Les métamorphoses de la dissociation foncière : du BRILO au bail réel libre

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Les pouvoirs publics disposent d’une palette variée d’incitations ou d’aides financières ou fiscales pour aider les ménages modestes qui souhaitent accéder à la propriété. Ces dispositifs, outre qu’ils exigent des aides publiques importantes, ne sont pas à la mesure des obstacles que la hausse des prix de l’immobilier dresse devant les candidats à l’accession sur les marchés les plus coûteux, principalement les métropoles, qui sont aussi les lieux où le marché de l’emploi est le plus actif.
La collectivité ne peut alors s’appuyer que sur le locatif social pour maintenir une offre de logements accessibles aux ménages modestes. Ce segment n’obéit pas à la logique du marché et les loyers y sont fixés selon une autre logique que celle du marché. Parmi les ménages qui peuvent prétendre à un logement social, tous ne l’obtiennent pas et le choix des bénéficiaires obéit à une procédure administrative strictement réglementée.
Il n’existe pas d’outils de nature identique pour aider les ménages qui souhaitent devenir propriétaires dans les villes chères. Les élus de ces villes peuvent conduire des politiques pour loger les ménages les plus modestes, du moins certains d’entre eux, mais ne peuvent répondre aux attentes des ménages de la classe moyenne qui souhaitent accéder à la propriété. Ce n’est pas une spécificité française et dans le monde entier, le pourcentage de locataires est beaucoup plus élevé dans les métropoles que dans le reste du pays. Pour s’en tenir au cas français, 32 % des ménages sont propriétaires occupants à Paris, pour 72 % en Vendée et 58 % dans la France entière. Faut-il pour autant se résigner à ce que les villes se ferment aux primo-accédants, sauf à ceux qui disposent d’un apport personnel important ? Les premières victimes sont les jeunes qui n’ont pas la chance d’être des héritiers. Une vision un peu caricaturale présente les villes les plus chères comme condamnées à n’accueillir que les plus riches ou les plus pauvres.
Et donc, périodiquement, apparaissent de nouveaux dispositifs dits innovants, qualifiés du terme flatteur d’ingénierie financière ou sociale. Ce genre de montages juridiques, financiers et fiscaux permet à l’accédant de bénéficier du statut de propriétaire sans pour autant être le seul propriétaire du logement. La propriété est partagée avec un tiers, pour une partie de sa valeur, pour une partie de son volume ou pour un temps limité. Cela suppose qu’un tiers finance l’autre part de la valeur ou une partie du logement ou encore un logement dont il n’aura l’usage que dans un futur non immédiat, sans en tirer profit. Ce tiers ne peut être qu’un organisme qui agit pour le compte de la collectivité ou une fondation dont le but est désintéressé. Tous ces dispositifs, qui exigent une aide publique importante, suscitent une littérature abondante mais ne donnent lieu, en France, qu’à des réalisations anecdotiques.
Aujourd’hui, l’attention se porte à nouveau sur la dissociation foncière mais avec une ambition plus large : outre qu’elle devrait permettre à des ménages d’accéder à la propriété, il pèserait durablement sur le prix des logements ainsi financés en interdisant l’appropriation privée des plus-values foncières. La dissociation entre la propriété du sol et celle du bâti s’inspire à la fois de la pratique ancienne du bail emphytéotique et de l’expérience des community land trust américains.[1]

La pierre angulaire du dispositif

L’idée part d’un constat simple. Le prix d’un logement neuf est égal au coût de la construction lato sensu plus le coût du foncier. Plus le logement est cher, plus la part du prix du foncier dans le prix d’une construction neuve est importante. Alors que la valeur du foncier peut représenter moins de 20 % du prix total au centre de la Bretagne, elle est supérieure à 50 % à Paris intra muros. Il suffirait donc de neutraliser le coût du foncier en le donnant en location de longue durée à un prix hors marché pour réduire d’autant le prix des logements. Ce raisonnement imparable qui consiste à réduire le prix du logement en pesant sur l’une des de ses composantes repose sur un paralogisme : le prix d’un logement neuf ne dépend pas du prix du foncier, c’est le prix du foncier qui découle du prix auquel dans une situation de compétition donnée peut se vendre le logement neuf. Et celui-ci se déduit du prix du logement ancien. C’est ce qu’illustre le compte à rebours auquel se livre le promoteur lorsqu’il négocie le prix auquel il peut acheter un terrain. Ce raisonnement suppose donc que le choix des bénéficiaires se fasse par d’autres moyens que le marché. Il fait également l’impasse sur un élément d’importance : pour louer le terrain à un tarif hors-marché, il faut que quelqu’un, contribuables s’il s’agit d’une collectivité publique ou fondation aux Etats-Unis, supporte la différence entre loyer facturé et loyer de marché.
Cette différence représente l’aide de la collectivité et son montant doit être comparé aux autres formes d’aide publique.

