Modèle économique du logement social : évolution, réforme ou démantèlement ?

Imprimer

Depuis des années, pas un colloque, pas un article, concernant le logement social sans que soit évoquée comme une antienne la nécessité de « réformer » son « modèle économique ». Faut-il en déduire que ce secteur a fait preuve d’un immobilisme séculaire réfractaire à toute évolution, démultipliant ainsi les critiques à son encontre ? Ou que les modalités de cette réforme réclamée restent en fait à trouver ? Ou plutôt encore que l’on emploie souvent les mots « réforme » et « modèle » à tort et travers !
En fait, comme pour tout secteur économique, comme pour toute politique économique, les caractéristiques de ce que l’on peut appeler le modèle économique du logement social ont connu des évolutions continues, des adaptations, impulsées par le contexte économique, social ou politique. A ce jour donc, ni immobilisme, ni grand soir.
On peut se demander si les mouvements en cours ou les dispositifs actuellement en déploiement, et surtout leur concomitance, seront en mesure d’apporter un élément de rupture plus profond sur les fondamentaux – qu’il convient d’expliciter – du modèle économique historique du logement social, et si la conjonction de ces évolutions constituera un ensemble cohérent que l’on pourra qualifier de « nouveau modèle ». Modèle dont on pourra interroger le sens.
Mais dès lors que l’on parle du « sens » on ne peut plus se contenter de n’aborder que la question économique ou financière du modèle du logement social ; il faut réaffirmer, ou questionner, sa mission sociale. Et celle-ci comprend bien deux axes :

  • le « droit dans la durée à un logement digne » pour des ménages sous conditions de ressources dans un contexte de précarisation familiale, sociale, financière des ménages qui entraîne une hausse continue de la demande[1];
  • la préservation, voire l’obligation, de la mixité sociale pour éviter les mouvements ségrégatifs qui constituent la tendance spontanée actuelle des évolutions sociétales. Problématique qui dépasse la situation du seul parc de logement social et la seule politique du logement, mais peut le placer en toute première ligne en fonction de sa densité dans le parc de logements.

Les acteurs : chamboulement en vue ?

Les acteurs historiques du logement social sont toujours à la manœuvre : Etat, collectivités territoriales, entreprises auxquels s’est ajoutée l’Europe. Et les organismes de logement social, bien sûr, dont les statuts, le nombre, les noms, ont régulièrement été modifiés.
Au sein des collectivités locales, le rôle des intercommunalités s’est affirmé et la loi leur confère désormais un rôle stratégique au-delà de la simple délégation des aides à la pierre : sur la production de logements sociaux, sur l’orientation des attributions et de l’occupation sociale du parc. Le rôle des autorités européennes s’est également approfondi en accompagnant financièrement certains axes de la politique du logement comme la réhabilitation thermique, mais surtout, en amenant chaque Etat à définir précisément son service d’intérêt économique général en matière de logement social.
Le 1% logement, devenu Action Logement, s’est profondément restructuré et a vu ses financements orientés de manière importante vers des politiques nationales notamment les plans de rénovation urbaine.
C’est au tour des organismes de logement social, avec la loi ELAN[2], de connaitre une recomposition importante[3] : fusions des organismes ou regroupements au sein de groupes au sens du code de commerce ou au sein de structures nouvellement créées : les Sociétés anonymes de coordination (SAC). On peut ajouter également la création des sociétés de vente d’habitations à loyer modéré (cf. infra) qui auront, elles aussi, le statut de société Hlm.
C’est donc à un bouleversement des structures Hlm, de leur périmètre d’activité, de leur gouvernance auquel on va assister dans les trois prochaines années. Et il est vraisemblable que les premières structures ainsi constituées feront l’objet d’adaptation au cours des années suivantes.
Il est à espérer que ce bouleversement se fera en bonne articulation avec l’organisation territoriale, elle aussi en cours d’adaptation, au risque, sinon, de fragiliser la bonne accroche des politiques du logement avec la diversité des situations locales. Tant il est évident que les politiques publiques en matière de logement social, et de logement tout court, ne peuvent s’exprimer de la même manière selon la tension existante ou pressentie existant sur les marchés immobiliers, selon la densité du parc social, la richesse des habitants, la forme urbaine…

Les « métiers » des organismes Hlm : élargissement et fin de l’intégration verticale ?

