plus fréquent pour les ménages à bas revenu que pour les ménages modestes (revenu compris entre 20 et 40% de l’ensemble) et cinq fois plus que pour les ménages plus aisés. A définition constante, il a augmenté depuis 2002 pour les ménages à bas revenu. Cette dégradation est due au rapetissement de la surface habitable des logements de ces ménages : ils ont perdu en moyenne 2,3 mètres carrés entre 2002 et 2013, alors que la taille moyenne des ménages qui y habitent est restée la même. On peut discuter de la norme de surpeuplement de l’Insee, mais le constat d’une surface habitable moindre pour des ménages de taille identique montre que les habitants pauvres doivent se serrer davantage dans leur logement.

L’habitat des ménages à bas revenu : inégalités croissantes et forte dégradation économique

Le logement est situé dans un lieu de vie, que nous appelons habitat, qu’on pourrait nommer ‘biotope’ ou ‘milieu’ au sens des écologues. Pour reprendre une distinction usuelle en géographie, « si le logement désigne un local fermé et séparé destiné à l’habitation, l’habitat désigne plus largement l’ensemble des conditions d’environnement du logement : accessibilité, commerces et services, espaces publics ». La distinction des deux termes mérite d’être faite car il en va différemment des conditions de logement et d’habitat des ménages pauvres.
En reprenant la trilogie classique qui définit le développement durable, l’habitat revêt trois dimensions : économique, sociale et environnementale. L’économie, c’est avant tout un prix, un loyer, ou un taux d’effort consenti pour habiter un lieu particulier ; le social, ce sont les habitants alentour, la sécurité ou la dangerosité du quartier, les liens sociaux de voisinage ; l’environnement, c’est la qualité de l’air, le bruit, les aménités et nuisances du lieu où on vit.

Environnement de l’habitat des ménages pauvres : amélioration d’ensemble, mais augmentation des inégalités

Le rapport de l’ONPES considère que « présence de nuisances sonores, qualité des relations avec le voisinage, sécurité du quartier, qualité de l’air, proximité des commerces, etc. sont autant d’éléments extérieurs au logement qui déterminent pourtant les conditions d’habitat des ménages et la perception qu’ils en ont. Un environnement résidentiel dégradé peut engendrer ou augmenter l’insatisfaction des ménages, quel que soit par ailleurs le niveau de confort du logement ».
Selon l’ONPES, en 2013, « 7,7% des ménages à bas revenus considèrent que l’air qu’ils respirent est de mauvaise qualité (poussière, pollution, odeurs) alors qu’ils sont 4,8% parmi les ménages aux ressources modestes et 4,4% parmi les ménages plus aisés ». La qualité de l’air s’est améliorée entre 2002 et 2013 pour les ménages à bas revenu, mais moins que pour les autres ménages (Figure 3). Les ménages à bas revenu déplorent également plus souvent que les ménages plus aisés le manque d’espaces verts dans leur quartier (17,4% contre 11,4%). Dans ce domaine, il y a une légère amélioration depuis 2002, mais moindre que pour les autres ménages (Figure 4).
Le bruit est la première nuisance de l’environnement du logement que déclarent les ménages. L’ONPES indique que, en 2013, « 30,0% des ménages à bas revenus indiquent entendre assez fréquemment ou très fréquemment des bruits dans leur logement en pleine journée et fenêtres fermées, contre 21,5% des ménages aux ressources modestes et 18,9% des ménages plus aisés ». Dans ce domaine, du fait d’un meilleur isolement des fenêtres, l’amélioration est à peu près la même depuis 2002 pour les ménages à bas revenu et les autres (cf. figure 5 pour les bruits nocturnes).

