Comment en arrive-t-on à l’expulsion ?

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Article publié dans Informations sociales 2014-4, n°184.

Malgré l’existence de dispositifs de prévention et d’aides financières, plus de dix mille ménages continuent d’être expulsés de leur logement chaque année en raison d’impayés de loyer. Une analyse fine de leurs parcours montre que la baisse de leurs revenus est consécutive à une série de difficultés de tous ordres. L’effet démobilisateur de cette accumulation appelle un accompagnement social et juridique plus adapté, afin d’éviter l’expulsion ou de préparer le relogement.

Facteur d’exclusion sociale, l’expulsion locative a de graves conséquences pour ceux qui la subissent non seulement en raison du départ forcé du logement, mais aussi parce qu’elle crée pour eux le risque de ne pas parvenir à se reloger dans des conditions d’habitabilité acceptables.
Seule une minorité de ménages faisant l’objet d’un jugement d’expulsion parvient à se maintenir dans le logement, en trouvant notamment les moyens d’apurer la dette locative. Beaucoup d’autres, sous la pression de la menace d’expulsion, quittent leur logement en cours de procédure, avant d’être effectivement expulsés, parfois précipitamment, quelquefois même sans solution de relogement. Sans que l’on sache vraiment évaluer leur nombre, on estime que la moitié des ménages pour lesquels une expulsion a été prononcée quittent ainsi leur logement spontanément, bien souvent au moment où le commandement de quitter les lieux leur est signifié.
Troisième cas de figure : les personnes qui ne quittent leur logement que lorsque l’expulsion effective est réalisée par l’intervention de la force publique. Elles sont estimées à plus de 10 000 chaque année en France. Pourtant, des dispositifs de prévention, renforcés en 2009 par la mise en place des Commissions de coordination des actions de prévention des expulsions locatives (CCAPEX), interviennent à toutes les étapes de la procédure d’expulsion. Les propositions d’accompagnement social se multiplient. Malgré tout, pour certains ces filets de protection ne fonctionnent pas, sans que l’on ait une véritable compréhension des raisons pour lesquelles le processus d’expulsion s’est poursuivi jusqu’à son terme.
Comment ces ménages en sont-ils arrivés à rester dans un logement d’où ils allaient être inévitablement expulsés ? S’agit-il d’une méconnaissance de l’existence des dispositifs de prévention ? D’une volonté de ne pas les solliciter ? Ou bien ceux-ci comportent-ils des limites qui les rendent inopérants ? La question se pose de l’existence d’une relation de causalité entre le parcours des ménages expulsés et la mise en œuvre des dispositifs de prévention. La recherche de cette causalité consiste à comprendre comment des milliers de ménages en arrivent encore à l’expulsion. Cet article s’appuie sur une étude qualitative initiée par l’Agence nationale d’information sur le logement (Anil), pilotée par l’Agence départementale d’information sur le logement (Adil) du Gard et mise en œuvre par une quinzaine d’Adil. Les cent ménages rencontrés dans le cadre de cette étude ont expliqué les raisons qui les ont conduits à rester dans leur logement jusqu’à ce qu’ils en soient expulsés (Adil du Gard, 2012).

