Le logement d’abord, une alternative à l’hébergement ? Une interview de Sylvain Mathieu

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La question de l’hébergement des personnes sans domicile se pose dans tous les pays développés. En France, selon une statistique de la DREES citée par l’OCDE, leur nombre était de l’ordre de 140 000 vers 2010, soit 0,22% de la population. Dans les autres pays de l’OCDE, à l’exception du Japon où il est nul, ce pourcentage se situe entre 0,1% (Irlande, Hongrie) et 0,5% (Australie).
Sous l’empire de la nécessité, chacun de ces pays a mis en place, souvent dans l’urgence, des dispositifs d’hébergement pour accueillir ces personnes, dont beaucoup sont issues de l’immigration. L’insuffisance du nombre de places dans les centres a conduit, en France, à avoir recours à l’hébergement dans des hôtels, solution coûteuse et insatisfaisante. D’une façon générale, l’hébergement d’urgence, étant conçu comme une solution de courte durée, ne peut répondre aux besoins des personnes dont la situation a peu de chances de s’améliorer à court terme.
Le logement d’abord, traduit de l’expression anglaise Housing first, est un programme social récent en France qui vise à aider les sans-abri en leur proposant prioritairement un logement stable, et se pose en alternative aux solutions d’hébergement d’urgence aux déplacements réguliers.
La politique du logement d’abord marque une évolution dans l’accès au logement et les pratiques de l’action sociale à l’égard des personnes fragiles socialement et économiquement. Expérimentée d’abord aux États-Unis, elle présuppose que le premier besoin des personnes sans domicile fixe est d’avoir un foyer, et que les autres problèmes comme la santé ou le travail ne sont pas des préalables à résoudre avant d’accéder à un logement. Elle pose donc le principe de l’accès à un logement pérenne sans obligation préalable d’une démarche d’insertion sociale et d’un parcours d’hébergement diversifié. Récemment mise en œuvre en France, cette politique n’a pu encore produire d’effets quantitatifs sensibles. Elle suppose des moyens humains non négligeables, car sa réussite est conditionnée par un accompagnement social des personnes concernées dans le logement, sans pour autant remettre en cause la liberté de choix de leur domicile et sans obligation des bailleurs de les loger.
Présenté le 11 septembre 2017 à Toulouse par le Président de la République, le plan quinquennal pour le Logement d’abord et la lutte contre le sans-abrisme (2018-2022) a pour ambition de diminuer de manière significative le nombre de personnes sans domicile d’ici à 2022. Il s’agit de passer d’une réponse construite dans l’urgence, s’appuyant majoritairement sur des places d’hébergement, avec des parcours souvent longs et coûteux, à un accès direct au logement avec un accompagnement social adapté aux besoins des personnes.
Le plan prévoit notamment la production de 40 000 logements très sociaux par an dès 2018, l’ouverture sur cinq ans de 10 000 places en pensions de famille pour les personnes isolées en situation d’exclusion et la création sur cinq ans de 40 000 places supplémentaires, principalement dans le parc locatif privé, via les dispositifs d’intermédiation locative.
Afin d’orienter des réfugiés accueillis en structures d’hébergement vers un logement pérenne, 
8 700 relogements ont pu être réalisés en 2018 (cf. circulaire du 4 mars 2019). Si ce résultat est loin de l’objectif de 15 000 logements fixé en 2017, il traduit toutefois une mobilisation en forte croissance dans la mesure où le nombre de relogement a doublé en un an

 

Une interview de Sylvain Mathieu, délégué interministériel pour l’hébergement et l’accès au logement

Le Président de la République a lancé en septembre 2017, un plan quinquennal pour le logement d’abord. De quoi s’agit-il ?

