La production et l’utilisation des données utiles à la politique du logement

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Référé de la Cour des comptes du 18 juillet 2022

« Sans données de qualité fournissant au bon moment des informations satisfaisantes […], il est quasiment impossible de concevoir, de suivre et d’évaluer l’efficacité des politiques. De même, il est quasiment impossible pour les entreprises et les individus de prendre des décisions dûment étayées »[1]. La Cour des comptes justifie ainsi, dans un référé récent[2], sa décision de traiter de la production et de la diffusion des données statistiques utiles à la politique du logement. Le coût annuel de celle-ci, bien que décroissant ces dernières années, est proche de 40 milliards d’euros. Or, une expertise de 2014 mettait déjà en évidence les graves lacunes du système public d’information dans ce domaine[3].

 I – Les critiques de la Cour s’ordonnent autour de trois constats.

a/ Les outils actuels ne permettent pas de définir de manière pertinente les stratégies les mieux appropriées pour répondre, en tenant compte de la diversité des réalités territoriales, aux besoins des demandeurs, tant en ce qui concerne la production de logements neufs[4] que la lutte contre l’habitat indigne ou la rénovation énergétique. La raison en est que « les bases de données mobilisables sont difficiles d’accès et faiblement interopérables ». La cour a identifié douze bases qui souffrent, à un titre ou à un autre, de complexité, de défaut d’actualisation, de fiabilité insuffisante, d’absence d’exhaustivité. Il est donc nécessaire pour l’État de corriger ces défauts, notamment en décloisonnant les différentes bases.
b/ Le développement de la production de statistiques géolocalisées par le secteur privé, utile à la connaissance des loyers ou des transactions, constitue un défi qui pourrait conduire la production de données privées à « supplanter la prééminence publique en matière d’information sur la politique du logement ». Le risque est que l’accès à ces données soit restreint, comme peut le faire craindre l’exemple des données notariales sur les transactions, qui sont censées être mises à la disposition du public à titre gratuit. Or, leur degré de précision géographique reste restreint à l’échelle communale et leur accès à titre gracieux est limité dans les faits.
c/ Les politiques du logement doivent mieux intégrer la dimension territoriale, ce qui suppose le développement, tant en ce qui concerne l’offre que la demande de logements, d’outils adéquats de connaissance, en coordination avec les collectivités territoriales, « auxquelles incombe la mise en œuvre, l’adaptation de renforcement de ces politiques en lien avec les enjeux d’aménagement du territoire ».
Forte de ces constats, qui pour nombre d’entre eux ont déjà fait l’objet d’observations dans de précédents rapports, la Cour formule sept recommandations : fiabiliser et actualiser les principales base de données (1) ; garantir aux différents publics concernés l’accès aux données (2); désigner un opérateur (en l’occurrence la Dinum[5]) en charge de formaliser, entre services producteurs, la mise à disposition annuelle des informations (3) ; établir un référencement de l’information disponible (4) ; prévoir, lors de la création d’une base de données, la possibilité de son usage à des fins statistiques (5) ; produire des statistiques géolocalisées en temps réel sur l’ensemble des indicateurs du logement (6) ; documenter les études d’impact des projets de loi par l’implantation de données fiables et actualisées (7).
Dans le délai réglementaire des deux mois, deux réponses sont parvenues à la Cour : celles des ministères des Finances et du Logement[6]. Elles divergent quant à l’appréciation des constats. Le ministère des Finances, qui convient de l’importance du sujet, écarte rapidement les critiques de la Cour et précise que les services sont contraints par le respect du droit et de la loi en matière de statistiques (comme si cela n’allait pas de soi !), sans pour autant suggérer des modifications des textes qui permettraient de mettre en œuvre les recommandations de la Cour. Le ministère du logement, pour sa part, insiste sur les progrès réalisés et surtout convient que la situation est en effet loin d’être satisfaisante. Il admet que l’accès aux données fiscales reste imparfait et complexe et que « Certaines transmissions de données restent […] insuffisantes : c’est le cas notamment des données notariales diffusées exclusivement par Paris Notaires Services en Île-de-France et Perval sur le reste du territoire métropolitain et en outre-mer, auxquelles les services de l’État, les collectivités territoriales et le monde de la recherche n’ont pas accès gratuitement, bien qu’elles soient produites dans le cadre d’une mission de service public ». Il n’en va pas de même s’agissant des recommandations. Certes, des points de divergence existent entre les deux ministères. Ainsi, le Logement partage l’idée qu’il est nécessaire de fiabiliser et d’actualiser les bases de données (recommandation 1), et de donner un rôle central à la Dinum (recommandations 3 et 4). Pour les Finances, le référencement de toute l’information disponible à la Dinum ne paraît pas souhaitable (recommandation 4). Mais les deux s’accordent pour réfuter le jugement et les souhaits de la Cour s’agissant des statistiques géolocalisées à partir de données fiscales (recommandation 6). Pour les Finances, « la mise à disposition de données en open data, dont notamment les demandes de valeurs foncières, permet déjà de nombreux traitements, y compris par les acteurs privés. Par ailleurs, la DGFiP, par l’intermédiaire du service statistique implanté en son sein, assure la diffusion de données fiscales aux acteurs du service statistique public ». Le Logement liste dans sa réponse les progrès notables et les avancées multiples réalisés qui conduisent à conclure que la recommandation de la Cour est sans fondement ou presque.
En résumé, pour les deux ministères, le jugement que la Cour porte sur la qualité et la fiabilité des statistiques sur le logement est excessif, pour ne pas dire erroné, et ses recommandations irréalistes. La réponse du ministère du logement à la recommandation 7 sur la nécessité de documenter l’étude d’impact du projet de loi relatif au logement par des données fiables et actualisées en constitue une illustration : « Nous adhérons à cette recommandation dans son principe. Sa mise en œuvre se fera progressivement car elle nécessite d’augmenter les délais et les moyens de réalisation de ces études d’impact »[7].
À la lumière de tous ces éléments, il convient de s’interroger sur le bien-fondé, d’une part du constat et des recommandations de la Cour, d’autre part des réponses ministérielles au regard de l’objectif partagé par tous de la connaissance statistique du domaine du logement.