Les organismes de logement social ont fondé leur développement sur une vision économique et technique à long terme et ont fait reposer leur dynamique d’entreprise sur l’intégration verticale de la chaîne des métiers : posséder, construire et gérer les logements.
Bien sûr, quelques pratiques complétaient ce descriptif trop monolithique : gestion de logements pour compte de tiers et surtout ces dernières années développement considérable de la production Hlm par le biais d’achats en état futur d’achèvement ou plus marginalement[4] par la création du montage en usufruit locatif social. Ce dernier repose sur un démembrement de propriété : l’usufruit du bien est acheté par un bailleur social pour une durée d’environ 15 ou 20 ans, tandis que sa nue-propriété appartient à un ménage investisseur, dans le cadre d’un montage favorisant l’optimisation fiscale.
La contrainte financière et les modifications apportées au cadre juridique par la loi ELAN vont vraisemblablement intensifier les formes de « dissociation » de ces métiers au travers de montages spécifiques : développement de l’usufruit locatif social porté par un investisseur institutionnel, dissociation de la propriété foncière avec notamment l’apparition des baux emphytéotiques portés par des sociétés de foncier solidaire. Certains investisseurs ont même montré leur intérêt pour le rachat de la nue-propriété de logements sociaux à construire ou existants.
Des organismes de logement social pourront ainsi gérer sans construire ou sans posséder pleinement les logements, d’autres pourront posséder et vendre des logements sans les gérer. Certains acteurs voient dans cet affaiblissement de la coexistence de la construction et de la gestion immobilière au sein d’une même entité un facteur de détérioration de la qualité des bâtiments construits et de l’efficacité de leur entretien et de leur rénovation.
Parallèlement, pour les organismes Hlm, devraient aussi s’intensifier des activités « annexes » à l’activité de gestion locative ou d’accession sociale à la propriété : possibilité de produire un programme de logements mixtes et de vendre la part de logements non sociaux en état futur d’achèvement (VEFA), mais aussi aménagement urbain, construction ou gestion d’équipements locaux, gestion de service d’animation locale… activités développées en phase avec l’expression des besoins des acteurs locaux.
Une certaine spécialisation des organismes, ou du moins de certains d’entre eux, résultera de ces mouvements.

La « durée de vie » des logements locatifs sociaux : vers une vision plus court-termiste ?

Le logement social s’inscrit actuellement dans le temps long, le conventionnement des logements est prévu pour une quarantaine d’années, et, au-delà, les modalités – niveau de loyer, conditions d’attribution – sont tacitement reconduites. Le logement social, produit grâce à des fonds publics, est destiné à rester dans un patrimoine de nature publique et à conserver sa vocation sociale sur le long terme.
Avec le dispositif de l’usufruit locatif acheté pour une durée donnée et la vente Hlm (cf. infra) la question de la durée de vie d’un logement social ou plutôt de la durée de vie du caractère social du logement va se poser en d’autres termes.
Le raccourcissement de la période durant laquelle les loyers sont plafonnés étant une manière de réduire le montant des aides à apporter, il est vraisemblable que les contraintes financières pesant sur tous les acteurs (Etat, collectivités locales, organismes Hlm) vont faire de la durée une variable d’arbitrage. Au risque de nuire à la pérennité de l’offre qui, face à une demande qui ne faiblit pas, constitue pourtant un élément stabilisateur pour les ménages concernés et la société toute entière. Même si, bien sûr, la sortie d’un mécanisme « à vie » contribuerait à éviter une forme de fléchage ségrégatif de certains patrimoines ou de certains quartiers.
D’un point de vue économique, le « raccourcissement de la durée de vie d’un logement social » va priver l’organisme propriétaire des résultats positifs dégagés par la gestion d’un logement dont la dette principale a été amortie, le privant de ressources pour investir.

La vente Hlm : d’un arbitrage « ex post » à une stratégie « ex ante » ?

