L’habitat rural, une notion désuète ?

 

Jusque dans les années 1960, l’habitat rural occupait une place éminente dans les publications géographiques, thèses, articles, traités et précis. Le thème était important aussi en ethnologie, en histoire et, à un moindre degré, en sociologie. De nos jours, il ne bénéficie que d’une attention limitée, dans les livres de vulgarisation et plus encore dans les travaux de recherche, et l’on hésiterait presque à lui consacrer un article dans un ouvrage comme ce dictionnaire. Ce reflux traduit une mutation de la société. Dans les pays industrialisés, quels que soient les critères retenus pour distinguer citadins et ruraux, ces derniers, majoritaires au début du XXème siècle, sont devenus de très loin minoritaires. L’habitat rural, objet d’histoire, n’intéresserait-il plus les sciences du temps présent ?
Il semble que la notion soit implicitement jugée inadéquate par de nombreux auteurs, du fait qu’une fraction croissante du parc résidentiel des campagnes est sans relations directes avec l’agriculture ou l’élevage. L’identification rural – agricole demeure en effet prégnante. En réalité, on le sait, il y a toujours eu dans les campagnes d’autres habitations que celles des cultivateurs : châteaux, maisons de maîtres, couvents, maisons d’artisans et commerçants dans les bourgs. Par ailleurs, l’industrie a été rurale avant d’être urbaine, et les traces de l’habitat ouvrier, sans compter les ouvriers paysans, sont loin d’être oblitérées. Néanmoins, l’expression « habitat rural » avait jadis un sens plus précis qu’à l’époque actuelle.

L’habitat, élément-clé de la relation historique entre la « communauté rurale » et son milieu