L’initiative de la Ville de Paris : du BRILO au BRS

Paris est l’exemple le plus emblématique des villes où le niveau des prix rend l’accès au logement de plus en plus difficile pour les ménages modestes et les catégories moyennes. C’est à la demande des élus de Paris qu’a été conçu le bail réel immobilier relatif au logement (BRILO). Celui-ci s’inspire du bail emphytéotique tout en le modifiant profondément puisqu’il introduit des règles permettant de limiter les possibilités de cession du bail par le preneur par rapport à une emphytéose : les plafonds de revenu qu’il impose ne s’appliquent pas aux preneurs successifs (les locataires emphytéotiques), mais aux occupants du logement. La durée du BRILO peut aller jusqu’à 99 ans.
Deux articles[2] ont été consacrés à cette initiative et sa mise en œuvre par poltiquedulogement.com. Le présent article s’inscrit à leur suite et reprend l’analyse et les critiques auxquelles ce dispositif prêtait le flanc. Celles-ci sont simples et peuvent être résumées comme suit.
– Le montant d’aide unitaire que devra supporter la collectivité pour chaque logement vendu sous cette forme sera considérable, proche de celui nécessaire à la construction d’un logement social. Or le logement social reste dans le patrimoine de la collectivité. Le seul intérêt financier du dispositif semble être de dissimuler le montant de l’aide au contribuable, laquelle correspond à la différence, pendant la durée d’occupation, entre le loyer de marché du foncier et celui qui sera facturé au bénéficiaire. L’ordre de grandeur de cette aide pour un appartement de 70 m2, estimé à partir des données fournies pas la Mairie s’établissait entre 280 000 € et 380 000 € selon que l’on fixait le taux d’actualisation à 2 ou à 3 %.
– La charge résiduelle correspondant au financement du seul bâti, soit 5 000 €/m2 dans le cas de Paris, fera que cette aide ne pourra être utilisée que par des ménages susceptibles de la financer, c’est-à-dire dont les revenus sont supérieurs à la médiane des revenus de l’Ile de France.
– L’importance du coût unitaire de chaque opération limitera le nombre des réalisations. Seul un effectif très faible parmi les ayants-droits pourra en bénéficier et cela sera sans influence sur la composition sociale de la ville.
– Hormis le fait que priorité sera donnée aux ménages sortant du parc HLM, qui auront déjà bénéficié en tant que locataire d’un avantage par rapport aux locataires du secteur privé, la procédure de choix de ces heureux gagnants reste à définir. On est accoutumé à ce que seule une faible proportion de ceux qui peuvent prétendre à un logement social dans une ville où les loyers sont très élevés en obtienne un ; c’est un fait admis, si les attributions sont honnêtement gérées, dès lors que l’enjeu est de maintenir une part de ménages modestes dans cette ville ou même d’y retenir des gens dont la ville a besoin pour fonctionner, professeurs, infirmières, policiers, éboueurs, etc., tous ceux que les anglais qualifient de key workers. Un avantage du même ordre sera-t-il aussi facilement admis pour aider certains à devenir propriétaires, c’est-à-dire à se loger mais aussi à se constituer un patrimoine, quand bien même cette opération serait assortie de clauses dites anti-spéculatives ? De telles clauses, dont la mise en jeu est très rare[3], ont précisément pour objet d’écarter le risque d’enrichissement sans cause, dans le cas d’une revente rapide.
– Enfin, l’expérience d’opérations plus anciennes conduites par la mairie de Paris dans le même esprit montre que ces logements poseront un problème de gestion complexe.