La « vente Hlm[5] » n’est pas une affaire nouvelle. Environ 8 000 logements par an ont été vendus dans ce cadre ces dernières années. Elle constitue une voie de l’accession sociale à la propriété sécurisée portée par les organismes Hlm. Elle participe aussi à leur stratégie d’arbitrage patrimoniale quant à la localisation, la typologie de leur parc. Elle apporte enfin une ressource financière venant compléter leurs résultats d’exploitation pour contribuer au financement de leurs investissements en production et en réhabilitation.
La mise en place de la Réduction de Loyer de Solidarité (RLS) inscrite dans la loi de finances 2018 va réduire fortement les résultats d’exploitation des organismes Hlm. Une importante augmentation du nombre de ventes est attendue pour assurer un maintien de leurs capacités d’investissement. Le recours à la vente Hlm de manière relativement massive ne s’est rencontrée en Europe que dans les « ex pays de l’Est » au moment de la transition économique, et au Royaume Uni lors du Gouvernement de Mme Thatcher. 

Pour couvrir le besoin de financement annuel de 1 Md €[6] créé par la mise en place de la RLS et compte tenu d’une plus-value de 60 000€ par logement vendu[7] il conviendrait de vendre 17 000 logements sociaux supplémentaires par an. Pour compenser la baisse de parc entraînée par ces ventes, il faudra construire plus et donc trouver les ressources nécessaires… en vendant plus… C’est finalement en tout 34 000 logements supplémentaires qu’il faudrait vendre[8]. S’ajoutant aux 8 000 actuels on arrive au rythme souvent annoncé de 40 000 ventes par an.
Une multiplication par 5 des ventes n’apparait clairement pas réaliste, surtout à court terme[9], à moins de brader le meilleur parc à vil prix. Solution bien évidemment économiquement dommageable dès lors qu’on regarde plus loin que l’apport de ressources immédiat, et socialement irréversible puisque le bon parc, bien situé, ainsi vendu ne pourra jamais être reconstitué.
La loi ELAN a donc prévu la constitution de sociétés de ventes qui achèteront des logements à vendre et les porteront à leur bilan jusqu’à leur vente effective. C’est une solution d’attente, un transfert de patrimoine et de dette, permettant d’anticiper des ressources futures mais qui risque de poser un problème si les logements ne sont en fait pas vendus.
Il est vraisemblable que, dans ce cas, les assouplissements apportés par la loi ELAN au cadre réglementaire régissant la vente Hlm soient encore étendus, accentuant les craintes qu’ils ont pu susciter, notamment la vente en bloc à des investisseurs privés leur permettant ensuite des ventes à la découpe lucratives. « Acheter à prix Hlm pour vendre à prix de marché » est le rêve bien compris de bon nombre d’investisseurs immobiliers qui capteraient ainsi à terme une plus-value immobilière qui devrait revenir à la Nation. Certes on n’est pas obligé de croire que toute vente Hlm se traduira par l’apparition, au choix, d’un marchand de sommeil, d’une copropriété dégradée ou d’un spéculateur avide mais force est de constater que la sortie d’un logement du parc social le fait sortir d’un cadre régulé[10] par les politiques publiques et géré par un acteur professionnel porteur de ces politiques et de cette éthique publiques. Il n’est donc guère étonnant que bon nombre de collectivités locales cherchent à contrôler ce mouvement, que ce soit par le cadre réglementaire ou en développant des formes de maitrise foncière à long terme.
L’accentuation de la vente n’est pas considérée comme une solution financière transitoire, elle est supposée pouvoir s’intégrer au modèle de production ; en clair, être prévue dès l’acte de construction pour participer à son équilibre économique. A l’instar de ce qui est d’ores et déjà en œuvre concernant le logement intermédiaire. Mais le logement intermédiaire est réservé à des territoires et à un public spécifique, son modèle pourra-t-il se développer plus largement ? Et avec quelles aides publiques ? Une telle démarche soumettrait le secteur Hlm à un risque qu’il ne supporte actuellement pas : celui du risque immobilier lié à la difficulté de vendre le logement au moment et au prix escomptés.

Les prêts : une diversification en voie d’élargissement ?