II – Un constat pertinent, mais lacunaire

On laissera de côté ici les questions liées à la répartition de la mise en œuvre des différents projets au sein du service statistique public pour se concentrer sur les principales carences liées à la production et la mise à disposition de données[8].

ENL versus SRCV[9]

Considérée comme un outil irremplaçable par nombre d’acteurs professionnels et de chercheurs, l’ENL, réalisée jusqu’ici par l’INSEE (la dernière date de 2013), joue un rôle essentiel au plan national dans l’élaboration des Comptes du logement et, plus largement, dans la connaissance des conditions de logement et de son coût. Les tentations ont été pourtant fortes d’abandonner cet outil au motif que le dispositif SRCV et le recensement pourraient venir en substitution. La mobilisation du Ministère du logement, des chercheurs et des professionnels a permis qu’une enquête logement sous l’égide du SDES soit lancée en 2020-2021, qui devrait donner lieu à une première diffusion de résultats d’ici à la fin de l’année. Cette dernière sera toutefois incomplète car l’ensemble des revenus ne pourra être apparié avec les données fiscales que courant 2023, au motif qu’une partie de l’enquête a été réalisée en 2021 en raison de la crise sanitaire. Des retards ne sont pas à exclure. L’enquête suivante sera conduite par l’Insee en 2024, principalement via internet. Ces éléments démontrent que le service statistique public peine à maintenir le rythme d’une enquête tous les cinq ans, rythme pourtant jugé indispensable à une bonne connaissance des tendances à l’œuvre dans le secteur et ce alors même que tous les acteurs concernés estiment que cette enquête est la pierre angulaire de l’ensemble du dispositif.
Si SRCV offre au contraire la garantie de la pérennité, en tant qu’enquête européenne obligatoire, son échantillon restreint et le contenu limité de son volet logement font qu’elle ne peut rendre les mêmes services que l’enquête logement, comme le démontre un document de travail de l’Insee[10]. Quant au recensement, s’il a pour lui l’avantage de l’exhaustivité, il ne décrit que sommairement les conditions de logement et ne permet pas de rapprocher la dépense de logement du revenu des ménages.

L’accès aux données

Les lacunes en la matière, déjà mises en évidence par plusieurs rapports, sont multiples et anciennes. Ainsi, la Cour met le doigt sur le sujet sensible des données issues des actes notariés.  Conformément aux exigences du décret et des deux arrêtés qui en définissent les conditions de diffusion, seules quelques variables sont mises gratuitement à disposition du public. Une diffusion à titre gracieux de toutes les données nécessiterait une modification de ces textes et mettrait à mal le modèle de financement de la base. On peut citer deux autres exemples, non relevés par la cour, de rétention d’information : d’une part l’enquête sur l’Occupation du parc social (OPS) enquête obligatoire réalisée par les bailleurs sociaux, dont non seulement les données ne sont pas accessibles, mais les résultats ne font, sauf erreur, l’objet d’aucune publication ; d’autre part l’absence totale de données exploitables sur les aides fiscales à l’investissement locatif privé, alors que les bénéficiaires doivent remplir un formulaire décrivant de façon détaillée les opérations réalisées. D’une manière générale, on reste perplexe quant à la cohérence de nombre de règles en matière de diffusion des données. À titre d’illustration, on peut se demander, s’agissant de l’enquête RPLS[11], pourquoi les fichiers sont diffusables à tout un chacun alors que celui de l’enquête logement ne l’est pas. Pourquoi, a contrario, la variable loyer n’est-elle diffusée qu’aux chercheurs ?
Pour conclure sur ce sujet de la diffusion, on ne peut que déplorer que la plupart des fichiers soient réservés aux chercheurs : quelles garanties quant à l’utilisation des données présentent ces derniers qui ne pourraient être fournies par les acteurs privés ? Et pourquoi ne pas ouvrir plus largement leur accès ?