Divers dispositifs ont été mis en place avant l’élection de Bertrand Delanoë. Le système le plus rudimentaire reposait sur une vente à prix très subventionné et sans clause anti-spéculative, qui était réservée aux locataires HLM. Le choix des bénéficiaires était fait en fonction du rang sur une file d’attente réelle (avec des personnes qui campaient pendant plusieurs jours devant le bureau de vente, en non selon l’ordre de dépôt des dossiers) ou par tirage au sort. Devant le désordre qui en résultait, dont on pourrait retrouver trace dans les articles et les photos des journaux de l’époque, une nouvelle modalité d’attribution avait été définie avec un tirage au sort à la Chambre des notaires. Une autre opération avait été conduite sous forme de cession d’un bail emphytéotique pour le logement. La nouvelle administration du logement de l’époque Delanoë s’était rendu compte que le loyer correspondant au bail n’avait jamais été facturé par la ville. Elle avait également identifié un ménage qui avait pu acheter deux logements : un en faisant la queue, un par tirage au sort, et qui était néanmoins resté locataire de la Régie immobilière de la ville de Paris (RIVP), à laquelle il n’avait pas restitué son logement après le premier achat.
Une faiblesse importante du BRILO tenait aux conditions de revente, qu’il s’agisse du choix du bénéficiaire ou de la fixation du prix de revente du logement. Le BRILO renvoyait à une fixation future des prix par une autorité administrative et exigeait que les revenus des nouveaux acheteurs potentiels soient plafonnés. Le nouveau cadre légal du Bail réel solidaire (BRS), qui avec la création et des Offices fonciers solidaires (OFS), est venu se substituer au BRILO, a permis à la municipalité parisienne d’apporter une modification vertueuse par rapport au projet d’origine, puisque la revente se fera nécessairement à l’OFS pour un prix correspondant au prix d’origine indexé sur l’inflation. Reste que si le prix des logements continue à augmenter, le ménage hésitera à quitter un logement dont le prix de revente sera encore plus décoté par rapport au prix de marché : nul doute qu’il imaginera à son tour des formules innovantes pour ne pas perdre l’avantage acquis.
Premier résultat, qui correspondait peut-être à un objectif essentiel, ce dispositif a retenu l’intérêt de la presse. Celle-ci évoque un « miracle » ou une « aubaine » selon la sensibilité des journalistes.
Reste qu’avant même les premières réalisations, les perspectives de la dissociation foncière ont suscité l’intérêt d’autres collectivités, confrontées à des difficultés de même nature mais de moindre acuité. Là où le prix est moins élevé qu’à Paris, le coût de portage du foncier l’est aussi, ce qui pourrait permettre à certaines collectivités d’intervenir de façon non anecdotique. Lille et Rennes ont été parmi les premières villes à s’engager dans cette voie[4]. Rennes, qui fait toujours figure de modèle en matière de logement justifie cette démarche par la volonté d’intervenir sur tous les segments de l’offre de logement. A ses yeux, l’accession à la propriété fait partie des parcours résidentiels souhaités, elle correspond à une aspiration partagée par la plupart des ménages ; mais les prix du marché ont atteint des niveaux qui excluent de l’accession une part importante des ménages modestes, ce qui les conduit à choisir l’accession dans les zones les moins chères, c’est-à-dire dans la plupart des cas les communes de la métropole les plus éloignées de la ville centre, voire hors du périmètre de la métropole ; il est donc nécessaire de corriger cet état de fait. L’approche de Rennes ne consiste donc pas à réaliser un miracle pour permettre la réalisation des aspirations de quelques ménages gagnants, mais de préserver les équilibres de peuplement et favoriser la mixité sociale. La suite dira si la création d’OFS et le recours à la dissociation foncière permettront de traiter ce segment de l’offre.

