Il convient de rappeler, avant tout, que le logement, dans notre nation, est l’affaire capitale de la vie quotidienne, c’est à dire de la vie « tout court ». Priver quelqu’un de son logement équivaut à une tentative d’assassinat, si médiocre soit ce logis. Certes, tout le monde ne meurt pas d’une tentative d’assassinat et pas mal de gens acceptent, sans mourir, de vivre dans des institutions. Par ailleurs, le logement n’est pas un salami qu’on découpe au gré de la fantaisie d’un architecte, c’est un fait dont la globalité doit être vécue par quelqu’un qui se trouve être un homme quelconque, une femme quelconque, souvent rongés par un égoïsme sordide. Mais l’égoïsme n’est pas l’apanage de sous-développés culturels : on en trouve de parfaites illustrations jusqu’aux échelons les plus élevés de notre nation. Le petit écrit qui va suivre répond à une demande : faire vivre autant qu’il se peut, l’utopie de l’uomo qualunque, c’est-à-dire, ce que nous appelions dans L’Habitat pavillonnaire la pensée du français sur son logement.

Dans l’ouvrage de référence auquel nous faisons allusion, il est écrit « l’utopie pavillonnaire gouverne la pensée du Français sur la maison. » Et, en conclusion de l’ouvrage, que « cette profusion de formes miteuses, cette anarchie de pacotille obstinément installée en marge du gigantisme urbain, tout nous révèle un aspect étonnant de l’homme sur son espace ; celui de faire surgir, littéralement d’un mouchoir de poche, un monde bien complet, bien à lui ». C’était écrit en 1964. Depuis, les choses ont-elles changées ? La réédition de l’habitat pavillonnaire, des « Pavillonnaires », comporte une préface qui affirme que « les pavillonnaires ont encore de beaux jours devant eux. »
De cette affirmation, faut-il conclure que le rêve de la maison, signe éminent de la francité, continuera et fera encore problème à ceux qui rêvent d’un français « mobile », que ses attaches résidentielles ne contraignent pas à rechigner devant la mutation ou l’aventure ? Du reste, pourquoi le changement serait-il, en soi, un bien ? Les utopistes modernes, les auteurs de science fiction, dépeignent bien des civilisations décadentes, certes, mais encoconnées dans un bonheur centré autour de la maison (je parle ici de « En vacances » de Gérard Klein et des « Chroniques Martiennes » de Ray Bradbury). Les séries télévisées se taillent d’honorables parts d’audience avec des histoires de maisons défendues comme des places fortes au nom de l’enracinement et de traditions dépassées mais sans doute chères au cœur des Français.
Bref, nous allons payer cher, et pendant de longues années, l’erreur de l’urbanisme dominant qui s’est imaginé qu’on allait régler le destin des villes depuis les tours de la Défense ou bien dans les quiètes salles de conférence de l’Ecole des Ponts sans trop se préoccuper de ce que pensaient les Français de la manière dont était accommodé leur logement. Nos technocrates sont au centre de ce débat ardent et passionné ; ils le sont, ils sont même, dans leur passion pour les habitants, tout prêts à imaginer les solutions les plus aberrantes pour satisfaire l’image qu’ils se font de leur passion. Mais on en reste là ; l’habitant, lui, est à des années-lumière du bruit intellectuel de ces disputes.
C’est pourquoi il n’y a pas à s’y tromper, la passion des habitants français pour leur maison, et leur attachement à un environnement qu’ils maîtrisent ne seront pas davantage perçus dans dix ans qu’aujourd’hui. Quand on suit les opérations d’aménagement les moins osées, les plus soft, conduites par des amis du peuple, on mesure la distance qui sépare les clients des usagers, les acheteurs des « attributaires », les propriétaires des « ayants droits ».
Que faire ? Nous n’allons pas proposer un changement de politique (un de plus), nous n’allons pas proposer un ensemble de réformes. Nous allons partir en vacances, au pays de l’Utopie Pavillonnaire.

L’Utopie : le gouvernement (de la maison).