« Habitat » ne vient pas directement du verbe « habiter » (occuper, sinon posséder une maison, un logement) mais de l’écologie. Dans son acception classique, encore mentionnée dans les dictionnaires actuels, le mot désigne, d’abord, l’aire occupée par un individu, une espèce ou un groupe d’espèces. La notion est principalement employée, à l’origine, dans des études sur le monde rural, identifié alors à une société et à un milieu dominés par l’agriculture. Indissociable de celle de « genre de vie », elle sert à décrire l’ensemble des techniques, usages, formes d’organisation sociale, matérielle et culturelle, qui régissent les rapports entre un groupe de population et l’espace qu’il s’est approprié et qu’il a aménagé pour en tirer sa subsistance. Elément fondamental du paysage rural, l’habitat est un témoin, qui aide à comprendre et classer les genres de vie et leurs variations selon les lieux et les époques [à différentes échelles]. Il influe en retour sur le travail et la vie des cultivateurs. En même temps que l’on prend conscience des implications de la Révolution agricole, on voit en lui un agent qui freine ou facilite la modernisation des techniques. Sous les termes « habitat rural », on étudie donc à la fois la distribution spatiale des lieux habités par les populations vivant de la terre et l’agencement des habitations. La « maison » est à la fois abri d’une famille agricole et atelier, siège d’exploitation. De cette dualité viennent sans doute les confusions entre « habitation rurale », « maison rurale » et « ferme ».
Longtemps, les géographes et bon nombre d’historiens et ethnologues ont cherché, avant tout, à déterminer l’origine et les raisons des variations spatiales dans l’architecture des maisons rurales et surtout dans leur mode de localisation : répartition en maisons isolées, hameaux et villages, implantation par rapport au relief, aux cours d’eau et aux forêts, forme des villages. La recherche des causes originelles de ces variations associe l’analyse de l’habitat et celle du paysage agraire. En France, l’opposition entre deux grands ensembles régionaux a fait l’objet d’innombrables travaux. On a ainsi décrit une corrélation entre champs petits, de forme trapue ou irrégulière, clos de haies vies (parfois de murs de pierres sèches) et habitat dispersé, d’une part, champs allongés, étroits, ouverts, et habitat groupé, d’autre part. D’un côté, la France des villages, des pays appelés « champagnes » ou « campagnes », de l’autre celle des maisons, fermes ou métairies dispersées dans des pays de bocages et de « gâtines »…
Les premières explications furent déterministes. Dans la typologie des maisons interviennent les matériaux disponibles à proximité (pierre de taille, pisé, brique, bois). La pente des toits répond, dans une certaine mesure, aux contraintes du climat. Certains auteurs pensent encore que la fréquence ou la rareté des cours d’eau et des sources, la plus ou moins grande difficulté de creuser des puits, et donc la nature du sol, sont des facteurs décisifs de groupement ou de dispersion de l’habitat. Pourtant, une histoire précise de la mise en place du peuplement montre que ces données n’ont, en réalité, qu’une valeur explicative secondaire. Un peu plus tard, ont prévalu des thèses faisant appel à des facteurs originels dits « ethniques ». D’un côté (au sud, à l’ouest…) l’individualisme latin ou romain (celte, pour certains auteurs), conforté dans le Sud par le droit écrit. Dans le nord et l’est, des usages non écrits, contraignant le cultivateur à habiter dans le village et à se soumettre à des règles collectives dans la nature et le calendrier des cultures.
S’appuyant sur une analyse historique approfondie, Roger Dion a proposé un « modèle » explicatif mettant en évidence la complexité des liens entre l’habitat et le paysage agraire. Sans masquer le rôle des conditions naturelles, il a montré que ce sont principalement les relations entre les principaux groupes sociaux impliqués dans l’appropriation et l’exploitation de la terre qui modèlent les formes d’habitat et d’aménagement de l’espace rural. Seule une histoire de ces relations, observées dans la longue durée, peut aider à comprendre l’habitat, le paysage, et leur évolution, rythmée de phases d’inertie comme de phases de changements plus rapides.
Le tourisme a valorisé la diversité de l’habitat rural, particulièrement sensible en Europe et notamment en France. Des travaux se poursuivent, en vue de répertorier des types régionaux d’habitat selon la forme architecturale des maisons, la structure des villages, les liens entre l’habitat et les autres aspects du paysage, pour déterminer leur extension géographique, pour reconstituer leur genèse et leur évolution. Ces données constituent en effet autant d’éléments constitutifs du patrimoine culturel. L’habitat rural n’est-il pour autant qu’un objet patrimonial ? C’est une des questions qui surgissent, au fur et à mesure que les non-agriculteurs sont plus nombreux à résider dans les campagnes, que les frontières entre ces dernières et la ville paraissent se diluer, que la ruralité se détache de l’agriculture.

Peut-on encore parler d’habitat rural ?

