L’habitat social au cœur de la politique de la ville

Le terme de politique de la ville, qui apparaît en 1989, désigne une action publique dont l’objectif est la lutte contre « la ségrégation » et « la réduction des inégalités territoriales », et la cible, principalement des  quartiers dits « prioritaires », sélectionnés pour leur concentration de populations pauvres. Cette politique nationale territorialisée s’est néanmoins élargie, à partir du début des années 1990, à des dispositifs législatifs de redistribution financière et de répartition des nouveaux logements sociaux à l’échelle de l’ensemble des communes. Son histoire, dont on peut faire remonter les prémices au milieu des années 1970, montre comment l’habitat social en est resté à la fois un enjeu, une cible et un moyen d’action. C’est aussi autour de l’habitat que se cristallise une partie des débats, remettant en cause, non seulement l’efficacité, mais également le sens même de cette politique. La mixité sociale par la diversité de l’habitat, au cœur de cette action, favorise-t-elle l’amélioration des conditions de vie des habitants les plus modestes et la réduction des inégalités ?

A l’origine, le mode de production et de peuplement des grands ensembles

Les premiers programmes expérimentaux, Habitat et Vie Sociale en 1977, puis de Développement Social des Quartiers en 1983, concernent principalement des « grands ensembles« [1] de logements sociaux des années 1960/1970. Construits rapidement à partir de 1958 dans le cadre d’une planification nationale de Zones à Urbaniser par Priorité (ZUP), ces grands ensembles ont très vite fait l’objet de critiques. Dès 1973, paraît une circulaire, dite Guichard[2], qui marque à la fois l’arrêt de la production de grands ensembles de plus de cinq cents logements et le début des politiques d’amélioration du parc existant. Les pouvoirs publics leur reprochent à la fois leur conception urbaine, leurs effets ségrégatifs et leur peuplement, ayant conduit à concentrer la pauvreté. Le rapport d’Hubert Dubedout (1983), considéré comme fondateur de la politique de la ville, met en avant dès les années 1980 des « dysfonctionnements urbains », qui seraient liés à leur « monofonctionnalité », leur « enclavement » et « l’indifférenciation des espaces privés et publics ».
L’autre critique adressée à ces grands ensembles tient à leur « peuplement ». A partir de 1958, ces ensembles ont accueilli à la fois les populations ouvrières déplacées suite à la rénovation urbaine des centres anciens, les rapatriés d’Algérie et des populations diverses, migrant vers les villes. Les classes moyennes auraient quitté ces ensembles pour acheter un logement, remplacées au milieu des années 1970 par des populations à bas revenus et des familles immigrées. Toutefois, une grande partie des quartiers concernés par la politique de la ville avaient accueilli presque dès leur origine des ménages à bas revenus touchés très vite par la crise économique. En effet, s’y concentraient beaucoup de bâtiments construits avec des financements et des normes de confort en dessous des standards du HLM de façon à rendre accessible le logement social à ces populations contribuant à une spécialisation sociale du parc (Flamand, 1989).
Le devenir physique, la gestion du parc social et la concentration de populations dites en difficulté dans les grands ensembles vont rester des enjeux centraux.

La construction d’une politique autour du problème public de la concentration 

Trois éléments de contexte qui marquent les débuts de ces politiques, sont restés des enjeux et domaines d’action constants ; le devenir de l’habitat social des années 1960, les incidents violents qui éclatent au cours de l’été 1981 dans les banlieues parisiennes et lyonnaises et la montée de la précarité de l’emploi et de « l’exclusion ». Le problème public posé dès le début est celui « d’un cumul de handicaps urbains, économiques et sociaux » (Dubedout, 1983) dans certains quartiers de la ville. Pour les gouvernements successifs, cette concentration aurait des effets négatifs, à la fois sur les populations, sur la « cohésion nationale », et pour les gestionnaires de ces quartiers. Les habitants subiraient une double inégalité, celle liée à leur position sociale, et celle liée à l’homogénéité sociale et à la stigmatisation de leur lieu de résidence. Dès le départ, le lien entre cette concentration, une forme urbaine de tours et des barres des années 1960, et l’idée « d’une menace de désagrégation sociale », est établie (Dubedout, 1983). Les émeutes urbaines de 2005, fortement médiatisées, puis dans un autre registre, les attentats de 2015, vont renforcer les représentations négatives de ces quartiers, tout en les associant à des groupes ethnicisés. A travers la concentration de pauvres et l’approche territoriale, c’est implicitement celle des immigrés et de leurs « descendants » dont il est aussi question sans que les discriminations dont ils sont l’objet ne soient vraiment prises en compte (Doytcheva, 2007). Enfin, cette concentration renforcerait les inégalités entre communes, comme le clament en 2005, des élus de Seine-Saint-Denis, cherchant à faire reconnaître les formes de « discrimination territoriale » dont ils estiment être victimes (Hancock et al., 2016).
La politique de la ville construit ainsi une certaine représentation de la ville spatialisant les rapports sociaux (Tissot, 2007). Ces fondements idéologiques débattus par les chercheurs, pour qui ces quartiers restent une ressource pour leurs habitants et ne sont pas figés (Gilbert, 2011), n’en restent pas moins très forts dans la conception même de cette politique. Les grands ensembles d’habitat social en constituent une sorte de figure emblématique.