Le bail réel solidaire (BRS)

En quoi consiste le nouveau cadre légal de la dissociation ? L’OFS a pour objet d’acheter et de conserver la propriété des terrains sur lesquels les logements sont bâtis. Il bénéficie du droit d’usage du foncier par le biais d’un bail emphytéotique reconductible. C’est un organisme à but non lucratif qui consent des droits réels à des ménages (en cas de logements déjà construits), à des opérateurs constructeurs (en cas de terrain à bâtir). L’OFS reste propriétaire du foncier à long terme. Il contrôle l’éligibilité du ménage qui accédera à la propriété du bâti. Il encadre également le prix de revente du bien pendant la durée du bail.
Le bail réel solidaire (BRS) est conclu entre l’OFS et un opérateur qui construit ou réhabilite le logement et s’engage à céder les droits réels à des ménages éligibles un particulier qui occupe le logement et dont les ressources ne peuvent pas dépasser des plafonds fixés par l’OFS, correspondant au maximum aux plafonds applicables au prêt social location accession ; un bailleur HLM ou un investisseur locatif qui loue le logement dans le respect de plafonds de ressources et de loyers correspondant aux plafonds PLUS ; une société civile coopérative de construction ou une société d’habitat participatif qui s’engage à attribuer un droit de jouissance à des ménages sous conditions de ressources. Le bail est conclu pour une durée de 18 à 99 ans, qui peut être prolongée de la durée initiale à chaque mutation (cession, donation, succession). L’OFS dispose d’un droit de préemption sur le bâti lors de chaque mutation. Cette disposition a pour objet d’assurer que les aides publiques investies dans le foncier demeurent affectées sur le très long terme à l’accession à la propriété sur le bâti de ménages successifs, soumis aux mêmes conditions de ressources. C’est ce que Vincent Le Rouzic, auteur d’une thèse sur les OFS qualifie de sanctuarisation de l’aide publique.

La proposition Lagleize : une nouvelle voie d’accès à la propriété ?

La proposition de loi du député Lagleize consiste à ouvrir à tous les ménages, sans plafond de ressources, la possibilité d’acheter le bâti de leur logement et de rester locataire du foncier. S’inscrivant à la suite de la création des OFS et du BRS, elle procède de la même logique mais la suppression du plafond de ressources change la nature et l’ambition de ce dispositif. Il ne s’agit plus seulement de doter les collectivités d’un outil d’aide aux ménages disposant de revenus insuffisants pour accéder à la propriété sur certains marchés particulièrement tendus mais d’introduire une nouvelle modalité d’accès à la propriété et, selon l’auteur de la proposition, de mettre un terme définitif à la spéculation foncière. Les interrogations que soulevait la mise en place des BRS prennent une toute autre dimension et doivent être réexaminées à la lumière de cette ambition.

Soustraire le logement au jeu du marché

Ce projet, qui revient à soustraire une part croissante du logement au libre jeu de l’économie de marché, a de quoi séduire, car les effets « sociaux » de la hausse des prix des logements (ségrégation sociale, etc.) sont encore plus visibles que les effets individuels. De ce point de vue, le logement peut se comparer à l’enseignement qui échappe presque totalement à l’économie de marché. Ni les examens, ni les concours ne répondent à une logique de marché. Affirmer la nécessité de la maîtrise collective du sol s’inscrit dans une longue tradition, Utopie foncière d’Edgar Pisani en constitue une des expressions les plus achevées.
La proposition de loi Lagleize a été adoptée en première lecture par l’Assemblée Nationale. S’en tenant à une présentation générale de principe, elle a reçu un large écho dans la presse, sans pour autant que sa faisabilité ait fait l’objet d’un examen approfondi. Raison suffisante pour examiner les différentes interrogations qu’elle suscite.

Les droits du bénéficiaire : un nouveau statut d’occupation ?