La population des ménages expulsés, nouvelle figure de la pauvreté

L’impayé de loyers est à l’origine de la majorité des expulsions locatives et provient le plus souvent d’une baisse de revenus. La perte d’emploi et la séparation des couples sont les premières causes de cette dégradation économique à l’origine de la dette locative, dont l’ampleur finit par engager certains ménages dans une procédure d’expulsion initiée par leur bailleur.
Il n’existe pas à proprement parler de profil des ménages expulsés. Ceux-ci n’appartiennent pas à un groupe social défini. Qu’il s’agisse de bénéficiaires des minimas sociaux, d’entrepreneurs en faillite, de travailleurs précaires ou de nouveaux foyers monoparentaux, ils ont en commun d’avoir un faible niveau de ressources. Leur diversité sociale et professionnelle est avant tout le reflet des récentes mutations sociétales qui se manifestent notamment par l’instabilité de l’emploi et la fragilisation du lien familial.
L’analyse de la situation financière des ménages expulsés montre que la plupart étaient en capacité d’assumer la charge du logement au moment où ils s’y sont installés. De plus, pour près des deux tiers, le premier impayé est survenu plus de deux ans après leur entrée dans le logement d’où ils ont été expulsés. Cela signifie que, pour une majorité de ces ménages, l’impayé de loyer provient non pas d’une mauvaise gestion mais d’une réelle impossibilité de faire face aux charges financières liées au logement.
Dans une moindre proportion, l’impayé de loyer peut être une mesure volontaire, utilisée comme un outil de coercition envers le propriétaire qui loue sans vergogne un logement indigne. Généralement en conflit avec leur bailleur, ces mal-logés ont cru, à tort, pouvoir faire pression sur lui afin de l’obliger à effectuer des travaux. Persuadés d’être dans leur bon droit, ils parviennent difficilement à dissocier leur droit d’occuper un logement décent et leur devoir de payer leur loyer. Ceux qui s’inscrivent dans cette démarche volontaire ne se différencient pas des autres expulsés quant à leurs faibles capacités financières.
Ainsi, loin de présenter les caractéristiques de désocialisation longtemps associées à la population des « pauvres », ces nouveaux précaires, majoritairement de bonne foi, se trouvent, au moment où la procédure d’expulsion est engagée, dans une situation financière telle que le départ du logement apparaît, bien en amont de l’expulsion, comme la seule possibilité objectivement envisageable. Pourtant, c’est seulement lorsque l’expulsion est mise en application qu’ils quittent leur logement.
Vient alors la question de la mobilisation. Pourquoi, alors que la procédure d’expulsion suit son cours, que les étapes s’enchaînent en les conduisant inexorablement vers une expulsion, ces ménages n’organisent-ils pas leur départ ?

 L’accumulation de difficultés, premier frein à la mobilisation

Lorsque l’on interroge une personne sur les raisons pour lesquelles, à un certain moment de son parcours de locataire, elle ne s’est plus acquittée de son loyer, il n’est pas rare que, bien avant d’évoquer ses difficultés financières, elle réponde par l’énumération des multiples autres difficultés auxquelles elle a dû faire face à ce moment-là. Revenant sur la genèse de ses difficultés, une personne expulsée de son logement dans les Yvelines donne un exemple représentatif d’un discours récurrent : « Les impayés de loyer ont commencé suite à une série d’événements : mon couple a explosé, j’ai perdu mon emploi, et ma confiance en moi. »
De nombreux récits confirment que la population des ménages pour lesquels la procédure d’expulsion est allée jusqu’à son terme se caractérise par un cumul de bouleversements : une séparation et une perte d’emploi auxquelles peuvent s’ajouter bien d’autres difficultés, d’ordre familial, psychologique ou de santé. Cette accumulation exceptionnelle d’épreuves empêche ceux qui y sont confrontés de prendre la mesure réelle des conséquences prochaines de l’impayé, les difficultés liées au logement représentant alors « seulement » un problème parmi tous les autres, comme l’exprime une mère de famille de la région parisienne : « Pour le commandement de payer, j’ai eu un avis de passage dans la boîte aux lettres. Je ne suis pas allée chercher le document. Pour moi c’était un problème parmi d’autres. Je n’ai pas saisi à ce moment-là que ça pouvait être le début de l’expulsion ». L’accablement rend quasi impossible la mobilisation pour tenter de résoudre les problèmes liés à la dette locative et le recours aux dispositifs qui pourraient apporter une aide.
Les récits des personnes interrogées rendent aussi compte d’une profonde angoisse, l’emploi récurrent du mot « peur » en étant sans doute la plus forte représentation. Quoi de plus angoissant en effet que l’idée de perdre son toit, non seulement en raison de la protection physique qu’il garantit, mais aussi pour le refuge symbolique qu’il représente face à toutes les adversités ? Espace de l’intime, abri offrant la sécurité du repli, le logement revêt une dimension si déterminante pour l’individu que sa perte peut paraître invraisemblable, au point de croire que, bien que suivant son cours, la procédure judiciaire n’aboutira pas à une expulsion effective. D’ailleurs, souvent, la perte évoquée n’est pas celle du logement où l’on vivait mais celle d’un toit, d’un chez-soi. À aucun moment n’apparaît dans les récits le moindre attachement affectif au logement perdu. Ce qui ressort de ces entretiens, c’est le traumatisme de l’expulsion et la charge émotionnelle qui la précède.
L’un des rôles essentiels des dispositifs de prévention consiste à éviter ce traumatisme. L’intérêt de les solliciter apparaît comme une évidence, tout comme la nécessité d’un accompagnement semble aller de soi. Pourtant, même lorsqu’il a été mis en place, cet accompagnement semble avoir été peu opérant pour les ménages ayant été expulsés de leur logement. Le décalage entre la réalité de la procédure d’expulsion, les attentes des personnes concernées et les moyens dont disposent les travailleurs sociaux pour les aider efficacement est sans doute un premier élément de réponse.