Une certaine permanence dans les objectifs et principes d’action

Souvent présentée comme une succession de dispositifs, remaniée à la fois au gré des orientations politiques et des modes de gouvernement, la politique de la ville a pourtant ses permanences (Lelévrier, 2010).
L’objectif de lutte contre la ségrégation et de réduction des inégalités est resté constant, même si à partir des années 2000, le terme « d’inégalités territoriales » se substitue à celui « d’exclusion sociale ». L’atteinte de ces objectifs continue d’être appréciée à travers des indicateurs sociaux d’écarts territoriaux (variation du taux de chômage, de l’échec scolaire…) entre les quartiers ciblés et le reste de la ville. Restent fondateurs également, les trois principes de la démarche, inventés dans la politique de Développement Social des Quartiers des années 1980 : celui d’une action territoriale (identifier une « géographie prioritaire » de quartiers, dont le nombre est passé de 20 en 1982 à 500 en 1989), globale (mobilisant les différents secteurs de l’action publique pour agir sur les dimensions urbaines, économiques et sociales de la concentration de populations pauvres) et partenariale (faire émerger un projet de développement local auquel sont associés l’ensemble des acteurs, habitants inclus). Par ailleurs, la mixité sociale[3], qui s’est affirmé plus fortement à partir du milieu des années 1990, et le développement social, plus en retrait qu’aux débuts de la politique de la ville n’en restent pas moins les deux grands axes d’intervention.

Trois formes d’action

Après un temps d’institutionnalisation, d’accroissement du nombre de quartiers concernés et d’élargissement des échelles d’intervention, la politique de la ville s’incarne à partir du milieu des années 1990 dans trois formes d’action publique que l’on retrouve en 2020 :
– Une contractualisation sur la base d’un projet de territoire négocié entre Etat et communes. En 2014, les contrats de ville (expérimentés dès 1989) concernent toujours des quartiers prioritaires (1300) mais sélectionnés sur un critère unique de pauvreté. Ils s’organisent autour de trois « piliers » de l’action globale : le « cadre de vie et renouvellement urbain », le « développement économique et l’emploi » et la « cohésion sociale ». Devenus intercommunaux, ils impliquent davantage d’acteurs-signataires.
– Des lois de programmation spécifiques centralisées, portant sur un nombre plus restreint de quartiers prioritaires mais choisis par l’Etat, qui y concentre plus de moyens, tout en orientant et contrôlant davantage leur usage. Il s’agit de transformer en profondeur la vocation et la forme urbaine des grands ensembles. Le pacte de relance de 1996, instaurant un dispositif de Zones Franches Urbaines dans 44 quartiers pour y développer de l’activité économique en a été un exemple. En 2014, le Nouveau Programme de Renouvellement Urbain (NPNRU) concerne 400 quartiers, dont la transformation urbaine est conduite et financée par une agence centralisée, l’Agence Nationale de Renouvellement Urbain (ANRU).
– Des dispositifs législatifs qui ne ciblent pas les quartiers pauvres mais instaurent des mécanismes de redistribution et de solidarité entre les communes pauvres et les communes riches, pour prévenir la ségrégation et compenser les inégalités territoriales nationales. Mis en place dès 1991, ils ont été réactualisés. C’est le cas de la loi Solidarité et Renouvellement Urbain de 2000 qui oblige les communes qui ont moins de 25 % de logements sociaux à en construire. C’est le cas également de la Dotation de Solidarité Urbaine et de Cohésion Sociale réformée en 2005, qui prévoit des modalités de péréquation de ressources entre les communes.