Depuis le XIXe siècle, l’habitat rural, si l’on entend par là celui des cultivateurs, n’a cessé de s’amenuiser. La déprise agricole et l’exode ont entraîné l’abandon de nombreuses fermes isolées, et, en premier, de celles qui avaient été construites à l’apogée de la pression démographique, à la veille de la Révolution agricole. Il est des régions où des hameaux entiers, des villages ont été désertés. Mais, depuis quelques décennies, ce déclin ralentit et une tendance inverse s’affirme, inégale selon les lieux. Plus rares sont les maisons laissées à la ruine : fermes isolées dans des lieux inadaptés à la modernisation agricole ou à une « récupération » par le tourisme, bâtiments vétustes, enclavés au cœur de villages… Quand une exploitation disparaît, les héritiers gardent plus fréquemment la maison, même s’ils travaillent dans une ville éloignée. La reprise est cependant surtout le fait de nouveaux habitants, le plus souvent sans liens avec l’agriculture. En France, cette colonisation de l’espace rural a d’abord été liée à la résidence secondaire. Des citadins ont acquis d’anciennes fermes ou fait construire des maisons nouvelles, villas, fermettes, pavillons.  De nos jours, la composante essentielle de la croissance du parc de logements ruraux est la résidence principale. Augmentation des prix immobiliers dans les villes, évolutions économiques et politiques favorisant l’accès à la propriété, progrès des transports et de la mobilité quotidienne, valeurs et aspirations nouvelles, les facteurs de l’expansion sont multiples, et il est malaisé de mesurer leur rôle respectif.
Depuis 1970 environ, on emploie les mots rurbanisation et périurbanisation pour évoquer cette révolution dans l’habitat. Le premier vient de l’anglais « rurban », mot-valise tiré de la contraction de « rural » et « urban », et utilisé depuis longtemps pour qualifier un paysage et surtout un habitat « rural non farm », rural mais non agricole. « Périurbain » l’a emporté sur « rurbain », pour des raisons d’euphonie peut-être, et parce que ces projections de « fragments de ville » discontinus, constitués essentiellement d’un habitat en maisons individuelles, se sont d’abord localisées autour des grandes agglomérations. Le mouvement se diffuse cependant de plus en plus loin des centres urbains, et touche la périphérie de villes de plus en plus petites, voire de modestes villages. Si bien que les catégories des statisticiens qui tentent de définir l’urbain et le rural  à partir de critères objectifs simples, ont été plusieurs fois révisées.
Les formes de l’extension et du renouvellement du parc sont variées. La tendance dominante est, assurément, la dissémination.  Lotissements, villages de promoteurs, villas colmatant les vides créés par la ruine d’anciennes fermes et l’abandon de jardins, pavillons essaimés le long des chemins et des routes : la maison individuelle l’emporte de loin. Mais l’identité habitat individuel – périurbanisation ne rend pas compte de la diversité des situations architecturales, urbanistiques et sociales. Il est notamment difficile de mesurer le « mitage » des champs et des bois à partir de données numériques sur l’habitat.  Par ailleurs, on a pu observer au cours du dernier demi-siècle un mouvement de « recentrage » des habitations sur les villages. Cette tendance, restreinte et inégale, certes, contraste avec la propension séculaire des cultivateurs à venir habiter près de leurs champs, qui allait de pair avec les progrès de l’individualisme agraire et la modernisation agronomique. La diffusion de l’automobile et la dissociation entre bâtiments d’habitation et d’exploitation facilitent ce « recentrage ». Mais on peut sans doute invoquer aussi un souci de se rapprocher des services, écoles, commerces, gares, etc., voire une aspiration à une vie sociale plus riche, même si la télévision et les nouvelles techniques de communication poussent dans un sens opposé.
Le brouillage des oppositions classiques se manifeste aussi dans l’architecture. Les nouvelles maisons ne diffèrent pas sensiblement selon qu’elles sont implantées en banlieue ou loin des villes, qu’elles sont destinées à des cultivateurs ou à des non cultivateurs, et, pour ces derniers, à la résidence permanente ou secondaire. Et l’on ne saurait oublier qu’il surgit des immeubles collectifs dans certains villages ou à leur périphérie, et pas seulement dans des stations touristiques. Rien n’indique, certes, que ces changements soient porteurs d’une sociabilité plus intense, à l’image de l’ancienne urbanité des bourgs provençaux. Reste que la différence entre le rural et l’urbain, sur le plan des formes, est une affaire de proportions, de « poids » relatif dans le parc de logement, plus que de véritable nature. Jadis conservatoire des styles régionaux, l’habitat rural se banalise. Surtout, les liens se distendent entre les