Sources : enquêtes nationales logement 2002 et 2013

Ces quelques indicateurs relatifs au bruit, à l’air ou aux espaces verts montrent, d’une part, une amélioration de l’environnement du logement depuis le début du siècle pour les ménages à bas revenu, et, d’autre part, l’existence d’inégalités entre ces derniers et les autres, dont certains se sont accentuées depuis cette époque. En revanche, le rapport de l’ONPES montre qu’en 2013, « les ménages à bas revenus ont en moyenne une meilleure opinion que les autres vis-à-vis de l’accessibilité de leur logement par les transports en commun : 58,8% d’entre eux en sont satisfaits, contre 50,0% des ménages modestes et 52,0% des ménages plus aisés ».

L’habitat des ménages dans sa dimension sociale : forte augmentation des inégalités

En 2013, les relations avec le voisinage sont considérées comme ‘bonnes’ par 72,1% des ménages à bas revenu (70,1% en 2002), mais la proportion dépasse 80% pour les autres ménages. L’amélioration depuis 2002 est deux fois moindre que pour les ménages plus aisés (cf. figure 6). L’ONPES note que « les ménages à bas revenus ressentent également plus souvent un sentiment d’insécurité dans leur quartier. En effet, en 2013, 8,1 % des ménages à bas revenus ont une mauvaise opinion concernant la sécurité de leur quartier contre 4,2 % des ménages aux ressources modestes et 3,6 % des ménages plus aisés ». Là aussi, une dégradation relative se produit entre 2002 et 2013 : la sécurité du quartier était considérée comme bonne par 65% des ménages, pauvres ou non, en 2002, et la progression est moindre entre 2002 et 2013 pour les ménages à bas revenu (Figure 7).

Sources : enquêtes nationales logement 2002 et 2013

Des critères moins subjectifs sont ceux des vols ou des agressions physiques dont un membre du ménage a été victime ou témoin direct au cours de l’année écoulée. Les indications divergent pour les deux variables, mais les évolutions sont les mêmes (figures 8 et 9) : c’est pour les ménages à bas revenu que la situation s’améliore le moins (vols) ou qu’elle se dégrade le plus (agressions physiques).

Sources : enquêtes nationales logement 2002 et 2013

Les actes de vandalisme ou de négligence dans les parties communes de l’immeuble, pour les ménages à bas revenu qui habitent en collectif, augmentent sensiblement depuis 2002 alors qu’elles diminuent pour les ménages plus aisés.

La dégradation économique de l’habitat : l’explosion du taux d’effort des ménages à bas revenu

Le taux d’effort net est une notion dont l’interprétation dépend du mode de calcul[5]. Il n’a guère de sens pour les propriétaires non accédants pour lesquels il faudrait calculer un coût d’usage rapporté au revenu[6]. Nous nous centrons ici sur les seuls locataires, statut d’occupation très majoritaire parmi les ménages à bas revenu.
Selon l’Insee, si le taux d’effort net moyen de l’ensemble des ménages de France métropolitaine a été relativement contenu entre 2001 et 2013 (passant de 16,1% à 18,3 %), celui des locataires du secteur libre est passé de 23,6% à 28,4%, soit près de 5 points de plus. L’augmentation a été presque aussi forte pour le secteur social, avec 4 points de plus pour aboutir à 24,1% en 2013.
C’est pour les locataires du premier quartile de revenu par UC du secteur libre que la situation est la plus grave et inquiétante (figure 10). Leur taux d’effort moyen, net des aides au logement, dépasse en 2013 41% de leur revenu par UC, en augmentation de 8 points depuis 2001. Il s’agit du taux d’effort net des aides personnelles, qui ont augmenté mais pas suffisamment pour compenser l’augmentation des loyers. Pour l’ONPES, en 2013, « 2,5 millions de ménages sont donc mal logés au titre de l’effort excessif[7] qu’ils doivent consentir pour occuper leur logement et s’y maintenir ».

Figure 10

Source : Laferrère et al., Insee, 2017, op. cit., p. 161.