Durant la campagne présidentielle, à l’oc­casion de la remise par la fondation Abbé Pierre de son 22e rapport sur « L’état du mal-logement en France », le président de la République, Emmanuel Macron, avait dit son souhait de changer de stratégie dans la réponse au sans-abrisme en s’enga­geant à lancer un plan quin­quennal pour « le logement d’abord et la lutte contre le sans-abrisme ». En effet, malgré l’action forte de l’Etat qui a fait passer le nombre de places d’hébergement de 82 000 en 2012 à 136 000 à la fin de l’année 2017 et doublé celles destinées aux demandeurs d’asile, les dispositifs d’hébergement d’ur­gence restent saturés et peinent à jouer leur rôle de tremplin vers le logement. Le nombre de personnes à la rue ou hébergées, par exemple chez des tiers, dans de mauvaises conditions reste très important, alors que 2 milliards d’euros du budget de l’Etat sont consacrés à l’hébergement généraliste, à la veille sociale et au financement des associations. En France, contrairement à ce qui est souvent cru, c’est en effet l’Etat qui est, pour l’essentiel, le financeur des associations qui travaillent dans ce secteur. Le SAMU Social de Paris est par exemple soutenu à près de 98% par l’Etat. Pour avoir une idée de ce que représentent ces chiffres,  disons que c’est comme si l’Etat hébergeait chaque nuit tous les habitants d’une ville comme Amiens, avec tout ce que cela suppose de situations difficiles. Il est impératif de sortir de cette impasse, de trouver des moyens plus efficaces pour apporter le soutien nécessaire à ceux qui sont en difficulté en leur permettant de sortir de la précarité.
Il faut donc changer de modèle : plutôt que d’héberger les personnes parfois pendant une longue période, proposons-leur le plus rapidement possible directement un logement, quand leur situation administrative le leur permet[1], avec si nécessaire un accompagnement et un soutien. Le plan vise donc à orienter rapidement les personnes sans domicile de l’hébergement vers un logement durable grâce à un accom­pagnement adapté, modulable et pluridisci­plinaire. Le « Logement d’abord » insiste sur le logement comme condition première à l’insertion et met en valeur les compétences des personnes. On pourrait penser que cette solution n’est pas adaptée à des personnes en situation de précarité, qui ont besoin d’« apprendre à habiter ». En fait, il a été prouvé que cette approche était la plus efficace et la moins coûteuse pour l’insertion des personnes ! Ce modèle a été validé par de multiples expérimentations dans les pays scandinaves et anglo-saxons et il s’impose peu à peu dans la plupart des pays européens. Il est déjà au cœur du dispositif « Un chez-soi d’abord » qui s’adresse spécifiquement aux personnes en situation de grande exclusion présentant des troubles psychiques, avec d’excellents résultats. Et s’il fonctionne pour de « grands exclus », il doit a fortiori fonctionner pour des publics différents. Il faut en effet bien avoir à l’esprit que le profil des personnes en difficulté de logement est très divers. Le logement d’abord doit être vu comme une dynamique innovante d’investissement social qui sort de la gestion en urgence, souvent dénoncée pour ses effets négatifs sur les personnes et sur les finances publiques.
La politique du « Logement d’abord » s’inscrit dans une double temporalité : une réponse rapide aux situations de détresse puis des solutions de logement ordinaire ou adapté, dignes et pérennes pour les per­sonnes en difficulté. Cela suppose d’amélio­rer les capacités de sortie de l’hébergement. Des objectifs ambitieux ont été annoncés par le président de la République, avec la production de 200 000 logements très sociaux sur les cinq ans de la durée du plan, l’ouverture sur cinq ans de 10 000 places en pensions de famille pour les personnes isolées en situa­tion d’exclusion et la création sur la même période de 40 000 places supplémentaires principalement dans le parc locatif privé, via les dispositifs d’intermédiation locative qui est ce dispositif permettant une utilisation sociale de logements du secteur privé avec des avantages fiscaux pour les propriétaires.

Il y a eu d’autres tentatives pour apporter LA solution, en quoi celle-ci est-elle différente ?