Le tournant des années 2000 faisant du logement social un instrument de l’action

En 2014, la sélection des 1300 Quartiers de la Politique de la Ville (QPV) sur le seul critère de la concentration de pauvreté, a renforcé encore la part de logements privés et de quartiers anciens. Mais 74 %, soit la majorité des habitants, n’en restent pas moins des locataires du parc social (ONZUS, 2018).
Le logement social est à la fois un objet et un instrument central de cette action publique. Jusqu’au milieu des années 1990, l’essentiel des financements publics a été consacré à l’amélioration de l’habitat social par la réhabilitation. Les dispositifs du pacte de relance de 1996 créant les Zones Urbaines Sensibles ont à nouveau concerné fortement le logement social, que ce soit à travers la suppression du surloyer payé par les ménages qui dépassent les plafonds HLM, ou la transformation de logements vacants en locaux d’activités. Par ailleurs, nombre de dispositifs de proximité et d’insertion ont pour socle l’habitat, comme les régies de quartier, impliquant les chômeurs dans l’entretien du quartier ou les chantiers-écoles, qui pendant le temps des travaux, forment des jeunes aux métiers du bâtiment.
Enfin, amorcées dès les années 1990 à travers les Grands Projets Urbains, les stratégies de « banalisation urbaine » visant à « faire de ces quartiers, des quartiers comme les autres », passent aussi par la transformation et la gestion de l’habitat social. L’habitat et les bailleurs sociaux occupent une place centrale dans le Programme de Rénovation Urbaine (PRU) de 2003, qui marque un tournant dans la politique de la ville, suivi en 2014 par le Nouveau Programme de Renouvellement Urbain (PNRU). C’est bien du devenir physique et du peuplement des grands ensembles dont il est toujours question. Mais si l’objectif reste la « mixité sociale », les moyens transforment plus radicalement le logement social de ces quartiers, la démolition n’étant plus un tabou. Trois interventions, mises en œuvre dès la fin des années 1990 dans des projets de renouvellement urbain, sont censées favoriser ce changement urbain et social: la résidentialisation, la démolition-reconstruction et la Gestion Urbaine de Proximité (GUP).
La résidentialisation, consistant littéralement à transformer le logement social en résidence, est devenue une sorte de modèle de réaménagement des grands ensembles. Cette pratique se traduit par un retour à une organisation plus classique de la ville -l’îlot, la parcelle et la rue- et par la création de petites unités résidentielles clôturées, séparant espaces privés et publics et contrôlant l’accès aux immeubles. Pour les urbanistes et sociologues qui la défendent, ce nouvel urbanisme clarifierait les propriétés et les usages des espaces publics (la rue) et privés (les immeubles et leurs abords). Pour les bailleurs, elle présenterait le double intérêt d’une valorisation et d’une sécurisation du patrimoine. La dimension sécurisation, s’inspirant de l’idée anglo-saxonne d’une corrélation entre la façon dont un espace est aménagé et la délinquance, fait débat.
Par ailleurs, la Gestion Urbaine de Proximité a pour objectif de favoriser la mise à niveau de l’entretien et de la propreté des quartiers en faisant collaborer les villes, les bailleurs HLM et les habitants.
Instrument de mise en œuvre de la mixité sociale, la « diversification de l’habitat » comprend la démolition d’une partie des barres et des tours, tandis que sont reconstruits à la fois de petites résidences de logements sociaux neufs et de logements privés, locatifs et en accession à la propriété. L’effet attendu est celui d’une réduction de la pauvreté par l’attraction de nouveaux groupes sociaux. Contrairement à d’autres pays européens, il ne s’agit pas de réduire le nombre de logements sociaux mais d’en modifier la répartition ; reconstruire 100 % du logement social en dehors des quartiers de la politique de la ville et dans les communes sous-dotées.

Mixité sociale ou accessibilité, les impasses de l’évaluation de la politique de la ville