L’utopie pavillonnaire apparaît soit comme un rêve tout court, le rêve d’une maison, soit comme sa réalisation. Dans la réalisation, on entendra tout autre chose que les penseurs qui se penchent sur la maison (je pense ici à des intellectuels aussi éminents que Bachelard ou Pierre Sansot). Il ne s’agira pas ici de réflexions affectives provoquant des sentiments, tentant de rejoindre une certaine universalité, mais plutôt d’une sorte de bestialité (je pense ici à Deleuze et Guattari), de floraison nerveuse de la main, par quoi tout commence.
Car, dans le gouvernement de la maison tout commence à l’appropriation d’un espace : la dictée du pavillonnaire commence au gestuel : on se demande comment les disciples de Leroi-Gourhan ont pu négliger ce compartiment de l’anthropologie qui jouxtait de si près les hommes des sociétés modernes, et dont ils eussent pu tirer tant d’enseignements pour les administrateurs ? Lesdits administrateurs ont pu être trompés par le fait que le marché s’est emparé de cette zone de l’aménagement de la maison, qu’il en a fait une source de ventes et que, dans cette adaptation on ne saurait ce qu’il faut le plus admirer, de l’habilité des vendeurs de bétonnières ou de la capacité de leurs utilisateurs. Mais peut-être était-ce trop demander que d’entendre quelque chose sur l’anthropologie marchande de la maison ?
L’utopie pavillonnaire commence donc là où ne vont jamais les utopistes ; même l’homme qui détestait les enfants et les araignées n’a pas perçu la valeur utopique d’un travail autonome qui fonde son autonomie par la clôture d’un espace. Pour les intellectuels, la clôture de l’espace est déjà mauvais signe : il n’y a pas beaucoup de disciplines humanistes où l’enfermement ne soit à des degrés divers considéré comme conduisant à des pathologies. Or, la clôture est le commencement de l’autonomie ; dans l’utopie pavillonnaire elle indique que le marquage de l’espace est opposable aux tiers ; c’est la clôture qui autorise le gouvernement. Elle joue le rôle symbolique que l’éloignement a joué dans l’utopie classique ; elle permet de définir un monde qui s’oppose au monde qui est dit par nous « extérieur », mais qui n’est pas perçu comme tel par les habitants de l’utopie pavillonnaire.
Et c’est là une nouvelle erreur des architectes (et de nombreux sociologues aussi bien), l’enfermement n’est pas général : il est local. Dehors, comme disait René Char, la nuit est gouvernée ; ce qui veut dire que le pavillonnaire sait très bien de quoi est fait son sentiment de sécurité (ou d’insécurité). L’utopie pavillonnaire fonctionne comme une organisation du monde où le local l’emporte sur le général. Notre ignorance sur le rapport général/local est largement faite des préjugés qu’entretiennent les professions intellectuelles sur ce qui constitue le « monde-en-général ». Je n’en veux ici pour exemple que l’affirmation de Jürgen Habermas qui lie les réactions à l’insécurité à la propension à se renfermer sur son quant à soi, en faisant du « renferment » une conséquence de l’insécurité. Or, l’utopie pavillonnaire ne saurait être liée au « sentiment d’insécurité » ; elle lui est tout à fait préalable.
C’est une belle hypothèse que fait Jürgen Habermas dans cet entretien accordé au Figaro (le 29 mai 2002) de penser que « une politique autoréférentielle, et préoccupée par elle-même asphyxie l’étincelle imaginative et utopiste des citoyens en l’absence de laquelle les réformes sont attrapées par l’inertie et la routine ». Belle hypothèse mais qui suppose un préalable de taille : que les citoyens ne mettent pas leur Utopie ailleurs. Ce qui est le cas.