On ne part pas d’une feuille blanche. Il y a de nombreux exemples internationaux, dans les pays scandinaves mais aussi au Canada et aux États-Unis. Une expérience française très importante et suivie internationale­ment, le « Chez-Soi d’abord » que j’évoquais, a démon­tré la validité de l’approche « Logement d’abord ». Il faut rappeler une première tentative lancée par Benoist Apparu en 2009. Les principes sont les mêmes et nous bénéficions de ce qui s’est fait avec la créa­tion des services intégrés de l’accueil et de l’orientation (SIAO) et d’autres outils, qui ont préparé les esprits à ce change­ment. Grâce à ces initiatives, nous avons une réponse plus structurée qu’en 2009 avec une méthode différente, impliquant un travail plus approfondi avec les terri­toires et donc les collectivités territoriales. Je constate qu’il existe aujourd’hui une volonté partagée entre l’État, les territoires, les acteurs et opérateurs de l’hébergement et du logement, de changer d’échelle par rapport aux expérimentations et de mettre en place un nouveau modèle. Les esprits sont mûrs.

Comment les collectivités territoriales sont-elles invitées à y participer et aidées dans la mise en œuvre des dispositifs proposés ?

Le plan est d’abord un plan territorial. Il s’appuie sur l’expérience des collectivités territoriales, leur capacité à analyser finement leurs contextes locaux et à proposer des solutions souples et adaptées. Il a été décidé de lancer un appel à manifestation d’intérêt (AMI) qui a permis de retenir 24 territoires de mise en œuvre accélérée du plan « Logement d’abord ». On parle de mise en œuvre accélérée car il ne s’agit pas d’une expérimentation : on sait globalement ce qu’il faut faire car les expériences ont déjà eu lieu, ce qu’il faut aujourd’hui, c’est agir le plus vite possible. Les collectivités seront chefs de file d’un partenariat large. Elles sont soutenues financièrement par des crédits spécifiques. On met beaucoup d’argent sur l’accompagnement, le soutien social et c’est important, je m’en réjouis : il s’agit de conforter le lien social, de mettre en action la notion de fraternité, du bien-vivre ensemble mais dans un cadre le plus performant possible. Or, il y a un effet d’empilement, de manque de coordination et de dispersion des différentes politiques ; le Logement d’abord vise aussi à coordonner ces politiques d’accompagnement pour leur donner le maximum d’efficacité. Et puis, il faut de la proximité et ça, ça parle très clairement aux collectivités territoriales ! D’une certaine manière, c’est le même sujet que celui de l’intercommunalité : on a rapproché les communes pour avoir une force de frappe plus importante financièrement, pour plus d’expertise aussi car les problèmes auxquels est confrontée une commune sont devenus plus complexes, mais il ne faut pas perdre en proximité, sinon on se coupe du citoyen ; l’accompagnement social c’est le même sujet aussi : on a développé beaucoup d’aides mais en les complexifiant, en les normalisant, en les industrialisant et les travailleurs sociaux se sont souvent retrouvés derrière un guichet car ils ont besoin d’ordinateurs, de services… Il faut retrouver de la proximité et aller vers les personnes… Bref, conserver la diversité des outils mais en les adaptant aux personnes ; une sorte d’artisanat intelligent avec des outils industriels.

Comment les pensions de famille s’inscrivent-elles dans la démarche du logement d’abord ?

Les pensions de famille, ou maisons relais, sont nées d’un programme expérimental lancé en 1997 par les ministères du Logement et de l’Action sociale.
Il s’agit une solution de logement durable accompagné permettant de répondre aux besoins particuliers des personnes en grande exclusion, fortement désocialisées et isolées, souvent issues d’un parcours dans la rue ou en centre d’hébergement, et pouvant rencontrer des problématiques lourdes.
Une pension de famille répond donc aux caractéristiques suivantes :
–  elle est de petite taille, pour pouvoir offrir un lieu de vie chaleureux ; elle proposera, au maximum, 25 logements ;
– ces logements sont autonomes et permettent aux résidants de renouer progressivement avec l’usage d’un logement privatif ;
– en dehors de leur logement, les résidants ont accès à des espaces collectifs de taille suffisamment importante pour permettre la tenue d’activités collectives régulières (repas notamment) ;
– la pension de famille est animée par des hôtes, dont la présence garantit aux résidants un soutien dans leurs démarches individuelles et l’organisation d’une vie quotidienne collective.
Les pensions de famille ont donc vocation à offrir un logement stable à des personnes particulièrement fragiles dont la situation nécessite un accompagnement particulièrement attentif et disponible et qui, pour cette raison, ne sont probablement pas en mesure d’habiter normalement un logement ordinaire.