Du côté des pouvoirs publics, la politique de la ville a été et reste évaluée à l’aune de la mixité sociale. De ce point de vue, le bilan n’est guère convaincant. En effet, les écarts augmentent et restent très forts : en 2013, le taux de pauvreté est de 42,6 % dans les 1300 quartiers prioritaires, alors qu’il n’est que de 16,6 % dans les villes concernées (ONPV, 2018). Dix ans après la mise en œuvre du PRU de 2003, les évaluations pointent une amélioration du cadre de vie mais sans amélioration des conditions de vie et avec des effets quasi-nuls sur l’occupation sociale des quartiers concernés (Bourdon et al., 2010). Analyser certains paradoxes de ces politiques permet d’en éclairer autrement les effets.
A l’inverse d’une intention de dispersion des populations pauvres, les politiques ont plutôt conduit à des formes de re-concentration des populations les plus pauvres[4], et de fragmentation sociale interne selon les types de financement des nouveaux logements, le logement privé se localisant plutôt aux franges (Lelévrier & Noyé, 2012). En simplifiant les trajectoires, les plus grands bénéficiaires de cette diversité de l’habitat ont été les petits ménages salariés, jeunes ou âgés du quartier et du parc social, qui ont pu saisir les opportunités du relogement ou d’une accession sociale à la propriété. Pour les familles à bas revenus, les déplacements ont au mieux permis de réajuster la taille et le loyer du nouveau logement à leurs besoins, mais en restant le plus souvent dans les parties les plus anciennes et abordables du parc existant. Ce paradoxe tient plus à des processus structurels qu’aux stratégies locales :
– d’une part, l’offre abordable et adaptée à des familles à bas revenus reste celle des logements sociaux des années 1960-1970 dont les loyers sont les moins chers, mais qui est située… dans les quartiers de la politique de la ville. Ailleurs, l’accès au reste du parc social existant reste très difficile pour les plus pauvres et les immigrés, et mieux il est situé, moins les gens en partent. Résultat : une segmentation interne au logement social renforcée et des formes d’assignation à résidence des familles immigrés et pauvres.
– D’autre part, la paupérisation du logement social est alimentée par une mobilité résidentielle qui se traduit par le départ des ménages plus aisés, pour qui le logement social n’est qu’une étape dans leur trajectoire résidentielle, et par l’arrivée de ménages plus pauvres et souvent plus jeunes. Le paradoxe est de taille puisque plus les politiques vont favoriser les trajectoires sociales et résidentielles, y compris en améliorant la situation d’emploi des habitants, plus les quartiers vont se paupériser. Pour freiner ces mobilités, certains maires et organismes HLM tentent de faire rester les moins pauvres des habitants en leur offrant des opportunités d’accession à la propriété dans la commune, ouvrant la voie à une mixité endogène plus qu’exogène.
La loi SRU, qui contraint les communes qui ont peu de logements sociaux à en construire, favorise à l’inverse un accès des classes populaires à des espaces valorisés. Ne concernant que le logement neuf, ses effets restent marginaux sur la ségrégation sociale, mais de forte portée symbolique. Cohabiter dans la différence est toutefois une idée plus facile à défendre qu’à pratiquer ; les populations locales des communes aisées rejettent plutôt le logement social tandis que les locataires des classes populaires n’ont pas toujours envie d’habiter dans ces environnements où ils subissent parfois des discriminations (Launay, 2012). Les trajectoires et aspirations résidentielles, les marges de choix sont déterminantes dans le vécu de ces cohabitations.
Tant que la mixité sociale restera l’objectif de ces politiques, son évaluation restera une impasse, les effets intégrateurs et promotionnels de la politique de la ville sur les habitants n’étant ni visibles, ni reconnus. En matière d’habitat, les défis sont de taille. Comment répondre au droit et aux besoins en logement des plus démunis tout en favorisant la mixité sociale ? Dilemme aussi ancien que le parc social mais qui ne se pose pas de la même façon dans tous les territoires. Comment favoriser une égalité d’accès à l’ensemble du parc social et de la ville, des mobilités et cohabitations résidentielles choisies dans des espaces résidentiels entretenus et renforcer la gestion de proximité qui est un des points forts de la politique de la ville ?

Christine Lelévrier
Avril 2020


Références

Bourdon D et Fayman S. (Act Consultants), Noyé C. (Cf. Géo), Dynamique sociale dans les quartiers en rénovation urbaine, 2010, rapport pour le CES de l’ANRU.

Doytcheva,M. (2007), Une discrimination positive à la française ?. Ethnicité et territoire dans les politiques de la ville, coll. Alternatives sociales, Paris : La découverte.

Dubedout H., 1983, Ensemble, refaire la ville, Paris, La Documentation Française

Flamand, J-P. (1989), Loger le peuple, essai sur l’histoire du logement social en France, Paris : la Découverte.

Gilbert, P (2011), “Ghetto », « relégation », « effets de quartier ». Critique d’une représentation des cités, Métropolitiques.

Hancock, C., Lelévrier, C. Ripoll, F. Weber, S. (dir.), (2016), Discriminations territoriales, entre interpellation politique et sentiment d’injustice des habitants, l’œil d’or, Futurs urbains/UPE.

Launay, L. (2012), Des HLM dans les beaux quartiers, les effets de la mixité sociale à Paris, Métropolitiques.

Lelévrier C., Noyé C., (2012)« La fin des grands ensembles ? », Donzelot J. (dir.), A quoi sert la rénovation urbaine ?, coll. La ville en débat, PUF, p.185-221.

Lelévrier, C. 2010 : « Du développement social à la rénovation urbaine : ruptures ou ajustements dans les politiques de la ville? » In Fors-recherche sociale, n°195, 51-69.

Tissot, S. 2007. L’État et les quartiers, genèse d’une catégorie de l’action publique, Paris : Éditions du Seuil.

ONZUS, (2018), Rapport de l’Observatoire National des Zones Urbaines Sensibles, CGET.


[1] Pour la définition d’un terme qui reste flou : cf. « grands ensembles », dictionnaire de l’Habitat.

[2] Olivier Guichard, nom du Ministre de l’équipement et de l’Aménagement du territoire de 1972 à 1974

[3] Voir Mixité sociale, dictionnaire de l’habitat

[4] Plus de 60 % des 140 000 ménages déplacés suite à la démolition de 10 % des logements sont restés dans leur commune et pour moitié dans leur quartier

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