Il s’agit de permettre aux ménages, quel que soit leur revenu, d’accéder à la propriété en ne finançant que le coût du bâti. Pour certains, ce serait la possibilité d’accéder dans des zones qui leur sont présentement inaccessibles, pour d’autres de procéder à un arbitrage en faveur d’une forme d’accession moins coûteuse que celle qui vise à la pleine propriété. En réalité, dans ce système, comme dans celui du BRS, les droits réels dont dispose ce propriétaire d’un type nouveau s’écartent sensiblement du droit de propriété en droit français. Reprenons l’analyse classique.
Usus : le droit d’usage ne sera limité que par le droit de l’urbanisme et le règlement de copropriété, s’il s’agit d’un immeuble collectif. Ce droit sera beaucoup plus étendu que celui d’un locataire puisqu’il devrait pouvoir réaliser tous les aménagements compatibles avec les règles qui pèsent sur les propriétaires à part entière.
Fructus : on perçoit d’emblée que le droit à tirer profit de cette propriété sera nécessairement limité. Il ne serait pas concevable de louer aux conditions du marché un bien dont une partie du loyer, celle correspondant au foncier, 50 % dans l’exemple parisien, serait payé par la collectivité. Même la sous-location posera problème. Divers systèmes peuvent être imaginés, condition liée à la mobilité professionnelle ou temporaire du propriétaire, plafonnement des revenus du locataire, plafonnement du loyer, limitation de la durée de location etc. Toutes ces conditions exigent un suivi des « propriétés » ou « des locations » que l’administration n’est pas vraiment habituée à faire, comme le montre l’exemple de la Mairie de Paris, cité précédemment ou le contrôle des locations temporaires de type airbnb.
Abusus : cette composante essentielle du droit de propriété fait défaut, puisque le bénéficiaire n’est pas maître des conditions de la cession de son bien, ni de son prix, ni du choix de son acheteur. C’est même l’objet de ces dispositifs que d’interdire l’appropriation des plus-values foncières. Reste que toutes les conventions qui portent sur le très long terme sont très difficiles à mettre en œuvre, quand elles se heurtent à ce qui est perçu comme un droit acquis. Nombre d’exemples l’illustrent, la loi de 1948, la vente à la découpe des immeubles appartenant aux compagnies d’assurance et surtout les logements appartenant aux hospices civils de Lyon et faisant l’objet d’un bail emphytéotique. L’administration des Hospices refuse de rendre publiques les conditions dans lesquelles les titulaires des baux emphytéotiques arrivés à terme ont signé un nouveau bail, alors que le droit aurait voulu que les Hospices récupèrent le sol et le bâti. L’expérience de la mise en œuvre des clauses dites anti-spéculatives attachées à certaines formes d’aide n’est pas plus concluante. Celles-ci n’ont qu’un rôle d’affichage et ne sont pratiquement jamais mises en œuvre[6]. A Rennes, la transmission aux héritiers sera possible à la condition que le revenu de ces derniers soit inférieur aux plafonds de ressources qui ouvrent droit à la signature d’un BRS. Dans le cas du BRL, la suppression du plafond de ressources donne à penser qu’aucun obstacle ne s’opposerait à la transmission aux héritiers.
Ce n’est pas non plus une forme d’accession progressive : la possibilité de rachat de son logement en pleine propriété ne semble concevable qu’au prix de marché du jour du rachat, sinon ce serait une promesse de vente à prix convenu sans contrepartie. La levée d’option se ferait en fonction de la plus-value constatée, plus-value qui irait sans risque de moins-value.
Si le remboursement de l’emprunt nécessaire à l’achat du bâti jouera bien le rôle « d’épargne forcée » qui est une des motivations des accédants, celle qui correspond à l’espoir de plus-value fera défaut.
Le bouquet précis des droits qui laisse, dans l’état actuel des textes, une assez grande latitude aux responsables locaux, montre que si l’on est loin de la propriété, on l’est aussi de la location et même de la location emphytéotique traditionnelle, dans le cadre de laquelle le preneur est libre, tant du choix du nouveau preneur que du prix de la cession.

Un nouveau segment du parc de logements

Il est prévu de créer par ordonnance des offices fonciers libres, lesquels consentiront des baux réels libres.

[typography font= »Cantarell » size= »14″ size_format= »px »]Offices fonciers libres et bail réel libre[/typography]
[typography font= »Cantarell » size= »14″ size_format= »px »]Sociétés foncières, à capitaux publics et/ou privés, les OFL seront calqués sur le modèle des offices fonciers solidaires. Ils accorderont à un constructeur (promoteur, aménageur, bailleur social), via un bail emphytéotique à durée illimitée, un droit à construire un programme particulier (logements, commerces, équipements publics…). Ces offices auront la possibilité de proposer des baux réels libres (BRL) sur les fonciers qu’elles aménagent (domaine privé des collectivités, de l’État ou de ses établissements publics). Ces baux « seraient rechargeables, transmissibles et cessibles et les prix de cession seraient préconisés par l’observatoire du foncier, sur le modèle du dispositif d’encadrement des loyers ». Ces offices fonciers libres ont pour objet de permettre de généraliser la dissociation entre le foncier et le bâti, engagée à petite échelle par les OFS pour l’accession sociale.[/typography]

Si ce dispositif connaît l’ampleur souhaitée par son initiateur, la France se doterait d’un nouveau segment du parc de logement caractérisé par le statut d’occupation qu’institue le BRS et le BRL et qui viendrait s’ajouter au parc en pleine propriété, au parc locatif privé et au parc locatif social.