Concrètement, quelles sont les avancées sur le terrain ?

L’expérience est récente et il est encore un peu tôt pour en tirer des conclusions définitives. Cependant, les premiers résultats sont encourageants : augmentation du nombre de personnes accédant à un logement à partir d’un hébergement – l’objectif est d’augmenter d’un tiers ces accès à un logement – doublement du nombre de personnes réfugiées allant dans un logement, dynamique de croissance du nombre de places utilisables dans le parc privé… Dans le secteur même de l’hébergement, qui pourrait se sentir menacé, il y a une prise de conscience. Ainsi, les assises de la Fédération des acteurs de la solidarité (qui représentent l’essentiel des centres d’hébergement) ont choisi comme thème de débats le Logement d’abord. Le secteur même de l’hébergement a donc repris à son compte la nouvelle orientation. Et puis, les collectivités se mobilisent : la métropole de Grenoble a par exemple activé un dispositif d’intermédiation locative équivalent à Louer abordable sous le nom de « Louer facile », avec des loyers inférieurs de 25% aux prix du marché. L’agglomération de Lorient met en place une équipe mobile pluridisciplinaire, comprenant notamment du personnel médico-social, pour que l’ensemble des difficultés, quelle que soit leur nature, soient prises en compte dans l’accompagnement vers le logement. La métropole de Limoges va mettre en place des hébergements multigénérationnels dans des logements vacants. La ville d’Amiens travaille quant à elle sur l’accès au numérique et à l’emploi avec la fondation Orange, parce que le logement n’est pas une fin en soi, c’est un point d’appui pour les personnes. Je pourrais multiplier les exemples. Ça bouge et nous sommes partis dans une action de long terme qui va modifier en profondeur le sujet de prise en charge des SDF en France.

L’hébergement restera-t-il nécessaire, si oui pour quels publics ?

Il est clair que le logement d’abord ne peut pas se substituer purement et simplement à l’hébergement d’urgence, cela pour deux raisons principales. La première est que ce n’est pas une solution adaptée pour toutes les personnes sans domicile, notamment parce que pour certaines d’entre elles il s’agit d’une situation de courte durée pour laquelle l’hébergement d’urgence – c’est d’ailleurs sa vocation première – répond à leur besoin. La seconde tient à ce que seules les personnes « dont la situation administrative le leur permet » peuvent en bénéficier. En clair, cela signifie que les personnes en situation irrégulière ou transitoire – notamment les demandeurs d’asile dont la demande est en cours d’instruction – ne peuvent pas y prétendre. Or ils représentent vraisemblablement une part importante des sans-abri.

Selon quels critères pourra-t-on juger que ce dispositif fonctionne mieux que ce qui a été mis en œuvre jusqu’alors ?

Le premier critère d’évaluation du Logement d’abord, et le plus simple à quantifier, est le devenir des personnes qui en bénéficient et, plus précisément, le pourcentage  d’entre elles qui, après un délai d’un an ou plus, vivent toujours dans le logement qui leur a été attribué et l’occupent « normalement ». C’est en se fondant sur ce critère que l’on a pu juger positives les premières expériences, conduites dans des lieux aussi divers qu’Amsterdam, Copenhague, Lisbonne et bien d’autres villes des Etats-Unis, de Grande-Bretagne, de Finlande et d’autres pays. Le taux de maintien dans le logement après douze mois s’est avéré, dans la grande majorité des cas, supérieur à 75%. On peut aussi mesurer la réussite de cette politique à la diminution du nombre de SDF de longue durée (difficile toutefois à comptabiliser) ou à d’autres critères comme l’amélioration de l’état de santé et à l’intégration sociale des personnes concernées, sachant que leur évaluation nécessite des enquêtes relativement sophistiquées.

Propos recueillis par Frédérique Lahaye
Mars 2019

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