L’exhaustivité n’est pas la panacée

Pour indispensables qu’elles soient à la conduite de la politique nationale du logement, les enquêtes par sondage comme l’Enquête nationale logement, a fortiori SLCV, ne peuvent, du fait de la taille limitée des échantillons, être utilisées au plan local. D’où l’intérêt des données issues des fichiers fiscaux, dont la Cour signale à juste titre l’importance. Leur utilité sur le plan de la connaissance statistique tient à ce qu’il s’agit de données effectivement exhaustives et à leur qualité – collecte de l’impôt oblige.
Ce n’est pas forcément le cas de toutes les données issues de procédures administratives. Ainsi, le traitement administratif des permis de construire alimente en théorie de manière exhaustive le système statique Sitadel. L’avantage d’un tel dispositif est de permettre de répondre à la fois aux besoins nationaux et aux besoins locaux à un niveau fin. Or il s’avère que l’exhaustivité des données disponibles pour le traitement statistique est loin d’être atteinte, du fait d’une part de non-déclarations de mises en chantier et d’achèvements de travaux aux services instructeurs, d’autre part de dysfonctionnements dans la transmission de ces informations pour l’exploitation statistique par ces mêmes services instructeurs, à savoir le plus souvent la commune. D’autre part les délais de remontée de l’information sont très variables, ce qui induit des retards importants dans l’établissement des statistiques portant sur une période donnée. Le service statistique chargé des traitements a, de ce fait, dû abandonner la publication de statistiques sur les logements achevés et mettre au point un procédé d’estimation des autorisations et des mises en chantier qui permet d’élaborer rapidement des résultats estimés, mais à des niveaux géographiques agrégés. Ceci illustre la difficulté générale d’utilisation de données collectées à des fins de gestion administrative pour produire des statistiques de qualité. Compte tenu de l’importance du suivi de la construction neuve pour une bonne appréciation de la conjoncture, d’autres pays ont préféré mettre en place des enquêtes par sondage. Gageons que malgré les lacunes constatées, les commentateurs vont continuer à gloser autour de mouvements mensuels des statistiques sur le nombre de logements mis en chantier, lesquelles devraient, selon l’expression consacrée, n’être utilisées qu’avec circonspection.

Loyers : un suivi indispensable, mais pas partout

« Les besoins pour l’information locale et la régulation sont, en ce domaine, très supérieurs aux besoins statistiques nationaux stricto sensu »[12]. Cela explique vraisemblablement pourquoi les initiatives privées au cours des vingt dernières années se sont fortement développées[13]. Toutefois, sauf exception, l’opacité des méthodes de traitement ne permet pas de juger de la qualité des résultats. Il faut en revanche saluer la montée en régime, impulsée par le ministère chargé du logement, d’un réseau d’observatoires des loyers sous l’égide de l’ANIL. La Cour regrette, dans son référé, que « malgré un travail rigoureux des Associations départementales d’information sur logement (ADIL), […] les 34 observatoires des loyers qui ont été installés ne permettent pas de couvrir tout le territoire national en temps réel »[14]. C’est sans doute pour tenter de combler les vides que le ministère de l’Ecologie publie une carte des loyers qui couvre de façon exhaustive le territoire français[15]. En réalité les loyers calculés sont des loyers d’annonces et non des loyers effectifs et ils intègrent les charges locatives : ils ne sont donc pas comparables avec ceux des observatoires. On peut s’interroger sur l’utilité de cette publication, quant on sait que la faiblesse des effectifs observés impose de regrouper de nombreuses communes dans les zones rurales, dans lesquelles, au demeurant, le marché locatif n’occupe qu’une place marginale dans l’offre de logements et où la notion de politique locale du logement n’a guère de sens. Au final, les interrogations dont faisait état le rapport du CNIS de 2010 au sujet de l’estimation locale des loyers, entre modèle prédictif[16][17] à partir de l’Enquête nationale logement de l’Insee et la mise en place d’observatoires locaux des loyers restent malheureusement toujours d’actualité.

