Conception de création et de gestion du logement produite par les habitants eux-mêmes dans une logique d’usage plus que de marché.
Si nous pensons actuellement l’habitat de manière dominante en termes de “ marché”, au sein duquel se produirait et s’échangerait librement ce bien précieux qui conditionne nos vies, et auquel nous consacrons l’essentiel de nos ressources, on sait que de grands pans de la réalité échappent en fait aux lois du marché stricto sensu et dépassent tant la logique marchande que son processus d’élaboration. On oublie souvent que d’autres logiques ont existé et sont encore à l’œuvre, logiques plus sensibles au bien collectif et à la dignité de chacun, réciproquement à la position de service dans laquelle devraient se penser ceux qui disposent de compétences techniques plutôt que de s’arroger un pouvoir exorbitant de leur légitimité.
Qui se souvient encore des études de Tönnies sur l’opposition historique entre communautés et sociétés, ou des communautés taisibles du centre de la France que décrivait Restif de la Bretonne, disparues seulement au début du XXe siècle, et qui permettaient à une fratrie ou à un groupe local, “ au même pot et au même feu ”, de faire front à l’imposition “ par feu ”, et plus encore à l’accaparement de leurs biens par l’exercice la “ main morte ” du hobereau local. C’est dire qu’une logique de la solidarité en matière de lieu de vie, et dans laquelle se reconstruit l’autonomie, l’indépendance et la dignité est un courant de pensée fort ancien, et qui revient au devant de la scène par période.
Plusieurs épisodes l’illustrent bien. On connaît mieux le mouvement des “ Castors ” associant une logique économique à la solidarité-réciprocité du front populaire, des multiples mouvements populaires coopératifs de la libération, et simultanément de la crise du logement de l’après-guerre. On connaît encore le mouvement Emmaüs, qui a également opéré en matière d’habitat et le fait toujours.
C’est ensuite le mouvement autogestionnaire des années 70, lequel a engendré de multiples expériences d’habitat, communautaire ou non, de taille restreinte, surtout au sein de la classe moyenne. Les plus connues et durables sont celles des “ habitats groupés autogérés ”, réunies au sein d’un mouvement national le MHGA, (Reynaud et Bonnin, 1981, 1982, 1983). Six à douze familles s’y regroupaient pour élaborer par elles-mêmes, avec le concours d’un architecte, un habitat moins individualiste, pourvu d’espaces communs. Ce mouvement a ensuite généré des expériences d’habitat social à l’échelle de quartiers, à Chambéry, Conflans-Ste-Honorine, etc., dont les résultats extrêmement concluants n’ont pas reçu la publicité qui leur aurait permis d’accéder au statut de modèles alternatifs pertinents.
De là et parallèlement, de multiples expériences de “ participation ” des habitants ont été conduites avec le soutien du Ministère du Logement (Mollet, 1981), avant que la question ne soit déportée à l’échelle de la politique de la ville et du Développement Social des Quartiers.
L’orientation actuelle, lorsque les esprits acceptent de penser autrement qu’en termes de marché, lequel n’a jamais existé en matière d’habitat social, et sous l’influence certaine des travaux des sociologues et anthropologues urbains, est à la reconnaissance d’une compétence d’usage. L’habitant est le seul détenteur in fine, en démocratie, de la légitimité de l’action et du projet. L’acteur politique ou technique qui s’est substitué à lui au nom de l’intérêt général, prend conscience que, ce faisant, il l’a disqualifié irrémédiablement en le considérant comme incapable de maîtriser son destin, fût-ce en matière d’habitat. Or, c’est précisément le processus du projet, cette utopie réaliste de la construction, le processus des négociations et des compromis qui donnent sens, qui écrivent l’histoire, le récit au fondement d’un habiter. Dès lors, l’habitat produit dans l’exclusion de son principal acteur a perdu tout sens pour celui-ci, et l’attachement au lieu ne se produit pas, laissant place à tous les comportements d’incivilité.
La tendance est au contraire, au moins dans le secteur coopératif le plus avancé, à la réintégration de l’habitant (les municipalités gérant de copieuses liste de demandeurs en attente), et donc de la logique d’usage dont il est porteur, face aux logiques techniques et économiques qui prévalaient seules, conduisant à des solutions rapides mais biaises, promises aux difficultés multiples.
Philippe Bonnin
Mars 2015