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Note de lecture : Appartements témoins. La spoliation des juifs à Paris, 1940-1946

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Note de lecture de Isabelle Backouche, Sarah Gensburger et Éric Le Bourhis, Appartements témoins. La spoliation des juifs à Paris, 1940-1946, La Découverte, 2025
Avec l’accord de l’auteur, nous publions cette note de lecture initialement mise en ligne sur le blog de Laurent Bloch (https://laurentbloch.net/BlogLB/Appartements-temoins) et qui nous semble susceptible d’intéresser nos lecteurs

« À la faveur d’archives inédites, ce livre raconte, quartier par quartier, rue par rue, l’histoire d’une spoliation oubliée. Pendant l’Occupation, des milliers de locataires parisiens ont été évincés de leur appartement parce qu’ils étaient identifiés comme juifs. À partir de 1942, diverses procédures et politiques orchestrées par les autorités de Vichy, épaulées par l’occupant, se sont emparées de ce parc immobilier pour satisfaire une population parisienne en mal de logements. L’arsenal de l’exclusion des juifs a été mis au service du fonctionnement d’un large marché locatif où l’on croise propriétaires, fonctionnaires, sinistrés, voisins, concierges et candidats “pistonnés”, en bref la société parisienne dans toute sa diversité. Ce livre raconte cette éviction massive, à la croisée de l’histoire de la Shoah et de celle du logement.
À la Libération, les rescapés de retour ont trouvé leur appartement occupé. Un antisémitisme virulent s’est alors exprimé publiquement, au pied des immeubles, le retour des juifs perturbant les arrangements du temps de l’Occupation. La République restaurée œuvrera finalement à rendre leur éviction définitive. Ces appartements reloués sont les témoins des mécanismes qui ont permis l’élimination des juifs de la société parisienne. Cet ouvrage leur donne enfin la parole, au travers d’une écriture narrative et d’une déambulation dans les rues de la ville. » (Présentation du livre par les auteurs).
Ce livre sur la spoliation des locataires juifs, fruit du travail de dix ans des trois auteurs, défriche un terrain à peu près vierge. En effet, si la spoliation des propriétaires juifs d’immeubles et d’appartements et l’aryanisation des entreprises possédées par des juifs sont bien documentées et ont fait l’objet de nombreuses recherches, celle des locataires est passée largement inaperçue.
Le sort des spoliations de propriétés est mieux connu, pour une bonne part, parce qu’elles procédaient de dispositifs législatifs précis et faisaient l’objet d’une publicité explicite, ainsi la mise en vente de la maison de mon grand-père par le Commissariat général aux questions juives en 1943 ; à ce sujet on pourra consulter le livre de Laurent Joly L’antisémitisme de bureau – Enquête au cœur de la Préfecture de police de Paris et du Commissariat général aux questions juives (1940-1944). Les locations étaient l’objet de transactions bien souvent à la limite du droit, dont en outre les administrations ont souvent dissimulé les traces après la Libération.
Les premières évictions de locataires juifs ont lieu « à la dérobée » en août 1940, pour loger des militaires allemands. Ces occupations sont confirmées par des ordres de réquisition de la Kommandantur de Paris. Nos auteurs en ont retrouvé des traces écrites dans les archives militaires allemandes conservées à Fribourg-en-Brisgau et dans les fonds (très discrets, nous y reviendrons) de la préfecture de la Seine aux Archives de Paris.
Les appartements occupés de la sorte étaient généralement pillés : l’idée était d’en donner les meubles à des ménages allemands envoyés occuper les territoires d’Europe de l’Est qui auraient été colonisés par le Reich de Mille ans.Le chapitre 6 décrit l’« Opération meubles » qui a dépossédé les juifs de leurs biens mobiliers. Plus de 40 000 appartements ont été vidés par les Allemands, les objets et meubles étaient ensuite orientés vers 3 camps annexes où on avait installé des internés de Drancy, ils triaient thématiquement et les caisses repartaient en Allemagne pour soulager les populations civiles. Voir les publications de Sarah Gensburger à ce sujet. Et c’est donc une fois les appartements vidés par les Allemands qu’ils transmettaient les listes à la préfecture de la Seine pour qu’elle en dispose.
Divers groupuscules fascistes se mettent aussi à accaparer des « locaux juifs ». Mais survient un autre événement : « le 3 mars 1942, la ville de Boulogne-Billancourt, qui abrite les usines Renault, dont les ouvriers alimentent l’effort de guerre allemand, est visée par d’importants bombardements anglais. Nombre de logements alentour sont touchés, obligeant leurs habitants à s’enfuir. » Il y aura un nouveau bombardement le 4 avril 1943, à la suite duquel « le conducteur de travaux Georges Bertet, employé du service de l’Habitation, s’affirme comme intermédiaire entre les sinistrés […], les gérants et le Commissariat général aux questions juives. […] En mai 1943 est créée au sein du service de l’Habitation une quatrième et nouvelle section en charge “des locaux vacants et du relogement”, c’est-à-dire de l’inventaire des locaux légalement vacants et de la relocation des “appartements juifs” du département. »
Georges Bertet dirige ce « service du Logement », installé au 2 rue Pernelle, qui fonctionnera comme une agence immobilière, intermédiaire entre les services allemands, qui transmettent des listes d’appartements vidés par eux à relouer, les propriétaires ou gérants d’immeubles, et les candidats au logement, qui étaient loin d’être tous des occupants d’immeubles détruits par les bombardements. Des « Parisiens vigilants » pouvaient observer le « départ » de leurs voisins juifs, être les témoins du déménagement des meubles par les Allemands, et se porter candidats à l’occupation de leur appartement. Ces relocations respectaient un formalisme légal, tout en violant les droits des locataires juifs : un administrateur provisoire était nommé (comme pour les propriétés) pour résilier le bail, cela pour mettre les gérants en accord avec le droit locatif, mais cette résiliation était une usurpation du droit au bail des juifs. Le gérant, satisfait d’avoir son appartement libéré, devait ensuite accepter les candidats envoyés par la Préfecture de la Seine. Et effectivement, dans plusieurs cas, la résiliation du bail se faisait alors que la famille juive continuait de payer son loyer.