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Le lecteur peut constater que bon nombre de ces critiques ou suggestions ne figurent pas dans le référé de la Cour des comptes. La raison en est sans doute que la forme du référé se prête mal au traitement d’un sujet qui nécessiterait une analyse approfondie. En l’occurrence, le principal intérêt du référé est de rappeler l’importance de la question traitée. On notera néanmoins, à la lumière des dernières publications, l’existence de deux invariants à la source de bien des lacunes et insuffisances du système statistique de connaissance du logement. Le premier a trait à la permanence d’obstacles multiples à un accès libre et général aux données. Réserver cet accès à des privilégiés, soient-ils des chercheurs, n’est pas justifié, et il importe de combattre cette discrimination dans l’espoir que les choses se modifient. Le second tient à l’impossible partenariat public-privé en matière de statistiques. Il est vrai que nombre de productions privées furent et sont encore pour certaines de qualité plus que médiocre. Pour autant, les pratiques visant à préférer la pénurie à la collaboration pour préserver une hégémonie publique s’avèrent néfastes au développement de l’information disponible.

Bernard Coloos
Septembre 2022


[1] A World that Counts. L’ensemble de la citation est tiré de recommandations sur les moyens de promouvoir, de mesurer et de faire connaître l’utilité de la statistique officielle, Nations Unies New York et Genève, 2018, Commission économique pour l’Europe des Nations Unies, 107 pages

[2] Cour des Comptes, le Premier Président à Madame Barbara Pompili, Ministre de la transition écologique et Monsieur Bruno Le Maire, Ministre de l’économie des finances et la relance, référence : S22022 – 0931, la production et l’utilisation de données utiles à la politique du logement, 5 pages, mais 2022

[3] Page 6 in Rapport sur l’organisation du service statistique dans le domaine du logement, établi par Alain Chappert, Isabelle Kabla- Langlois, Jacques Friggit et Patrick Laporte par l’inspection générale de l’INSEE et le Conseil général de l’environnement et du développement durable, juin 2014,

[4] La cour note à ce sujet que les besoins en logement neuf sont évalués depuis 2014 par la statistique publique (DHUP et Ceréma) à 370 000 logements/an alors que l’objectif affiché par le gouvernement est de 500 000, ce qui introduit une évidente fragilité de ce dernier.

[5] Direction interministérielle du numérique, rattachée au premier ministre

[6] La première en date du 15 juillet 2022 est signée de Monsieur Bruno Le Maire, Ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique et de Gabriel Attal, Ministre délégué chargé des comptes publics. La seconde, datée du même jour, est signée du Ministre chargé de la transition écologique et de la cohésion des territoires M. Christophe Bechu et du Ministre délégué chargé de la vie du logement M. Olivier Klein

[7] Page 4, Réponse de MM. Bechu et Klein

[8] Pour une analyse plus fouillée, voir, outre le rapport déjà cité, « L’information statistique sur le logement et la construction », Bernard Vorms, Alain Jacquot, Jean-Louis Lhéritier, Cnis 16 mars 2010.

[9] ENL : Enquête nationale logement. SRCV : statistique sur les revenus et les conditions de vie des ménages.

[10] Pierrette Briant, Nathalie Donzeau, Maryse Marpsat, Claudine Pirus et Catherine Rougerie, « Le dispositif statistique de l’Insee dans le domaine du logement. État des lieux et évaluation comparée des sources », Insee, document de travail n°F1002, mars 2010.

[11] Répertoire des Logements des Bailleurs Sociaux

[12] Op. Cit. page 5, Rapport sur l’organisation statistique dans le domaine du logement

[13] Il en va de même s’agissant des transactions immobilières, avec là encore de réels problèmes de fiabilité des sources privées.

[14] Op. Cit. Cour des Comptes, page 3

[15] https://www.ecologie.gouv.fr/carte-des-loyers#

[16]Ledit rapport notait page 39 que la qualité de l’estimation dépendra bien sûr de la qualité du pouvoir prédictif du modèle utilisé. A cette fin, il serait important que les fichiers des enquêtes nationales soient enrichis de variables géographiques de contexte : variables climatiques, variables permettant de se faire une idée de la « qualité » du voisinage et des équipements dont bénéficie le territoire étudié, etc.

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Auteur/autrice

  • Bernard Coloos

    Bernard Coloos est aujourd’hui consultant. Il a été de 1996 à 2020 directeur puis délégué général adjoint aux Affaires économiques, financières et internationales de la Fédération Française du Bâtiment,. Il a été chargé du Bureau des études économiques à la Direction de l’habitat et de la construction de 1990 à 1994 et directeur de l’Observatoire immobilier et foncier du Crédit foncier de France. Titulaire d’une maîtrise de droit privé et d’un doctorat de 3e cycle en sciences économiques, il a été également professeur associé au master Aménagement et urbanisme à l’IEP Paris. Il a publié divers ouvrages traitant du logement.

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