Le travail social en question

Le travailleur social est placé au centre des dispositifs destinés à prévenir l’expulsion, un événement qui arrive au terme d’une procédure juridique entraînant la personne concernée dans les arcanes d’un processus long et complexe, sur lequel le conseiller ne peut intervenir.
Fort de sa mission consistant à faciliter l’accès aux droits, le travailleur social dispose principalement de deux modes d’intervention : solliciter des aides financières, notamment du Fonds de solidarité logement, pour apurer la dette et éventuellement maintenir le ménage dans son logement. Ou bien, organiser avec celui-ci son relogement, en instruisant une demande de logement social ou en l’encourageant à déposer un recours auprès de la commission de médiation DALO. De nombreux ménages en situation d’expulsion parviennent à trouver une solution grâce à l’accompagnement dont ils bénéficient. Associé à l’efficacité des dispositifs de prévention, cet accompagnement explique en bonne partie la faible part d’expulsions effectives par rapport à l’ensemble des jugements prononçant une expulsion : ainsi, en 2012, les expulsions ont été environ 13 000 pour plus de 113 000 jugements.
Cependant, si au moment où la procédure est engagée, la dette locative est trop importante, il est illusoire d’envisager un apurement grâce à l’aide de fonds publics. De même, si la demande en logement social est instruite trop tardivement, la complexité et la longueur du processus d’attribution deviennent incompatibles avec la situation d’urgence dans laquelle se trouvent les ménages accompagnés. Ces limites sont difficilement comprises par les ménages pour lesquels la procédure est allée jusqu’à son terme. Lorsqu’ils expriment une déception, c’est souvent parce qu’ils n’attendaient pas une démarche d’accompagnement ou de conseil mais une aide financière concrète et immédiate qui ne pouvait leur être apportée. C’est sans doute ce qui explique l’image négative des travailleurs sociaux qui transparaît dans la plupart des entretiens réalisés.
La diversité des profils socioéconomiques des expulsés est un autre élément d’explication de cette défiance : une partie d’entre eux n’a jamais eu de contact avec un travailleur social avant le début de la procédure et ne cerne pas les contours de sa mission. On observe aussi que, pour une part des actifs, c’est la représentation qu’ils se font de leur position sociale qui les empêche de solliciter le soutien d’un travailleur social ou qui les amène à le faire trop tardivement, lorsque la prévention n’est plus possible. De façon plus générale, le regard porté sur le travailleur social est la conséquence d’une focalisation : étant au centre des actions de prévention, il est le premier témoin d’une démarche paradoxale qui consiste à obliger un ménage à quitter son logement alors même qu’accéder à un logement est devenu un droit opposable.
À l’opposé de cette perception, dans le jeu des acteurs intervenant dans le cadre de la procédure d’expulsion, c’est l’huissier de justice, pourtant porteur des pires nouvelles, qui bénéficie paradoxalement de l’image la plus valorisée. « Aimable », « gentil », « humain », « compréhensif », sont les qualificatifs redondants par lesquels les personnes qu’il a pourtant contribué à expulser le décrivent. Souvent considéré comme un allié bienveillant, qui montre souplesse et compréhension, il est celui avec qui l’on organise l’expulsion afin qu’elle se déroule le moins mal possible. Il est aussi celui qui retranscrit les explications fournies par les locataires sur chaque procès-verbal, ce qui est perçu par ces derniers comme une prise en compte valorisante de leur point de vue. Il est enfin l’une des rares personnes à venir régulièrement les rencontrer à leur domicile, alors que beaucoup d’interlocuteurs envoient des courriers (qui souvent ne sont pas ouverts, nous y reviendrons) ou proposent un rendez-vous à une permanence sociale (à laquelle ils ne se rendront pas forcément). Cette reconnaissance envers la capacité d’écoute de l’huissier est d’autant plus forte que les ménages pensaient, à tort, la trouver chez le magistrat.