L’emprunt constitue traditionnellement le mode de financement principal du secteur de l’immobilier. Et c’est bien le cas aussi pour le logement social. Un programme de logements neufs requiert environ 80%[11] en moyenne de son coût en emprunts, un programme de réhabilitation de l’ordre de 50% selon son ampleur. Le monde Hlm est donc demandeur de financements à long terme[12] pour des volumes financiers considérables de l’ordre de 15 Mds€ par an.
Un circuit financier spécifique a été constitué à cet escient[13], basé sur la transformation de l’épargne placée sur les livrets d’épargne réglementée et le livret A[14] au premier chef. Même aux pires moments des crises financières, ce circuit « administré » a assuré aux organismes Hlm un accès sans faille à la liquidité et à des emprunts sur très long terme. Les emprunts ainsi accordés ont une singularité dans le monde bancaire : le taux d’intérêt ne dépend pas de la santé financière de l’organisme mais du caractère social du logement créé : le taux d’intérêt, indexé sur le taux du livret A, sera plus faible pour un logement dont le loyer et le plafond de revenu à l’entrée dans le parc seront plus bas[15]. Le circuit financier est ainsi porteur d’un mode de subventionnement.
Ces conditions d’accès uniformes résultent des garanties apportées par les collectivités locales mais constituent aussi une forme de solidarité entre organismes, solidarité renforcée notamment par les aides apportées aux organismes en difficulté par la Caisse de Garantie du Logement Locatif Social.
La détermination du taux du livret A, qui sert de référence pour la fixation du taux d’intérêt des prêts, répond à une alchimie complexe : le taux du livret A doit être suffisamment attractif pour l’épargnant et suffisamment bas pour être intéressant pour l’emprunteur. Cet équilibre subtil vient de se concrétiser dans une formule qui devrait s’appliquer à compter de 2020. Elle définit le taux du livret A comme la moyenne de l’inflation et des taux courts de marché. Ce qui le placera bien en position intermédiaire entre les deux souhaits, celui des épargnants et celui des emprunteurs.
Cette formule est efficiente lorsque les conditions sur les marchés financiers sont « normales »[16] . Mais depuis la crise financière de 2008 les conditions de marché sont atypiques, une anormalité qui dure… Elle fragilise le positionnement concurrentiel du taux du livret A[17] et met le gestionnaire des fonds, la caisse des Dépôts et consignations, en position parfois délicate compte tenu de ses coûts respectifs de ressources et de placements. D’où les modifications incessantes des paramètres : taux de centralisation des fonds, formule pas forcément appliquée…
Les organismes Hlm recourent aussi à des financements de marché, essentiellement des emprunts bancaires[18] pour financer des projets qui ne peuvent prétendre aux emprunts sur livret A ou pour diversifier leur dette dans les limites que leur impose la loi (utilisation minimale de prêts sur livret A, interdiction de produits structurés risqués).
Compte tenu de la situation actuelle sur les marchés financiers, la tentation est grande de vouloir mobiliser davantage les crédits bancaires ou les instruments de marché au risque de fragiliser le circuit historique qui apporte une stabilité et un avantage comparatif sur le long terme. Cette évolution des sources de financement conduirait les organismes à se doter d’une notation financière. Les quelques cas de notation existants laissent présager des notes de grande qualité, mais c’est qu’elles incorporent justement l’existence d’un circuit de financement administré et sécurisé. Trop de financements de marché conduirait en ce sens à dégrader les notations et à dégrader par là même les conditions de financement attendues. Elle signifierait aussi la fin d’une forme de solidarité entre les organismes.
D’autres éléments pourraient également fragiliser le circuit historique :

  • l’existence même du livret A est parfois critiquée par les autorités bancaires pour ses effets sur la rémunération de l’épargne en France, ou pour son coût budgétaire lié à la défiscalisation des intérêts.
  • les aides de taux uniformes sont parfois critiquées en ce qu’elles ne sont pas discriminées en fonction des territoires ou des organismes.
  • plus prosaïquement, il faut faire rappel aussi que l’Etat a fait le choix de diminuer ses dépenses budgétaires en diminuant progressivement ses aides à la pierre au logement social. Pour aller plus loin en matière d’économies, puisque ses subventions sont devenues nulles[19], il pourrait avoir la tentation de diminuer les aides de taux (cf. infra).