Cette évolution résulte d’un revenu stagnant depuis 2001 pour les ménages du premier décile et de l’augmentation des loyers. En effet, les loyers du secteur libre ont progressé de 8,4% entre 2001 et 2017 en euros constants et à qualité et confort contrôlés (figure 11, courbe verte) ; or le revenu des locataires du premier décile stagne depuis 2001, alors qu’il augmentait précédemment plus vite que les loyers (figure 11, courbe rouge). Les loyers ont progressé au même rythme que le revenu moyen des ménages depuis 2001, alors qu’entre 1987 et 2001 le revenu moyen augmentait beaucoup plus vite (figure 11, courbe noire).

Figure 11

Sources : Insee, enquête Loyers et charges ; Insee, « Revenu disponible brut et pouvoir d’achat en 2017, Données annuelles de 1960 à 2017 », Chiffres clé (30/05/2018) ; Insee « Niveau de vie et revenu annuel des individus – Séries longues 1996-2015, Enquête Revenus fiscaux et sociaux (ERFS) » – Insee Résultats
Notes : L’indice des loyers contrôle (autant que faire se peut) la qualité. L’évolution des loyers effectivement payés est plus rapide. Les charges ne sont pas comprises. Le revenu disponible brut (revenu dont disposent les ménages pour consommer ou investir, après opérations de redistribution) est obtenu à partir des Comptes de la Nation. Le premier décile comprend les revenus au-dessous desquels se situent 10% des revenus.

Une interprétation : la localisation urbaine des ménages à bas revenu

Selon l’ONPES, la forte dégradation du taux d’effort des ménages locataires du secteur privé, qui se retrouve aussi dans le secteur social (bien qu’un peu moins prononcée) « reflète avant tout le ‘rattrapage’ de leurs conditions de confort par rapport aux autres ménages ». C’est vrai, mais ce n’est qu’une partie de l’explication car l’indice Insee Loyers et charges (cf. figure 11) contrôle, autant que faire se peut, la qualité des logements. L’essentiel de l’évolution du taux d’effort des ménages à bas revenu nous semble être due, d’une part, à l’augmentation récente du taux de pauvreté[8] et, d’autre part, à la localisation de ces logements. Sur le premier aspect, notons que le taux de pauvreté avait diminué entre 1996 (14,5%) et 2008 (13,0%) et qu’il est remonté depuis (14,2% en 2015), ce qui se traduit par un million de personnes pauvres supplémentaires en 2015 (soit 8,9 millions) par rapport à 2008. Sur le second point, s’il n’est pas possible de traiter de la question de la localisation dans cet article, il faut toutefois en dire quelques mots.

Les ménages à bas revenu sont surreprésentés dans les grandes villes …

L’ONPES indique que « la taille de l’unité urbaine constitue un facteur explicatif essentiel des disparités de taux d’effort entre les ménages à bas revenus, quels que soient le statut d’occupation et la période considérés. Plus elle augmente et plus l’effort financier qu’il faut fournir pour se loger s’accroît. Ainsi, au sein de cette catégorie de revenu, le taux d’effort net moyen des locataires du secteur libre vivant en milieu rural s’élève à 35,3 % en 2013, mais à 45,3 % dans les unités de plus de 100 000 habitants, et double pratiquement dans l’unité urbaine de Paris (61,7 % en 2013) ». Cela illustre parfaitement que l’habitat, ici dans sa composante économique du taux d’effort, est une dimension essentielle du logement.
Cette localisation des ménages à bas revenu vers le haut de la hiérarchie urbaine explique aussi d’autres caractéristiques, sociales et environnementales, de leur habitat que nous avons relevées : l’air pollué, le manque d’espaces verts, l’insécurité, les vols et agressions sont des phénomènes urbains que subissent davantage les ménages pauvres habitant les grandes villes, alors que les classes aisées peuvent les éviter dans des banlieues excentrées ou dans le périurbain pas trop éloigné des centres urbains. En effet, J.M. Floch montre que « au sein des grandes aires urbaines, mais aussi des petites et moyennes aires, les revenus sont généralement plus élevés dans la périphérie, appelée ‘couronne’, que dans le ‘pôle’ lui-même, aux exceptions notables des agglomérations de Lyon et Paris. Si l’on zoome, au sein même des grands pôles urbains, les revenus sont plus élevés en banlieue qu’en ville-centre »[9].
J.M. Floch montre également que cette répartition spatiale des groupes sociaux s’accentue depuis le début du siècle[10]. Les classes aisées migrent souvent vers les banlieues et le périurbain proche (à l’exception de la colonisation de quelques quartiers néo-gentrifiés des hyper-centres), laissant de vastes espaces urbains et banlieusards à disposition de classes populaires et moyennes. Le résultat est que le revenu des ménages des villes-centres des grandes aires urbaines et de leurs banlieues (en rouge et orange sur la figure 12) progresse moins vite que la moyenne française (bleu) et a fortiori que le revenu des périphéries périurbaines (vert) depuis le début du siècle, les aires métropolitaines de province millionnaires en habitants faisant exception.