 L’audience, source de déceptions

Les ménages rencontrés se sont très majoritairement (75 % d’entre eux) rendus à l’audience, ce qui représente un taux de comparution étonnamment supérieur à celui de la moyenne des personnes assignées. Bien sûr, leur accord pour participer à une étude témoigne d’une volonté de s’exprimer sur leur vécu de l’expulsion, ce qui introduit un biais et oblige à relativiser ces résultats atypiques ; leur volonté de prouver leur bonne foi est toutefois indéniable. Aussi expriment-ils beaucoup de griefs quant au déroulement de l’audience. La rapidité de celle-ci, en comparaison avec le long temps d’attente qui précède leur présentation à la barre du tribunal et au regard de l’importance que ce moment revêt pour eux, leur cause une profonde déception.
On perçoit ainsi un très net décalage entre la finalité réelle de l’audience et ce que les locataires comparants en attendent à titre personnel. Alors qu’ils sont appelés à comparaître pour formuler une demande (suspension de la clause résolutoire, délais pour se reloger) ou pour contester leur dette, ils croient le plus souvent que l’audience leur permettra d’expliquer directement au magistrat les raisons qui les ont conduits à ne plus pouvoir payer leur loyer. Ce décalage, lié notamment au fait que la plupart d’entre eux ne sont pas conseillés par un avocat, peut remettre en question la crédibilité accordée au tribunal qui ne peut gérer l’audience que comme une étape formelle, alors que les assignés l’imaginaient comme un espace de véritable débat.
De même, alors qu’ils ont fait l’effort de comparaître en personne, les ménages, méconnaissant la notion de délibéré, imaginent qu’ils vont recevoir une réponse immédiate à l’issue de l’audience ; il en résulte une frustration supplémentaire.