La Caisse des dépôts et les Fonds d’épargne vivent par ailleurs une réorganisation profonde dont on ne pèse pas forcément encore tous les effets ni tous les enjeux.

Les fonds propres : de nouveaux investisseurs et une dimension plus lucrative ?

Le secteur Hlm est un secteur sans but lucratif ou à but lucratif limité, les actionnaires quand ils existent[20] perçoivent une rémunération plafonnée.
La conjonction d’un besoin de financement du secteur, compte tenu de la mise en place de la RLS qui ampute sa capacité à se doter des fonds propres nécessaires pour investir et de l’existence d’investisseurs disposant actuellement de fonds, amène ces derniers à marquer leur intérêt pour apporter des financements en capital ou sous forme de titres participatifs. Le faible risque du secteur et les perspectives de plus-values que représentent les ventes de patrimoine sont des facteurs incitatifs.
La pérennité des apports financiers de ces investisseurs n’est toutefois pas assurée lorsque la liquidité sera moins présente sur les marchés et dès lors que d’autres placements plus rémunérateurs apparaîtront. La question de la rémunération sera alors reposée ainsi que celle de la distribution des plus-values liées aux ventes.

Les aides personnelles au logement : en péril ?

Les aides à la pierre au logement social et les aides personnelles aux ménages sont parfois considérées comme des outils alternatifs de la politique publique en faveur du logement des ménages aux revenus modestes. L’observation historique et les comparaisons européennes nous enseignent plutôt qu’il vaut mieux les faire coexister et bien les coordonner. Leurs avantages respectifs : création d’une offre pérenne de logements à bas loyer sur laquelle les pouvoirs publics peuvent agir (localisation, typologie, normes, conditions d’attributions…) d’une part, adaptation fine et en continu aux ressources des ménages d’autre part sont ainsi mises en symbiose.
L’affectation de l’aide personnelle au logement directement au paiement de la charge en logement par le biais du mécanisme du tiers payant apporte en outre l’avantage de sécuriser le bailleur face au risque d’impayés. Elle participe à la politique du logement plus largement qu’au travers de la simple solvabilisation des locataires. Dans le parc privé, en effet, elle permet et pourrait permettre davantage qu’à présent, un contrôle de la qualité des logements loués et de contribuer ainsi à éviter des formes d’habitat indigne, dégradé ou précaire, défavorables bien sûr à la situation des ménages concernés mais aussi à la société toute entière.
L’évolution en deçà de l’inflation[21] des revenus des locataires[22] par un phénomène mécanique de paupérisation – les ménages qui quittent le parc locatif pour accéder à la propriété, ayant des revenus plus élevés que ceux qui y entrent, souvent des ménages nouvellement constitués (jeunes ou issus de séparation) – aurait nécessité une forme de gel ou de contrôle de l’ensemble des loyers ou une hausse sensible des aides personnelles et donc un engagement budgétaire croissant. Les différents pouvoirs publics en place ne les ont pas jugés politiquement ou socialement supportables et ont décorrélé en partie les aides au logement et les niveaux de loyers effectifs. Ceci s’est traduit par un alourdissement de la charge nette en logement des ménages locataires, notamment dans le parc privé, Dans le parc social, l’articulation reste effective pour une large partie des locataires mais elle s’est tout de même dégradée de manière significative[23].
Les récentes décisions concernant les aides personnelles, baisse uniforme de 5 €, faible indexation des paramètres, vont encore renforcer cette mécanique défavorable au « reste pour vivre » des ménages locataires et au premier chef de ceux aux revenus les plus faibles.
Plus périlleux sans doute (les dispositifs précis ne sont pas encore connus) est le projet de « Revenu Universel d’Activité » qui engloberait une partie des prestations sociales au bénéfice des ménages aux faibles revenus et auquel seraient attachés des objectifs d’activité ou d’insertion.
Le projet dans son ensemble dépasse le cadre de l’analyse présentée ici. On s’attachera à relever les points négatifs liés à l’éventuelle intégration des aides personnelles au bloc des prestations concernées. Compte tenu de la volonté de maîtrise budgétaire sous-jacente et du souhait de diminuer les non-recours aux prestations, il est plus que vraisemblable qu’une telle globalisation se traduise par une baisse des prestations pour un bon nombre des bénéficiaires actuels et notamment les locataires du parc social. Par ailleurs, l’arrêt du fléchage de ces aides vers une diminution de la charge en logement amplifiera les risques d’impayés et la multiplication dans le parc privé des formes de logement précaire[24]. L’augmentation du risque d’impayés conduira les bailleurs du parc privé à se montrer plus sélectifs envers ces ménages aux revenus modestes qui rencontreront donc plus de difficultés à se loger.

