La révolution numérique et le marché du logement

SYNTHESE

La révolution numérique transforme l’économie générale du marché du logement. De nouveaux usages du logement apparaissent, de nouveaux acteurs émergent et viennent bouleverser tant le jeu concurrentiel que les modalités d’intervention de l’État.
Ainsi, un même logement peut voir ses modalités d’occupation se diversifier, lui assurant une occupation plus intensive. Les formules de location partielle ou temporaire qui relevaient du bouche à oreille ou du troc prennent une ampleur tout à fait nouvelle grâce à l’intervention de plateformes d’échange et de location. Cette évolution, qui ne va pas sans effet pervers, appelle des réponses qui ne peuvent prendre appui sur des textes conçus pour d’autres objets, avant l’avènement de la révolution numérique et alors que ces nouvelles pratiques n’existaient pas. Ces réponses supposent un traitement différencié en fonction de chacune des modalités d’occupation.
Parallèlement, le fonctionnement du marché du logement et les méthodes de travail de ses principaux acteurs évoluent de façon continue. Toute recherche d’un logement, à l’achat ou à la location, commence désormais sur internet et c’est grâce à internet que les professionnels peuvent améliorer leurs offres de service. Les portails d’annonces facilitent la rencontre entre l’offre et la demande et fournissent immédiatement de nombreuses informations, les logiciels d’estimation des prix et des loyers fondés sur l’observation systématique des transactions progressent régulièrement, comme les modalités de présentation « virtuelle » des logements. La gestion locative et l’activité de syndic comportent des tâches que la dématérialisation et le traitement numérique des données permettent de traiter à moindre coût, tout en facilitant l’accès aux informations concernant l’état des immeubles.
Pourtant, à la différence d’autres activités de service (comme les agences de voyage), les professionnels en place n’ont pas été marginalisés. L’uberisation reste un thème de colloque, mais la part des ventes réalisées par l’intermédiaire des agents immobiliers n’a pas diminué depuis la révolution numérique, après avoir beaucoup augmenté jusqu’au milieu des années 2000. Seul le rôle des agents immobiliers dans les transactions locatives semble marquer le pas, a fortiori en ce qui concerne les locations de courte durée, mais dans ce dernier cas il s’agit d’un nouveau marché né avec le développement des plateformes de l’économie collaborative. Ce phénomène s’observe dans tous les pays, alors même que l’économie générale des systèmes – c’est-à-dire leur cadre réglementaire, le poids des organisations professionnelles, leurs conditions d’intervention et la nature des mandats – diffère profondément dans chacun d’entre eux. Pour les administrateurs de biens, la révolution numérique s’est plutôt traduite par une extension de leurs offres à des clientèles qu’ils ne pouvaient jusque-là pas servir par des moyens traditionnels.
Néanmoins de nouveaux acteurs sont bien apparus. Les portails d’annonces ont pris une place considérable, mais se sont insérés dans les processus de vente sans se substituer aux agents traditionnels et sans parvenir à les vassaliser. Les professionnels se sont approprié les outils numériques et, malgré les difficultés tenant aux contraintes de l’activité syndicale, ils se sont entendus pour mettre en place leurs propres portails afin d’essayer de limiter leur dépendance à l’égard des nouveaux acteurs et la part de la valeur ajoutée que ceux-ci prélèvent.
En France, d’autres nouveaux acteurs, improprement appelés « réseaux de mandataires », s’inscrivant strictement dans le cadre juridique de la loi Hoguet[1], ont tiré profit de la révolution numérique pour porter à l’extrême l’externalisation des fonctions commerciales, facilitant ainsi l’accès à la profession de nombreux agents commerciaux dont le service se limite à l’entremise. L’apparition de ces nouveaux acteurs s’est faite sans que les évolutions du cadre réglementaire y aient la moindre influence.
Globalement, nulle part les économies rendues possibles par les nouvelles technologies n’ont été répercutées sur le consommateur. Les frais d’agence, qui vont du simple au triple ou au quadruple selon les pays pour un service sensiblement équivalent, ne se sont pas réduits malgré l’émergence d’offres à bas prix. Le nombre de transactions que traite chaque agent varie considérablement selon les pays et ni les nouvelles technologies ni l’intervention de nouveaux acteurs n’ont modifié cet état de fait. L’écart considérable de niveau des honoraires observé entre les pays reste fondamentalement inexpliqué. En tout état de cause, la concurrence ne se joue pas vraiment sur le niveau des honoraires.
À ce jour en tout cas, la « disruption » n’a donc pas eu lieu, ou pas encore. Mais l’histoire n’est pas achevée. Les modèles d’affaires innovants ne manquent pas, même si la plupart ne semblent pas encore parvenus au stade de la rentabilité.