Le choix des bénéficiaires

Il n’existe que deux méthodes d’allocation des ressources, le prix et la file d’attente.
Dans une logique de marché, lorsque la demande est supérieure à l’offre, c’est, comme dans une vente aux enchères, le prix qui permet d’arbitrer entre les différents candidats à l’achat. Le changement de méthode d’allocation des ressources ne diminuera pas la pression de la concurrence pour les logements, mais l’arbitrage ne se fera plus par le prix. Par file d’attente, en économie, il faut entendre, premier arrivé premier servi, concours, tirage au sort, commission d’attribution, choix du prince, etc. L’attribution des logements concernés par ce dispositif échappera donc à la logique du marché. Il n’y a rien de choquant à cela. C’est déjà le cas de tout le secteur locatif social qui est gouverné par des règles d’attribution mises en œuvre par des commissions administratives.
De ce fait, les règles de fonctionnement du parc locatif privé diffèrent en tous points de celles du secteur locatif social. Pour autant, chaque secteur peut avoir une influence sur l’autre. Deux exemples. L’accroissement de l’écart de loyer entre le parc locatif social et le parc locatif privé tend à freiner la mobilité au sein du parc social. C’est ce que l’on observe sur les zones les plus tendues. A l’inverse, l’abondance d’une offre privée neuve sur certains marchés détendus accroît la vacance dans le parc social.

Les attributions

Plus l’avantage octroyé aux heureux élus est élevé (i.e. plus l’écart entre le prix du marché et le coût pour le bénéficiaire est grand), plus la file d’attente risque d’être longue ou les conditions d’accès exigeantes. C’est ce qui se passe par exemple pour les demandes HLM à Paris.
Il faudra donc définir d’une part les critères d’allocation des logements (revenu, composition familiale, lien avec la commune ou le pays, mérites, relations…) et d’autre part, les conditions de leur mise en œuvre par l’OFS ou l’OFL. C’est assurément une question centrale. Le niveau de confiance dont jouissent les élus et les institutions en général ne suggère pas de solution évidente.

[typography font= »Cantarell » size= »14″ size_format= »px »]Attribution sélective[/typography]
[typography font= »Cantarell » size= »14″ size_format= »px »]La liberté n’est pas totale en matière de règles d’attribution. S’il semble évident que toute forme de discrimination « classique » doit être proscrite, il en est d’autres qui répondent à la volonté des collectivités. La ville de Paris, destine en priorité ces logements aux locataires actuels du parc HLM, qui devraient ainsi libérer l’appartement qu’ils occupent. On observera que ceux qui ont eu la chance de bénéficier d’un loyer hors marché se verront ainsi consentir un nouvel avantage par rapport à leurs concitoyens. D’autres collectivités souhaiteront privilégier les « keys workers ». Il arrive que des élus souhaitent permettre aux habitants actuels de leur commune, ou à leurs enfants d’accéder à la propriété. Ils souhaitent donc que l’effort consenti par la collectivité soit réservé. Ils utilisent pour cela les procédures dites d’accession dite maîtrisée, qui consistent à exiger d’un promoteur qu’une part des appartements d’un programme neuf soit vendue à un prix inférieur à des ménages dont les revenus sont inférieurs à un plafond. Les moins scrupuleux s’arrangent pour définir eux-mêmes la liste des heureux élus, d’autres font en sorte que parmi tous ceux qui peuvent répondre aux conditions d’accès légalement définies (revenu, composition de la famille etc.), seuls les habitants de la commune en soient informés. Il faudra s’assurer que ce type de « ruse avec le droit » soit impossible si le dispositif « Lagleize » connaissait un réel développement. Les programmes et les conditions d’accès devront bénéficier d’une large notoriété pour éviter les dérives, que celles-ci reposent sur le clientélisme ou la prévarication.
S’agissant des possibilités de favoriser les acquéreurs ayant un lien préexistant avec la commune, le défenseur des droits a publié en 2013 un avis en réaction à une décision d’un organisme d’HLM. « S’agissant de la grille relative aux nouvelles demandes, le Défenseur des droits considère qu’un lien avec la commune, notamment par le fait d’y résider, peut être pris en compte dans le strict respect du droit et des libertés fondamentales des citoyens rappelés par la CJUE. Il convient en particulier de s’assurer que sont respectées les conditions suivantes : toute demande doit être enregistrée sans condition de résidence préalable (article R.441-2-3 du CCH) ; la pondération affectée au critère, qu’il s’agisse de la résidence ou d’un emploi exercé dans la commune, doit être définie de telle sorte qu’elle ne puisse s’interpréter comme une condition conduisant à exclure systématiquement toute demande de candidats domiciliés hors de la commune. Il pourrait notamment être fait usage de la référence à un lien avec la commune comme un critère de pondération en cas d’égalité de situation des demandeurs, et non comme critère de priorisation ». Une expertise des conditions légales reste à faire.[/typography]