Les aides à la pierre : disparition des subventions de l’Etat… et après ?

Les logements sociaux doivent bénéficier d’aides au moment de leur production pour assurer que leurs loyers pourront être proposés à des niveaux bien plus bas que ceux du marché. Traditionnellement ces aides étaient de trois types[25] :

  • les subventions. Accordées par l’Etat, les collectivités locales, les fonds européens et Action Logement. Ces aides au contraire des deux autres types ne sont pas identiques d’un projet à l’autre même pour le même caractère social. Ce sont donc elles qui permettent de s’adapter à la nature et au coût spécifique de l’opération. Les aides de l’Etat se sont progressivement taries et deviennent même nulles en 2019. L’Etat a créé un « fonds de concours », le Fonds National des Aides à la Pierre, alimenté par des cotisations des organismes eux-mêmes. Les « subventions d’Etat » ne relèvent donc plus du budget de l’Etat mais du secteur Hlm lui-même, par une forme de péréquation ou de mutualisation des moyens des organismes.
  • Les aides fiscales. La TVA à taux réduit est une subvention mécanique et proportionnelle aux coûts d’investissement et constitue de longue date un mode d’intervention. En 2018 toutefois le taux a été relevé de 5,5% à 10% sauf pour les travaux de rénovation thermique.
    L’exonération de la taxe sur le foncier bâti (TFPB) sur 25 ans et l’exonération d’impôt sur les sociétés apportent également une aide significative à l’équilibre économique des opérations de logements sociaux et à la capacité des organismes à proposer des loyers bas.
    L’exonération de TFPB décidée par l’Etat concerne un impôt local, l’Etat a donc logiquement compensé cette moindre recette aux collectivités concernées, mais cette compensation n’a duré qu’un temps et a quasiment disparu maintenant. Une forme de subvention d’Etat est devenue une perte de recettes obligatoire pour les collectivités locales.
  • Les aides via des emprunts à taux plus bas que ceux du marché et qui limitent donc les charges financières des organismes Hlm. Elles proviennent du circuit du livret A ( supra) ou d’Action Logement.

Alors que la production de logements sociaux s’est portée à haut niveau, de l’ordre de 120 000/an en moyenne depuis 2006, les aides d’Etat n’ont fait que décroître régulièrement depuis. Ceci était permis par les résultats d’exploitation réguliers des organismes Hlm qui pouvaient ainsi contribuer au financement des opérations nouvelles. La mise en place de la RLS qui va les priver à terme d’environ 8% de leurs ressources va changer cette donne.
Les contraintes budgétaires de l’Etat ne faiblissant pas, il est à craindre qu’après la suppression des subventions, et de la compensation de l’exonération de TFPB, l’Etat cherche à se dégager du coût direct de l’exonération d’IS et du coût indirect des aides de taux en relevant ses prélèvements sur les résultats des Fonds d’Epargne ou en réduisant l’exonération des intérêts sur livret A (cf. supra).

Les loyers Hlm : vers une modification de la logique des loyers d’équilibre historiques ?