Figure 12

Source: Cavailhès d’après INSEE (zonage en aires urbaines 2010)

… où les logements sont chers

Les loyers ont augmenté plus vite dans les grandes villes que dans le reste du territoire, ce qui a conduit à définir des « zones tendues » du marché immobilier. Comme le note l’ONPES, « cette tendance est aussi allée de pair avec l’urbanisation croissante des ménages les plus pauvres dans les grandes unités urbaines, où les loyers sont plus chers. Ce phénomène est, par ailleurs, renforcé par le fait qu’ils louent plus souvent des petits logements, relativement plus coûteux au mètre carré que les logements plus spacieux ».

Les ménages à bas revenu savent que les dynamiques urbaines sont portées par la métropolisation

On l’apprend maintenant dès le lycée (cours de première) : la mondialisation profite aux grandes métropoles, Paris qui est une ville-monde et les aires urbaines de province millionnaires ou semi-millionnaires en habitants. C’est là que se créent l’essentiel des emplois, en particulier dans les « fonctions métropolitaines supérieures » (FMS, notion Insee qui regroupe les emplois de conception-recherche, prestations intellectuelles, commerce inter-entreprises, gestion et culture-loisirs). Ces FMS, qui représentent plus du quart des emplois en France, ne sont pas que des emplois de cadres : il y a beaucoup de fonctions d’exécution. Il n’est pas surprenant que les ménages à bas revenu recherchent ces emplois en allant habiter là où ils se créent.
Une raison supplémentaire de cette préférence des ménages à bas revenu pour les plus grandes métropoles et les grandes villes est la densité de services sociaux, dont ils sont fortement consommateurs. Enfin, le choix des villes-centres et des banlieues proches s’explique aussi en partie par un équipement en voitures individuelles plus faible de ces ménages que celui les classes aisées, ce qui les rend dépendants des transports en commun.

Conclusion

On ne peut que souscrire à la conclusion que tire l’ONPES : « les ménages modestes et pauvres ont eux aussi bénéficié, dans l’ensemble, de l’amélioration progressive de la qualité du parc de logements liée à son rajeunissement et à l’élévation des standards de construction. Cependant, cette amélioration s’est payée d’un prix notable : l’augmentation considérable depuis 2006 des taux d’effort nets supportés par les ménages les plus pauvres ». Car pour vivre dans l’urbain métropolitain dense, créateur d’emplois et grand profiteur de la mondialisation, il faut accepter un habitat dégradé sur les plans économique (taux d’effort), social (insécurité) et environnemental (air pollué, manque d’espaces verts). Pour les ménages à bas revenu, le mal-habitat a pris le relais du mal-logement.
Les remèdes à cette crise du mal-habitat sont multiples, et débordent à nouveau le cadre de cet article. Ils recouvrent des aspects sociaux (mixité sociale du quartier et de l’école, civisme et sécurité) et environnementaux (qualité de l’air en ville, bruit, verdissement). Mais des améliorations en ces domaines risqueraient mécaniquement de renchérir les prix et les loyers, qui capitalisent ces aménités : l’aspect proprement économique du mal-habitat, les prix et les loyers, empirerait. Pour éviter cet effet pervers, il n’y a qu’un remède : construire plus de logements abordables là où vivent et vont habiter les ménages à bas revenu. L’ONPES ne conclut pas différemment : « cela invite certes à travailler sur un renforcement de l’offre locative en zone tendue, mais suggère aussi d’explorer les opportunités d’un meilleur aménagement du territoire ». Les politiques urbaines et du logement sont inextricablement liées.