L’aménagement : un festin de pierre

Dans l’utopie pavillonnaire la part de création se présente sous deux aspects : une part temporelle, une part intemporelle.
La part temporelle réside dans le projet permanent que constitue le pavillon. Parler d’Utopie pavillonnaire n’a pas grand sens si l’on n’admet pas que cette utopie est nécessairement en projet. Tout, dans le projet pavillonnaire est flou, un flou qui est à la fois spatial et temporel : spatial, car les projets s’articulent autour d’opportunités dont l’occurrence est hasardeuse : la pose de vérandas dans les années 1970 a été accélérée par l’utilisation de sous-produits de l’industrie de l’aluminium ; çà c’est pour le marché, toujours à l’affût d’une niche pour un produit. Mais dans le domaine de l’utopie pavillonnaire c’est bien autre chose qu’un espace qui s’articulerait dans un cadre projectuel, façon Broadbent raisonnablement articulé. C’est tout au contraire un projet raisonnablement désarticulé qui, unissant espace et temps, fonde par sa clôture, prolonge en aménageant et finit, si çà se trouve par la mort. Désarticulé, car biographie et projet s’y confondent, avec les erreurs et rectifications qu’impose l’existence aléatoire qui est la nôtre.
Il nous faut à présent restituer si possible la part intemporelle de l’aménagement dans l’utopie pavillonnaire. Il nous semble possible d’affirmer qu’elle réside dans la valeur travail que les pavillonnaires attribuent à leur effort : « je ne regrette rien de ce que j’ai fait ; si j’avais pu faire mieux, j’aurais fait mieux, si je ne l’ai pas fait, c’est que je n’ai pas pu ». Cette affirmation du pavillon comme « effort » (terme employé par les financiers) se réfère non aux circonstances plus ou moins favorables, mais au mérite que s’acquiert le pavillonnaire par sa vie de travail et sa vie de pavillon. « Il y a toujours à faire dans une habitation, mais c’est pas pareil. C’est à notre charge mais c’est bien compensé, je souhaite que beaucoup soient comme nous… »
Il y a, dans l’utopie pavillonnaire une opposition latente à la division technique du travail qui, dans le chez-soi, est pour ainsi dire transcendée par l’activité humaine passionnée. Le chez-soi devient ainsi une place centrale où le secret de l’intime imprègne le secret des choses. Tout se passe comme si une chose achetée, donc dépourvue de sens, en prenait à la source, renaissant pour ainsi dire au monde de la signification non seulement par la place qu’elle occupe dans le projet, mais par l’infinie quantité de circonstances qui peuvent orner son parcours, par la floraison d’incidences de la vie quotidienne. L’accumulation de travail qui est caractéristique de la vie pavillonnaire est bien conçue comme telle : les habitants ne se font pas illusion. Et pourtant, il s’agit bien d’une utopie ; mais l’utopie, c’est le monde qui la constitue puisqu’il représente une menace plus ou moins précise (et parfois, quand le quartier jouxte une zone dite sensible extrêmement précise).
L’accumulation dont nous venons de parler ne prend pas place dans un projet précis, dont les contours seraient définis par un plan. Le pavillon est sans doute un lieu de bricolage qui ne procède pas d’une vue synthétique, préformée. Ce chauffeur de taxi qui nous dit que son garage n’est pas assez haut pour garer sa voiture a « fait construire ». En fait, il a changé de voiture et la nouvelle est trop haute : elle « couche dans la rue ». Pourquoi ? Parce qu’il a changé de métier : il était garçon de café ; le voilà taxi. Circonstance.
Addition donc, que ce bricolage permanent du pavillon, ce qui permet de faire la différence entre l’art paysager, où le « parti » joue un rôle décisif, et les habitants paysagistes qui n’ont pas de vue d’ensemble, mais dont tout le génie est fait de détails. C’est une des impostures de l’esthétique « moderne » que d’avoir voulu enrôler l’habitant (mais rassurons-nous pas n’importe lesquels) dans son show de la « création » car, comme le soulignait Jean Charles Depaule dans un ouvrage sur le Facteur Cheval c’est au Travail que le facteur Cheval dédie son ouvrage, et non à l’Art.
Enfin, last but… le festin de pierre autorise une réflexion sur la « vie » ; le pavillonnaire dit qu’il a travaillé et qu’il a possédé quoi : une maison, l’image ou l’illusion du bonheur. Cet échange lui semble légitime. Peut-on dire que l’utopie pavillonnaire diffère en cela de l’Utopie : mais contre quoi les habitants de l’Utopie échangent-ils leur travail ? Contre la jouissance d’une vie paisible.