 L’inévitable échec des plans d’apurement

Pour prendre la décision d’accorder des délais de paiement ou d’expulser, avec ou sans délai, le magistrat dispose d’informations très variables selon la richesse du diagnostic social qui lui a été transmis, quand le travailleur social sollicité a pu rencontrer la personne ou la famille concernée. Lorsque cela n’a pas été le cas, le peu d’informations dont le juge dispose ne lui permettent pas de mesurer à quel point les propositions de remboursement que font les ménages comparants seuls à la barre du tribunal sont surestimées. D’autant que l’apurement de la dette étant la condition nécessaire à la préservation du titre d’occupation, il constitue l’élément central du dispositif judiciaire.
Hormis de très rares situations, dans lesquelles une contestation a pu s’élever sur le montant de la dette ou pour lesquelles l’état d’un conflit avec le bailleur bloquait tout arrangement, les personnes rencontrées ont pratiquement toutes validé des échéanciers d’apurement. Pourtant, alors même qu’elles en acceptent le principe sans contestation, le niveau de leurs échéances, qui s’ajoutent au montant du loyer en cours, n’est objectivement jamais tenable. Dans de nombreuses situations, elles n’hésitent pas à proposer spontanément des paiements irréalistes, notamment à l’audience, se persuadant elles-mêmes qu’elles pourront en honorer le règlement. Tout en surestimant leurs capacités d’effort, elles ne prennent pas toujours conscience par ailleurs du caractère ininterrompu que doit revêtir l’échéancier. Si une dépense imprévue vient perturber la régularité des remboursements, la sanction est pourtant immédiate : arrêt du versement des aides au logement, exigibilité de la dette totale, application de la clause résolutoire qui avait été judiciairement suspendue et expulsion sans délai. Pour certaines familles, cette situation se double même d’une incompréhension des termes du plan : elles peuvent s’appliquer à respecter scrupuleusement les mensualités d’apurement sans réaliser qu’elles doivent parallèlement reprendre le paiement du loyer en cours.
Si les ménages éprouvent des difficultés à comprendre le déroulement de la procédure, c’est également parce qu’ils ne prennent pas toujours connaissance des explications qui leur sont délivrées par écrit. Paradoxalement, c’est la profusion d’informations qui leur sont envoyées par courrier qui provoque une lassitude et en décourage la lecture. Beaucoup ressentent cette profusion comme un harcèlement d’autant plus fort que ces lettres ne leur fournissent pas de solution pour sortir de la situation dans laquelle ils se trouvent. Les courriers relatifs à la procédure ne faisant que s’ajouter à tous les autres dans leur boîte aux lettres (rappels de factures énergie, relances des organismes de crédit, mises en demeure diverses…), ils finissent souvent par ne plus les ouvrir.
Dans les cas où ils prennent connaissance des courriers remis par l’huissier, ils se disent rebutés par un vocabulaire juridique qui leur est incompréhensible et ne retiennent de ces courriers que leur caractère d’injonction, sans prêter attention aux informations complémentaires qui pourraient leur être utiles. On observe par exemple qu’aucune des personnes rencontrées n’a tiré profit des possibilités offertes par le Fonds de solidarité logement, dont les coordonnées figurent pourtant de façon obligatoire sur le commandement de payer.
C’est peut-être dans ce registre que l’accompagnement social prend tout son sens. L’explicitation de tous les éléments en lien avec le déroulement de la procédure constitue un moyen d’aider les ménages expulsés à se repositionner en situation d’acteur – d’autant que la plupart d’entre eux affirment avoir eu conscience que le départ du logement était la seule possibilité de résolution d’une situation qu’ils savaient intenable. Cependant, beaucoup mettent en avant que leur persistance à rester dans le logement était liée aux difficultés qu’ils ont rencontrées pour accéder à un autre logement.

Les entraves au relogement

Quelles que soient les causes de l’impayé à l’origine de l’expulsion (cherté du loyer, conflit avec le bailleur, logement inadapté), la plupart des ménages rencontrés en étaient arrivés à la conclusion qu’ils ne pouvaient pas se maintenir dans le logement en raison de leurs difficultés financières ou aussi, parfois, à cause de la mauvaise qualité du logement. Mais la mise en œuvre du relogement, qui pouvait être envisagée dès les premiers incidents de paiement, se heurte à une multitude de freins qui, pour des raisons différentes, peuvent s’avérer aussi problématiques dans le parc social que dans le parc privé, plus particulièrement dans les zones tendues en termes d’habitat.
Dans les territoires urbains caractérisés par une forte tension, la cherté des loyers compromet à elle seule l’accès à un logement du parc privé. Les garanties exigées par les bailleurs, rédhibitoires pour les ménages qui se trouvent en procédure d’expulsion, constituent un frein supplémentaire. Dans les zones d’habitat peu tendues, un relogement dans le parc privé est plus facile, mais c’est souvent par le biais d’une relation que les ménages peu solvables parviennent à se reloger, la difficulté de louer leurs logements conduisant les bailleurs privés à se montrer moins exigeants quant aux antécédents de ces candidats locataires.
Paradoxalement, tant que la procédure d’expulsion est en cours, l’accès au parc social dans le cadre d’une demande classique s’avère au moins aussi difficile que l’accès au parc privé. En effet, quel que soit le territoire concerné, les bailleurs sociaux considèrent généralement la personne menacée d’expulsion pour impayé comme un « mauvais payeur ». Pour les locataires expulsés du parc privé exprimant une demande de logement social, le marquage lié à la dette locative rend souvent leur demande irrecevable. Les locataires occupant déjà un logement social se trouvent quant à eux dans une situation paradoxale : afin de pouvoir être relogés dans un logement plus compatible avec leur budget, ce qui éviterait un alourdissement de leur dette (et l’expulsion), c’est auprès du bailleur qui a justement entamé cette procédure d’expulsion qu’ils doivent formuler une demande de mutation.
Face à ces constats, on ne peut que mesurer le risque que représente la difficulté de relogement et de se voir confronté, sans doute une fois encore, au mal-logement…