Jean Cavailhès
Juillet 2018


[1] Laferrère Anne, Pouliquen Erwan, Rougerie Catherine (coord.), « Les conditions de logement en France », Collection Insee Références, édition 2017, 220 p.

[2] L’ONPES est un organisme public dont le rapport répond à une demande du Conseil national de l’information statistique (CNIS) qui a souhaité approfondir les connaissances sur le mal-logement ; voir en particulier le rapport du groupe de travail du CNIS de 2011 : « Le mal-logement ».

[3]  Joseph E. Stiglitz, Amartya Sen, Jean-Paul Fitoussi, 2009, « Rapport de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social ».

[4] Dans les résultats de l’ONPES, tous les ménages sont pris en compte pour définir ce premier quintile. Nous faisons état d’autres résultats dans lesquels les ménages dont la personne de référence (PR) est étudiante sont exclus. En effet, il y a des étudiants pauvres, mais d’autres, qui ont un revenu faible, bénéficient d’aides familiales, parfois importantes. Dans l’impossibilité de distinguer les premiers de ces « faux pauvres », nous excluons, lorsque c’est possible, les ménages dont la PR est étudiante dans la définition du premier quintile.

[5] Pour les locataires, ce sont les dépenses en loyer et charges locatives, la taxe d’habitation, les dépenses en eau et énergie liées au logement moins les aides au logement, rapportées au revenu par unité de consommation (UC). Voir Mathilde Poulhes : « Le poids du logement : une comparaison France-Allemagne ».

[6] Cf. Jean Cavailhès, « Les prix des logements : modèles, booms et bulles ».

[7] Pour l’Insee, un ménage est confronté à une « pression financière excessive » s’il appartient aux trois premiers déciles de revenus et présente un taux d’effort strictement supérieur à 40 % de son revenu. L’ONPES ajoute que « au-delà de ce seuil, les ménages s’exposent à des privations de besoins de première nécessité (alimentation) ou essentiels (santé) », auxquels il faut ajouter le chauffage : « d’après l’indicateur de pauvreté en conditions de vie de l’Insee, près d’un quart des ménages les plus pauvres éprouvent des difficultés à bien chauffer leur logement contre 13,6 % des ménages plus aisés ».

[8] Défini par l’Insee comme par Eurostat comme la part des ménages dont le revenu est inférieur à 60% du revenu médian.

[9] Floch, J.-M. (2014). « Des revenus élevés et en plus forte hausse dans les couronnes des grandes aires urbaines », France, portrait social, Édition 2014.

[10] Floch, J.-M. (2017). « Niveaux de vie et ségrégation dans douze métropoles françaises », Economie et Statistique / Economics and Statistics, 497-498, pp. 73-96.

Auteur/autrice

  • Jean Cavailhès

    Directeur de recherche émérite en économie à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), dont il a dirigé le département Economie et sociologie rurales dans les années 1990, il a publié, depuis le début des années 2000, une quarantaine d’articles dans des revues scientifiques internationales et françaises, et une vingtaine de chapitres d’ouvrages. Ses domaines de spécialisation sont : (a) l’économie urbaine appliquée aux espaces périurbains et aux formes urbaines, (b) l’économie foncière et immobilière appliquée au logement et au marché foncier, et (c) l’économie de l’environnement appliquée aux usages des sols, au climat et aux paysages urbains et périurbains.

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