« Pendant l’Occupation, près de 40 000 habitants du département de la Seine ont été tués en déportation ou sont décédés dans un camp français, parce que considérés comme juifs au titre de la définition raciale de 1940. » Mais la plupart de ceux qui avaient échappé à l’arrestation, souvent en se réfugiant en zone Sud, avaient survécu, et, à la Libération, souhaitaient revenir dans leur appartement, dont le bail avait été résilié à leur insu, au mépris de leur droit, par un administrateur provisoire, et dont bien souvent ils avaient continué à payer le loyer : il faut savoir en effet que, du fait de leur encadrement depuis 1918, les loyers étaient très faibles, pour la plupart des locataires entre 3 et 5 % de leurs revenus. On lira avec profit une analyse de cette politique immobilière par Bertrand de Jouvenel sur le site Politique du logement, qui fait d’ailleurs écho à certains débats contemporains.
Parmi les nombreux événements révoltants rapportés par nos auteurs, un des plus choquants me semble le comportement du gouvernement provisoire et des tribunaux à la Libération, qui ont délibérément choisi de confirmer (dans la plupart des cas) les occupations et d’évincer les locataires juifs, qui n’ont eu que très peu de possibilités de recours, et seulement pendant un très bref laps de temps. À la Libération la situation est en effet inextricable : comme les « relogés » ont signé un bail avec le gérant, ils ne comprennent pas pourquoi on veut les expulser pour rendre aux Juifs leur appartement. C’est là qu’on touche à la question de l’antisémitisme d’opportunité : ces relogés pensaient que les Juifs ne reviendraient pas, le tout sur fond de crise du logement. Et quand le juge de paix accordait la réintégration, le relogé devait trouver un autre appartement avant que la famille juive puisse se réinstaller. Mission impossible compte tenu de la crise du logement.
Ainsi, nous apprennent les auteurs, « Charlotte Badinter se bat pendant près de deux ans pour récupérer son logement du 4 rue Raynouard dans le quartier de la Muette (XVIe). Alors en première année de droit, son fils Robert assiste à l’une des audiences en avril 1945. Et quand leur avocat précise que son père est déporté, et qu’on est sans nouvelles, le président du tribunal de la justice de paix du XVIe arrondissement lui répond : “Ça n’intéresse pas le tribunal, Maître.” Badinter a alors dix-sept ans et, des années après, il s’en souviendra encore : “Je garderai cela toute ma vie […] vous pouvez crever, on n’a rien à en fiche.” »
Le livre est en fait bâti autour d’une abondante collection de tels cas particuliers, soigneusement documentés et référencés. Attention, il y a un petit piège dans cette lecture : lorsque l’on arrive à une liste de références, on pourrait croire que le livre est fini, mais il y a encore un ultime chapitre, qui n’est pas le moins intéressant !
J’emprunte paresseusement leur conclusion aux auteurs :
« Ce livre est le produit d’une rencontre intellectuelle et amicale entre deux historien.nes de l’urbain et une historienne de la Shoah et sociologue de sa mémoire. Notre recherche collective est née de la consultation d’un fonds conservé aux archives de Paris, que bien peu de lecteurs avaient sollicité jusque-là. Il était alors numéroté “Pérotin 901/62/1” et identifié sur le bordereau de versement “dossiers de réquisition de logements vacants en faveur de particuliers classés par ordre alphabétique, 1942-1944”. Cet intitulé anodin et approximatif dissimulait les traces de l’activité du service du Logement de la préfecture de la Seine : entre 1943 et 1944, cette annexe de l’Hôtel de Ville, installée au 2 rue Pernelle, avait en charge la réaffectation des droits des locataires parisiens identifiés comme juifs à d’autres locataires. En 2024, ce fonds, reclassé à partir de notre dépouillement et renuméroté 133W, a été renommé “Dossiers des logements loués par des personnes considérées comme juives et réattribués à des particuliers (1943-1959)”.
L’ambitieuse politique préfectorale de redistribution des appartements dits alors “juifs”, engagée en mai 1943, se fonde sur diverses prémices qui ont toutes, chacune à leur manière, ciblé ces appartements : le cantonnement de l’armée allemande à partir de 1940, les installations sauvages récurrentes, les efforts de certains propriétaires pour se débarrasser plus ou moins légalement de leurs locataires, et surtout les redistributions opérées par des services allemands et le Commissariat général aux questions juives de Vichy à partir de l’été 1942. » (La préfecture de la Seine et ses cent mairies : des instances oubliées, des archives inestimables)

Laurent Bloch
Mars 2025

Auteur/autrice

  • Laurent Bloch

    Après des études de statistiques et d'informatique (ENSAE), Laurent Bloch a travaillé à l'Insee, à l'Ined, au Cnam. Il a été chef du Service d'Informatique scientifique de l'Institut Pasteur, Responsable de la sécurité des systèmes d'information de l'Inserm, puis DSI de l'université Paris-Dauphine, spécialiste de la sécurité des systèmes d'information. Parallèlement à ces différents emplois Laurent Bloch a constamment enseigné l'informatique dans diverses institutions, il a été rapporteur à la Commission de développement de l'informatique des Ministères de l'Économie et du Budget et rapporteur à la Commission centrale des Marchés de l'État.

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