***

Depuis la parution de l’étude réalisée à partir des entretiens avec les ménages expulsés, une instruction du ministre de l’Intérieur[1] est venue, en 2012, inciter les préfets à ne pas expulser les ménages reconnus prioritaires DALO avant que le relogement ne soit devenu effectif. Il leur est aussi explicitement demandé que « toute personne faisant l’objet d’un commandement de quitter les lieux soit informée de la possibilité de déposer un recours DALO en vue d’obtenir un relogement ». La nécessité d’organiser un relogement le plus en amont possible est aussi mise en avant par une exhortation à « mettre en œuvre systématiquement le relogement effectif du ménage dans un délai qui intervienne avant la date à laquelle le concours de la force publique sera mis en œuvre ».
Ce texte représente un progrès réel dans la mesure où il témoigne de la prise de conscience collective des enjeux liés au relogement. Toutefois, parce qu’elle diminuerait considérablement le nombre de personnes forcées à quitter leur logement par une action de justice, son application systématique constituerait une avancée bien plus grande encore.


[1] Ministère de l’Intérieur, instruction n° NOR INTK1229203J, 26 octobre 2012.

Bibliographie

Adil du Gard, 2012, « Comment en arrive-t-on à l’expulsion ? », Agence départementale d’information sur le logement du Gard.

Conseil général de l’environnement et du développement durable, 2012, « Les bonnes pratiques des ccapex, Commissions de coordination des actions de prévention des expulsions locatives », rapport n° 007875-01.

Adil 94, 2008, « Le droit au logement face aux risques de l’expulsion », Actes du colloque « Une journée pour le logement dans le Val-de-Marne », Créteil.

Direction générale de l’urbanisme, de l’habitat et de la construction (DGUHC), 2002, « Évaluation du dispositif de prévention des expulsions locatives – Rapport des sites de Lyon et Marseille », Collection « les rapports ».

Vignoble G., 2005, « Prévention des expulsions locatives », rapport.

Frisque C., 2007, « La prévention des expulsions locatives : les paradoxes de la banalisation d’un nouveau risque », Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees).

Pinte É., 2008, « L’hébergement d’urgence et l’accès au logement des personnes sans-abris ou mal logées », rapport parlementaire.

Grunspan J.-P., 2004, « Définition d’un système d’observation des expulsions locatives, de leur mécanisme et de leur prévention », Conseil général des Ponts et chaussées.

FORS-Recherches sociales, 2004, « Les conséquences psychologiques et sociales de la procédure d’expulsion », Secteur Études et recherches de la Fondation Abbé Pierre.

Auteur/autrice

  • Pascale Vincent

    Sociologue, elle est directrice d’études à l’Agence départementale d’information sur le logement (ADIL) du Gard. Elle anime les observatoires de l’habitat et des loyers et dirige les études que l’ADIL publie dans le cadre de sa mission d’appui à la décision des politiques publiques de l’habitat. Elle a dernièrement dirigé les études suivantes : « De la demande au refus : les ménages prioritaires face aux propositions de logements sociaux », « FSL accès… et après ? » et « Comment en arrive-t-on à l’expulsion ? »

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