Loyers imputés

En comptabilité nationale, les loyers payés par les locataires à leurs bailleurs constituent la mesure de la valeur des services de logement rendus à ceux-là par ceux-ci. Ces loyers sont inscrits en emplois au compte des ménages (il s’agit d’une composante de leur consommation) et en ressources aux comptes des ménages (pour la fraction perçue par les bailleurs personnes physiques) et à celui des sociétés (pour la fraction perçue par les bailleurs personnes morales, c’est-à-dire les organismes de logement social et les bailleurs « institutionnels »). Les ménages propriétaires de leur logement produisent eux aussi des services de logement, pour leur propre compte, bien que ces services ne donnent pas lieu à encaissement et à décaissement. Les comptables nationaux considèrent qu’il convient d’inscrire au compte des ménages, à la fois en emplois et en ressources, la valeur des services de logement que les propriétaires-occupants se rendent à eux-mêmes, qu’il s’agisse de leur résidence principale ou de résidence(s) secondaire(s) : cette convention vise à aboutir à une vision aussi exhaustive que possible de l’activité économique et à rendre comparables dans le temps et dans l’espace les chiffres de PIB (par habitant), de consommation et de revenu des ménages, car la proportion de ménages propriétaires de leur résidence principale varie sensiblement selon les époques et selon les pays. En France, cette proportion, qui est aujourd’hui de 58 %, n’était « que » de 35 % en 1954. En Europe, elle s’étage entre 80 % environ en Espagne, en Irlande ou au Royaume-Uni et 35 % à 40 % en Suisse et en Allemagne.
Le document de référence produit par Eurostat sur le Système européen de comptes 2010 (SEC 2010) stipule que « La production de services de logement par les propriétaires-occupants est évaluée sur la base du loyer estimé qu’un locataire devrait payer pour un logement similaire, compte tenu de facteurs tels que la localisation, la proximité d’équipements collectifs, etc., ainsi que de la taille et de la qualité du logement lui-même. » (Eurostat, 2010, p 72).
À l’échelle micro-économique, un ménage propriétaire de son logement a à l’évidence un niveau de vie plus élevé qu’un ménage locataire de même composition familiale et qui percevrait le même revenu monétaire, puisque le loyer acquitté par le ménage locataire vient grever la fraction de son revenu qu’il peut consacrer à l’achat de biens et services autres que le logement. Aussi une bonne appréhension des inégalités de revenus et de niveaux de vie entre ménages nécessite-elle en principe d’inclure dans le revenu des ménages propriétaires-occupants le loyer qu’ils pourraient tirer de leur bien. Les bases de données micro-économiques vouées à l’étude de la dispersion des revenus ne comportent toutefois pas toujours toute l’information nécessaire pour estimer (i.e. « imputer ») ce loyer fictif. Sur les mêmes fondements on pourrait aussi souhaiter, toujours dans une optique d’analyse des inégalités et de la pauvreté, inclure dans le revenu des locataires du parc social la subvention implicite dont ils bénéficient sous la forme d’un loyer moins élevé que celui qu’ils auraient à acquitter pour un logement comparable dans le parc locatif privé.
Corrélativement, mais dans une optique normative cette fois, se pose la question de savoir si, à quelle hauteur et à quel taux les loyers imputés aux propriétaires-occupants devraient être soumis à l’impôt sur le revenu. Si l’on répond par l’affirmative à la première de ces trois questions, il est nécessaire de disposer d’une estimation du loyer que chaque propriétaire-occupant pourrait tirer de son bien. En France, les loyers imputés ont par le passé été soumis à l’impôt sur le revenu mais ne le sont plus depuis 1965 : le caractère déclaratif des loyers pris en compte occasionnait une charge de contrôle importante pour l’administration fiscale, pour un rendement faible car en contrepartie les intérêts d’emprunts étaient déductibles du revenu imposable. À l’époque la proportion de ménages propriétaires de leur résidence principale était en effet sensiblement plus faible qu’aujourd’hui, et les ménages propriétaires sans  charge de remboursement étaient très minoritaires en leur sein. Dans la majeure partie des pays européens, à présent, les loyers fictifs des propriétaires ne sont pas taxés. Font notablement exception la Belgique, le Danemark, les Pays-Bas, la Suède et la Suisse.
Pour évaluer le loyer qu’un propriétaire pourrait tirer de son bien, deux méthodes sont possibles : la première, qui exige des bases de données volumineuses, consiste à retenir le loyer moyen observé pour des logements locatifs proches et comparables, ou encore à retenir le loyer observé pour un logement tiré au hasard parmi les logements comparables et situés à proximité (méthode dite « de hot-deck stratifié ») ; la seconde consiste dans un premier temps à relier à l’aide d’une équation économétrique le loyer de logements locatifs aux caractéristiques de ces logements (y compris des caractéristiques de localisation), et dans un second temps à utiliser cette équation pour estimer le loyer potentiel des logements en propriété occupante, compte tenu de leurs caractéristiques. Le principe est simple, sa mise en œuvre est rendue compliquée par la prise en compte par exemple des imperfections des marchés du logement et des coûts de mobilité résidentielle (Driant et Jacquot, 2005).
En 2013 en France, les loyers représentaient 229,7 milliards d’euros, soit un peu plus de 11% du PIB (SOeS, 2015), dont 140,0 milliards de loyers imputés au titre des résidences principales des propriétaires-occupants et 20,2 milliards de loyers imputés au titre des résidences secondaires. Le poids des loyers imputés aux propriétaires-occupants dans les loyers des résidences principales est des deux-tiers alors que 58 % des ménages sont propriétaires de leur résidence principale : les logements des propriétaires occupants sont en effet en moyenne plus grands, de meilleure qualité et mieux situés que les logements locatifs. Depuis 2002, la croissance annuelle en volume des loyers (y compris les loyers imputés) est comprise entre 1,0 et 1,3 % : la contribution des loyers à l’évolution du PIB en volume est ainsi de l’ordre de 0,1 point par an.
A l’échelle micro-économique (Driant et Jacquot, 2005), ne pas prendre en compte les loyers imputés conduit à surestimer légèrement le taux de pauvreté, défini usuellement comme la proportion de ménages dont le niveau de vie est inférieur à 50 % (ou à 60 % selon les études) du niveau de vie médian, car une fraction importante des ménages à faible revenu monétaire (notamment parmi les plus âgés d’entre eux) sont propriétaires de leur logement. Surtout, la composition de la population des ménages pauvres est assez sensiblement différente selon que l’on tient compte ou non des loyers imputés : elle est beaucoup plus jeune et beaucoup plus urbaine lorsqu’on en tient compte que dans le cas contraire. Enfin, prendre en compte les loyers imputés aboutit à un recouvrement plus important entre la population pauvre et la population dont les conditions de vie et de logement apparaissent comme dégradées, ce qui fournit une justification pragmatique à la prise en compte des loyers imputés pour les travaux d’analyse des inégalités et de la pauvreté.

Alain Jacquot
Février 2015

 → propriété, loyer

Références
Driant J.C. et Jacquot A. (2005), « Loyers imputés et inégalités de niveau de vie », Economie et Statistique, n°381-382, pp. 177-206
Eurostat (2010) : « Système européen de comptes SEC 2010 »
Rosen S. (1974) : « Hedonic Prices and Implicit Markets », Journal of Political Economy, vol. 82, pp. 34-55
SOeS (2015) : « Compte du logement 2013 – premiers résultats 2014 », collection Références

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