Aux États-Unis et plus encore au Royaume-Uni, des offres à prix réduit tentent d’émerger. Au Royaume-Uni, les agences en ligne représenteraient aujourd’hui 5 % du marché, une part faible mais qui aurait doublé en deux ans. La transposition de certains de ces modèles se heurterait en France à la loi Hoguet qui conditionne toute perception d’honoraires par l’agent immobilier à la réalisation de la vente. Aux États-Unis comme au Royaume-Uni, les agences en ligne qui réussissent le mieux s’appuient bien sur des agents implantés localement pour réaliser un certain nombre de tâches. La disparition de l’agent n’est donc pas à l’ordre du jour, d’autant que la vente de particulier à particulier ne semble pas progresser. Il est encore trop tôt pour savoir quelle part de marché ces offres à prix réduits réussiront à capter et dans quelle mesure ces nouveaux modèles d’affaires parviendront à trouver leur équilibre financier.
L’État, dont la capacité à orienter l’évolution du paysage professionnel s’est émoussée, doit permettre aux divers acteurs de jouer à armes égales, en assurant à tous le même accès aux données publiques et en supprimant les freins qui empêchent encore les entreprises les plus novatrices de tirer pleinement parti des progrès technologiques, que ce soit pour dématérialiser les actes et les procédures ou pour diversifier les services offerts. Ainsi, dès lors que le recours à la transmission dématérialisée de certains documents, à la lettre recommandée électronique et à la signature électronique est soumis à l’accord explicite des parties et que chacune d’elles peut y renoncer à tout moment, la validité doit être le principe, les exceptions étant limitativement énoncées.
La maîtrise des données concernant les logements constitue un enjeu fondamental. À plus long terme, il est possible que le paysage professionnel s’ordonne autour de celui qui aura su s’assurer de leur maîtrise. Avec l’internet des objets, la compétition pour les données change de dimension, elle repose sur le croisement d’informations de toute sorte, notamment de comportement, et sur leur accumulation privative à des fins commerciales. Il s’agit là d’un enjeu de liberté publique qui dépasse le cadre de ce rapport. Reste que le plus grand défi pour la collectivité, qui n’est pas propre au monde du logement, tient à l’écart croissant qui existe entre les diverses dispositions de protection, notamment de protection de la vie privée, et les possibilités de profilage offertes par ce que l’on appelle le big data.


[1] Loi n° 70-9 du 2 janvier 1970 réglementant les conditions d’exercice des activités relatives à certaines opérations portant sur les immeubles et les fonds de commerce.

Auteur/autrice

  • Bernard Vorms

    Economiste spécialisé dans le domaine du logement, IEP de Paris et DES d’économie politique. Il a dirigé l’ANIL/agence nationale pour l’information sur le logement et présidé la SGFGAS/société de gestion du fond de garantie de l’accession sociale jusqu’à la fin de l’année 2013. Il a présidé le Conseil national de la transaction et de la gestion immobilière de 2014 à 2019. Il a réalisé de nombreux rapports pour le gouvernement et publié des études mettant l’accent sur les comparaisons internationales.