modèles architecturaux et les types d’activité agricole. Les styles locaux n’ont pas disparu, mais leur résistance a surtout été assurée, au départ, par des citadins. Le décor extérieur de la maison (portes, pelouses, haies, jardins, bâtiments annexes, etc.) permettait, voici peu, de distinguer les anciennes fermes des exploitations agricoles en activité. Mais les différences s’estompent, ou plus exactement relèvent de facteurs plus complexes, liés davantage aux revenus des familles, à leur composition professionnelle, à l’histoire culturelle des individus. Il en va de même en matière d’aménagements internes, de confort, d’équipement des ménages. Dans ce domaine, l’habitat rural a été longtemps – bien après l’électrification et la diffusion de l’eau courante – très en retard sur l’habitat urbain, mais là aussi les écarts ont fondu, l’ancienne géographie s’efface.
L’évolution des modes de vie liés au logement est donc aussi rapide dans les campagnes, aujourd’hui, que dans les villes. Et l’aspiration à un mode de vie perçu comme « autre » que celui des citadins est l’un des facteurs du développement en cours de l’habitat en milieu rural. L’image d’une meilleure « qualité de vie », associée à une proximité plus grande avec la nature et la campagne attire les nouveaux habitants, retient les descendants des anciens cultivateurs, fût-ce au prix de longues migrations pendulaires. Nature, campagne, environnement : notions aux contours peu précis, objets d’un imaginaire social fluctuant ? Toujours est-il que ce dernier engendre de nouvelles pratiques de l’espace habité. La mobilité n’est plus l’apanage des citadins. Elle progresse et se transforme de façon spectaculaire dans l’espace périurbain et rural. Là, autant qu’en ville, se vulgarise la « multilocalité », partage du temps et des investissements financiers et affectifs entre deux résidences, ni « principale » ni « secondaire »; là encore, l’évolution des moyens de communication favorise une redéfinition des rapports entre domicile et travail.
L’habitat rural devient lieu d’expérimentation de nouvelles relations entre le logement et son environnement, et surtout de nouveaux rapports entre localisation résidentielle et sociabilité. L’isolement n’en est plus un trait distinctif. Il n’a, certes, pas disparu des campagnes, et de nouvelles formes d’exclusion s’y développent, parmi d’anciens ruraux que marginalise l’évolution agricole, ou de nouveaux venus qui ont fui la ville. Habiter à la campagne a des effets ambivalents : la misère est tantôt atténuée par les ressources locales (logement à bas prix, jardin, bois de chauffage, etc.), par une vieille entraide villageoise, tantôt accrue par les difficultés de transport, pour les personnes âgées en particulier… Toutefois, l’isolement ne progresse pas moins dans les villes et les banlieues. Inversement, l’habitat rural peut favoriser une vie sociale plus ouverte.  Beaucoup de néo-ruraux ont choisi de résider dans un village ou en pleine campagne dans l’espoir de rencontres plus faciles, repas, fêtes, etc., dans des lieux privés, maisons ou jardins, ou des lieux public : rues et places de villages, cafés, salles de réunion, terrains de sport, lieux de promenade, etc. La recherche d’une vie de famille plus intense, invoquée comme un des moteurs du desserrement de l’habitat vers la campagne, ne signifie pas toujours un repli sur le couple, ses enfants, ses proches, sur le jardin et la maison. Celle-ci est le point nodal de relations qui ne sont pas que de proximité, ou plutôt, la proximité sociale se détache peu à peu de la proximité spatiale. Habiter à la campagne va parfois aussi de pair avec une plus grande implication dans la vie associative. Parmi les enjeux, ceux qui concernent l’environnement tiennent une place importante. Ainsi, la défense du paysage (forêts, haies, bords de rivière, style architectural), comme le droit de cueillette et de chasse, sont des objets fréquents de tension, dans les premiers temps de la diffusion de l’habitat « rurbain », entre cultivateurs et nouveaux habitants. Raidissement du sentiment d’appartenance  communautaire, au moment la communauté villageoise, rurale, n’est plus qu’un souvenir ?
La notion d’habitat rural, qui lui était liée, est moins claire qu’au début du XXème siècle. Même dépouillée des connotations agrariennes et déterministes inavouées qu’elle véhiculait parfois, est-elle adaptée à l’analyse des réalités actuelles ? Il faut du moins s’interroger sur les enjeux de toute sorte liés à son emploi. Pour autant, est-elle vidée de son sens, comme le suggèrent les prophéties annonçant la fin des villes et la fin des campagnes ?

Colette Aymard, Jacques Brun
2003

→ confort, déracinement, « La double résidence », lotissement, « Les relations de voisinage », « Les sens de la mobilité »

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