Valeurs sociales

Serait-il très mince, le jardin de devant des habitants de pavillon atteste l’inanité de l’accusation de renfermement que l’on prononce à l’envi contre eux. Le rapport social, le lien social est l’un des fondements de l’utopie pavillonnaire. Mais l’on ne saurait s’irriter des formes que prend la conception de ces relations sociales sans entamer l’image que l’on se fait soi-même du lien social. Qui a dit ou écrit que les liens sociaux se font bouche à bouche, cœur à cœur, sans intermédiaire ? Naturellement, il y a les processus de fusion des « nous », chers au professeur Gurvitch. Mais, dans les montages de l’auteur des « paliers en profondeur » la fusion n’occupe qu’une place restreinte et circonstancielle. Tout le reste est affaire d’institutions, au sens américain (qui est institué).
Comme dans l’Utopie « classique » les relations sociales dans l’utopie pavillonnaire sont relations de voisinage ; à la différence de l’Utopie, l’utopie pavillonnaire ne tire pas les effets de voisinage du caractère restreint du monde où elle est dessinée, mais d’un projet volontaire de choix des relations. Le pavillonnaire ne croît pas aux billevesées de l’architecte pour qui la mixité résulte nécessairement du mélange. Il y a donc une gradation depuis l’espace extérieur, jusqu’à l’espace intime qui autorise les plus proches à s’approcher de l’intime et tient à distance les moins proches ? La popularité du rosier comme décoration de l’espace de transition entre le dehors et le dedans tient peut-être à ce que la rose a des épines. Ainsi l’indispensable espace du devant joue-t-il son rôle d’attracteur visuel et de rétenteur musculaire.
En ce sens, le projet de l’utopie pavillonnaire est bien plus élaboré que les utopies classiques qui ne sont pas très explicites en ce qui concerne les relations de voisinage. Elles ont d’autres chats à fouetter. Ceci ne fait du reste que compenser la prodigieuse indifférence de l’utopie pavillonnaire vis à vis du monde au sens large, notamment le monde du travail que le pavillonnaire semble reléguer très loin, probablement parce que le « vrai » travail se situe dans son espace.
Il nous faut à présent revenir au rapport qui existe dans l’utopie pavillonnaire entre l’aménagement du pavillon et les valeurs sociales qu’il incarne, dans l’utopie pavillonnaire. C’est de ce point de vue que l’aveuglement des architectes a atteint son comble pendant la période des Trente Glorieuses. Estimant – ce qui est encore le cas – que le logement est l’œuvre de l’architecte, les architectes, aidés en cela par les administrateurs des bâtiments construits, se sont acharnés à empêcher les habitants de leur donner une quelconque marque distinctive, interdisant les cabanes au fond du jardin, le linge aux fenêtres, les ornements abusifs, peintures de tout genre qui eussent – c’est ce qu’ils pensaient – enlaidi leur création. Une telle, assez ignoble, brutalité ne peut signifier qu’une chose : que l’habitant indifférent, jaune ou noir, chien ou bien rhinocéros, ne doit que bien se tenir devant l’œuvre. Ce qui, on le concevra, en regardant les œuvres en question, est quelque peu exagéré.
Répétons-le, en répétant cette fois Bernard Huet et ses anachroniques, l’architecte ne fait que traduire partiellement les conventions qui assurent à l’habitant qu’il pourra aménager la maison. Toute la valeur de l’utopie pavillonnaire est dans son projet : assurer à qui habite la possibilité de se transcrire dans son logement, de manière individuelle, comme son œuvre personnelle.
Cette transcription quasi génétique, l’habitant l’assure en même temps qu’il communique aux autres ; les fleurs sont pour le spectacle de la rue ; les nains de jardin sont supposés divertir ; et les raffinements les plus méprisables sont supposés étonner.
Dans tout ce qui précède, il est supposé que les extraits d’entretien qui assurent la cohérence de l’utopie pavillonnaire représentent bien ce que pensent en général leurs habitants. La part du sociologue n’est pas non plus négligeable : c’est lui qui dégage les traits essentiels de cette cohérence. On voit bien ici comment et pourquoi le courant d’idées qui s’est manifesté contre ce travail a pu susciter des commentaires dédaigneux des amis du progrès. Mais s’il vous plaît, à quoi doit servir le progrès ? A satisfaire les idées et besoins d’une élite ou bien à permettre l’épanouissement de tout un chacun ? La société française actuelle, dans ses contradictions, donne des réponses. Le sociologue ne peut être qu’un humble interprète.

Henri Raymond
2003


Références bibliographiques :
Raymond H., Dezes M.-G., Haumont N. (2001), L’habitat pavillonnaire, Paris, L’Harmattan, [4e édition]
Bachelard G. (1957), La poétique de l’espace, Paris, PUF.


→ utopie, appropriation, « Le Chez-soi : habitat et intimité », « Le décor domestique », autoconstruction, cabanon, cave et grenier

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