Mettre un terme à la spéculation immobilière ?

 Comme l’explique l’exposé des motifs de la proposition, « le foncier n’étant désormais plus jamais en vente, il ne peut plus faire l’objet de spéculation ». Dans quelle mesure un tel système pourrait-il exclure l’espoir de plus-value d’autres segments du parc que le seul parc en BRS ou en BRL ? C’est là que l’expérience en imagination « qui consiste à résoudre un problème en utilisant la seule puissance de l’imagination humaine parce que les conditions de l’expérimentation ne sont pas réalisables trouve ses limites » [7]. Il faudrait d’abord que le volume des constructions en BRS ou en BRL soit considérable, ce qui est supposer le problème résolu et ensuite que la contrainte qui pèserait sur ce segment du parc pèse aussi sur le parc libre et ne le pousse pas au contraire à la hausse. Il faut pour l’heure tenir cela pour un acte de foi.

Le montant de l’aide au particulier et le coût pour la collectivité

Avec ou sans plafond de ressources, une procédure simplifiée pour apprécier le coût pour la collectivité consiste, comme cela a été fait pour le cas parisien, à faire la différence entre le loyer de marché du terrain et le loyer facturé au client. Le choix du loyer facturé au client n’est pas anodin, car il déterminera le niveau minimum de revenu nécessaire à un ménage pour prétendre à ce type d’opération. Il lui faudra pouvoir supporter les mensualités du prêt correspondant à l’achat du bâti augmenté de ce loyer « administratif ». On additionnera la valeur actualisée de cette différence sur la durée légale du bail, la durée de détention réelle n’étant connue qu’ex post. L’avantage dont bénéficie le ménage, calculé sur la durée totale du bail donne un ordre de grandeur du coût de l’opération pour la collectivité. Dans la mesure où il la location du terrain à prix hors marché correspond à une forme d’aide publique sans plafond de ressources, il faudra s’assurer que l’existence d’un tel parc subventionné est compatible avec le droit européen. Le fait même d’interdire la mise aux enchères des terrains publics, comme le prévoit également la proposition Lagleize, revient également à une subvention déguisée dont le montant correspond à la différence entre le produit d’une vente aux enchères et le prix de cession à l’OFL. Une juste évaluation du dispositif exige que l’aide publique soit évaluée et apparente.

