Zone « entre-deux » qui donne sens et qualités à l’espace du logement (privé/ public, intérieur/ extérieur etc.).
▪ Bien des descriptions monolithiques de l’espace urbain reposent sans plus de nuance sur une dichotomie juridique abrupte entre espace public et privé. L’observation plus fine de cette dichotomie et des dispositifs matériels d’accès à l’immeuble puis à l’appartement, ou d’une manière plus générale à l’intime, nous montre le détail d’un processus qui relève de l’analyse des seuils (Bonnin 2000) et des rituels de passage (Van Gennep, 1981). C’est là que sont produites à proprement parler et quotidiennement ces qualités du privé et du public, passant par les états et les étapes des espaces intermédiaires.
Si notre imaginaire a tendance à se replier sur cette opposition souvent brutale entre espaces extérieurs et intérieurs, et à y assimiler la précédente, il faut cependant remarquer combien, dans les formes d’habitat traditionnelles, la séquence du passage de l’un à l’autre comportait d’étapes, de nuances, de subtilités. La maison rurale comme le pavillon disposent, à partir de la limite de propriété (laquelle peut être opaque et défensive comme un mur élevé, ou transparente et presque symbolique, comme une haie, une grille ou une barrière dans laquelle s’ouvre un portail), une cour ou un jardin “ de devant ”, dont la valeur d’exposition, autant que la mise à distance de l’agitation urbaine ont été soulignées. On y range et manœuvre les véhicules, on y dispose des fleurs, du fumier, des nains de jardin ou des copies de statues classiques. L’aisance permettait de décliner tout un vocabulaire de perrons, marquises, sas, salles d’attente. Mais surtout, nul n’est censé franchir la limite de propriété qu’il n’y ait été autorisé, quand bien même il peut apercevoir l’objet de sa visite par avance, et s’y préparer. Les appels vocaux, les dispositifs de veille et de surveillance (chiens, gardes), les avertisseurs mécaniques (cloches, frappoirs), tendent à être substitués par des appareillages et prothèses électroacoustiques qui ont pour effet de simuler par avance la rencontre prévue sur le seuil, soit pour en vérifier le bien fondé et s’y accoutumer, soit pour la dissuader et s’en protéger.
Contrairement à ce que l’on croit, le développement de l’habitation en immeuble collectif urbain, par appartements, aurait plutôt amplifié et démultiplié ces espaces intermédiaires et dispositifs qu’il ne les aurait omis. La légalisation de la copropriété, en 1935, a mis en évidence cette catégorie d’espaces communs, ni publics ni strictement privés, qui s’intercalent de manière indispensable. Loin de les réduire à de simples circulations fonctionnelles, distributives, comme l’a beaucoup fait la modernité triomphante, il nous faut les considérer comme un parcours nécessaire, jalonné de multiples éléments signifiants, développant la phase liminaire du passage de l’être intime à l’être public et sociable, et réciproquement, des rituels de politesse, d’agrégation au groupe de résidence et à la maisonnée. Le franchissement d’allées ou de galeries avant le portail, la porte cochère ou la porte vitrée de l’immeuble, la traversée d’un porche, d’une cour, d’un vestibule et bien souvent d’une seconde porte, la montée de l’escalier ou par l’ascenseur, avant le palier et l’entourage de la porte palière (paillasson, sonnette et présentoir du nom, dispositifs symboliques ou décoratifs), ne sont encore que préparatifs à l’accès dans ce premier espace dit privé que l’on nomme “ entrée ”, lui-même pourvu de dispositifs de transformation de la personne (porte-manteaux, miroirs, vide-poche, etc.), avant de pénétrer dans le séjour, pièce où se déroule la part publique de la vie privée.
Ces espaces sont riches de tous les dispositifs nécessaires, que l’on peut ranger en quelques catégories : les dispositifs d’accueil (miroirs, cendrier, tapis, paillassons, plantes et fleurs, matériaux remarquables, ornementation des murs et du sol), de filtrage (codes et connaissance des modes de fermeture et d’ouverture, sécurisation de l’immeuble), les dispositifs “ à dépôts ” pratiques et symboliques : marquages des identités (panneau de localisation des locataires et propriétaires, noms sur les sonnettes, boîtes à lettres et à colis, dépôts irréguliers et dépôts symboliques, indications réglementaires). Enfin il faut souligner que ces espaces sont également ceux du traitement du déchet, de l’impur, dont on sait qu’ils dialoguent avec le sacré.
Encore faut-il ne pas oublier d’autres sortes d’espaces intermédiaires, qui viennent qualifier chaque point de contact entre l’intérieur et l’extérieur : terrasses, balcons et loggias, etc. Par ailleurs on se rappellera la large panoplie des discrets édifices qui agrémentaient jardins et promenades : pergolas et pavillons, dais et préaux qui jouent de toutes les nuances et subtilités que l’on peut désirer entre la protection et l’affrontement, entre discrétion et publicité.
Enfin, ces intermédiaires ne sont pas à considérer seulement entre l’espace d’habitation et l’espace de circulation public, mais aussi entre ce dernier et les espaces de l’échange, symbolique et commercial, lesquels tendent à saturer l’espace urbain, et qui pour accueillir du public n’en sont pas moins de droit privé. Eux-mêmes jouent de toutes les ambiguïtés possibles entre ces pôles afin d’acclimater et attirer le chaland (G. Capron, 1998 ), pour son plaisir évidemment : les terrasses ouvertes ou couvertes des bistrots parisiens en témoignent.
Philippe Bonnin
Mars 2015