Les questions subsidiaires sont essentielles

Le raisonnement qui précède a été conduit en supposant le problème résolu. Restent cependant deux questions subsidiaires qui ne sont pas accessoires. La première tient à l’appétence des ménages pour ce nouveau statut d’occupation privé de certains des attributs de la propriété, au premier chef l’espoir de plus-value. Cette appétence est probable dans les zones tendues où pour certains l’alternative n’existe pas. Là encore l’exemple des BRS de Rennes offre un éclairage intéressant : Rennes-Métropole a placé les BRS dans des zones attrayantes en cœur de ville des communes du PLH, là où les ménages bénéficiaires ne pourraient pas acheter en pleine propriété. La seconde est assurément la plus difficile à régler. L’économie du dispositif suppose que l’OFL, comme l’OFS, puisse louer le terrain à un tarif hors marché à celui que nous appellerons, pour simplifier, l’accédant. Or les textes prévoient que « Les OFS bénéficient du droit d’usage du foncier par le biais d’un bail emphytéotique reconductible ». Il devrait en être de même pour les OFL, la différence essentielle entre OFS et OFL tenant à ce que ces derniers pourraient associer des capitaux privés. Comment intéresser les capitaux privés à cette opération ? Qui supportera le coût du bail consenti à l’OFL pour un prix hors marché ? L’hypothèse d’une intervention « régalienne » ne semble pas avoir été envisagée. Celle-ci consisterait à ouvrir la possibilité, pour les collectivités locales ou pour l’Etat, de frapper certains terrains d’une servitude d’une nature analogue à celles qui concernent la construction de logements sociaux (SRU) ou les exigences d’un pourcentage de logements à prix maîtrisés.
Dès lors, on se retrouve confronté à la question d’origine : comment financer les OFL et à quelles conditions financières pourrait s’imaginer une extension à grande échelle de la formule de dissociation foncier/bâti ?

Bernard Vorms
Février 2020


[1] Cf. Accession à la propriété : l’ingénierie juridique peut-elle neutraliser le coût du foncier ?
[2] Accession à la propriété : l’ingénierie juridique peut-elle neutraliser le coût du foncier ?
Accession à la propriété : tombola à l’hôtel de ville
[4] Sur les projets en cours : http://outil2amenagement.cerema.fr/montages-operationnels-de-brs-a1410.html
[5] Cf. Utopie foncière de Pisani https://www.persee.fr/doc/rural_0014-2182_1979_num_75_1_2505_t1_0139_0000_2
[7] Cf. Wikipedia

Auteur/autrice

  • Bernard Vorms

    Economiste spécialisé dans le domaine du logement, IEP de Paris et DES d’économie politique. Il a dirigé l’ANIL/agence nationale pour l’information sur le logement et présidé la SGFGAS/société de gestion du fond de garantie de l’accession sociale jusqu’à la fin de l’année 2013. Il a présidé le Conseil national de la transaction et de la gestion immobilière de 2014 à 2019. Il a réalisé de nombreux rapports pour le gouvernement et publié des études mettant l’accent sur les comparaisons internationales.

3 réflexions sur “Les métamorphoses de la dissociation foncière : du BRILO au bail réel libre

  • 2 mars 2020 à 11:41
    Permalien

    Bonjour,

    Merci encore pour vos articles de qualité. Sur celui-ci j’observe que les notes de bas de pages 3 et 6 sont manquantes.

    Cordialement,

    Benjamin NGUYEN HUU

    Répondre
    • 9 décembre 2021 à 18:55
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      Voici la référence
      http://docplayer.fr/2967004-Anil-habitat-actualite.html
      Cette étude d’Augustin Chomel est un peu ancienne, mais ses conclusions me semblent encore valides : les clauses anti-spéculatives ont pour principal objet d’écarter aux yeux des élus et du grand public le risque scandaleux d’un possible enrichissement sans cause, mais dans les faits, ces clauses ne sont jamais mises en jeu.

      Répondre
  • 5 mars 2020 à 22:09
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    La proposition Lagleize est avant tout disqualifiée dans l’énoncé de son texte qui part d’un diagnostic erroné à tomber par terre : les prix de l’immobilier augmentent car le foncier est cher.. mon dieu comment un tel contre-sens, une inversion de l’effet et de la cause, peut-il passer inaperçu aujourd’hui, et encore hier à la conférence organisée par cadre de ville ?
    En ce qui concerne la massivité d’un dispositif OFL, il est effectivement nécessaire de passer par une foncière musclée (AL, CDC, EPF, CL) et instaurer un encadrement total des loyers assorti d’un droit de délaissement, permettant aux investisseurs PB de se défaire de leur patrimoine. Et bien sûr, il s’agit pour les baux réels de leur faire porter des clauses d’encadrement du fructus, mais de laisser les prix du marché opérer sur leur mutations. A bientôt pour un article qui détaille cela dans la Revue Foncière, et au plaisir d’en débattre.

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