Les loyers du parc de logement social ont été définis historiquement et ressortent d’une équation économique égalisant sur 40 ans les recettes attendues d’un logement (des loyers évoluant comme l’inflation) et l’ensemble des dépenses afférentes à ce logement (annuité de dette, frais de gestion administrative, accompagnement social, entretien, taxe, provisions pour travaux…). Pour obtenir un loyer plus bas (à destination de ménages à faibles revenus) il faut réduire le poids de la charge financière en mobilisant moins d’emprunt dans le financement (ce qui suppose plus de subventions ou de fonds propres) et en diminuant le taux d’intérêt.
Ces loyers reflétant les coûts et les conditions initiales de financement offrent une grande visibilité financière aux organismes Hlm[26] et participent à la bonne situation financière du secteur. Lorsque les logements perdurent au-delà la période de calcul de 40 ans, ce qui est le plus souvent le cas[27], les contraintes concernant les attributions et le loyer sont maintenues, mais le prêt principal étant amorti la gestion du logement dégage des capacités d’autofinancement utilisées pour participer au financement de la réhabilitation du parc ou de la production neuve. Comme à chaque instant les capacités d’autofinancement de chaque organisme de logement social ne coïncident pas avec ses besoins d’investir, des dispositifs divers ont visé à péréquer les situations entre les organismes : prélèvement sur le potentiel financier, hausse des cotisations CGLLS, dispositif interne de mutualisation géré par le Mouvement Hlm lui-même. Des disparités de situation existent toutefois toujours.
Cette mécanique de « recettes attendues » a connu toutefois des hoquets avec des gels de loyers ou la création de charges non prévues dans le plan initial. Elle connait en 2018 une véritable rupture avec la mise en place de la Réduction de Loyer de Solidarité, qui remet en cause les loyers attendus.
Deux mécanismes permettant de mieux adapter la matrice des loyers aux évolutions de l’environnement économique et social de chaque territoire : la Remise en Ordre des Loyers – pour améliorer la liaison entre le niveau du loyer et le service rendu[28] par le logement – et la Nouvelle Politique des Loyers – pour augmenter l’offre en bas loyers dans certaines zones géographiques – n’ont pu être mis en œuvre faute de stabilité dans les objectifs fixés par les lois sur le logement se succédant sur un rythme presque effréné. Ils reposaient à chaque fois sur une redistribution des niveaux des loyers au sein d’un parc tout en assurant le maintien du niveau de recettes de chaque organisme. Il conviendrait de les remettre en discussion.
La paupérisation des ménages locataires Hlm (cf. supra) impose effectivement une réflexion globale : qui doit supporter l’écart entre l’évolution des loyers et l’évolution des revenus des ménages pour éviter que s’imposent les mécanismes de marché : logements bas de gamme, voire habitat précaire ? L’Etat ? Il y renonce avec les baisses d’APL. Les locataires eux-mêmes ? Leur taux d’effort a déjà beaucoup augmenté. Les collectivités locales ? Leurs dotations sont en berne. Les organismes Hlm eux même ? Quelle part, au-delà de la bonne maîtrise de leurs dépenses d’exploitation et de leurs coûts de production, peuvent-ils prendre encore au travers de la politique des loyers au moment où la RLS a obéré leurs marges de manœuvre sans rien modifier à la situation des ménages aux revenus modestes ?
La loi ELAN comporte le principe de modifier par voie d’ordonnance deux axes de la politique des loyers Hlm : les caractéristiques du Surloyer de Solidarité (SLS) et surtout la meilleure prise en compte des revenus des ménages entrant dans le parc dans la détermination de leurs loyers.
La mise en place de loyers Hlm directement proportionnels aux revenus des locataires, qui romprait avec la logique des « loyers fonction des coûts », apparait pour certains comme la meilleure réponse à apporter. C’est bien là effectivement en apparence le moyen d’assurer que les loyers seront accessibles aux ménages, même aux revenus les plus faibles.
Mais peut-on réellement imaginer un loyer proportionnel aux revenus de chaque ménage locataire du parc social ? Un taux unique au sein de l’ensemble du parc n’aurait pas de sens, il serait soit trop bas pour apporter suffisamment de ressources aux organismes gestionnaires et les ménages un peu plus aisés obtiendraient une forme de rente, soit il serait trop haut empêchant l’entrée dans le parc des ménages pauvres et faisant fuir les moins modestes au détriment de la mixité souhaitée par ailleurs dans sein du parc. Et un tel taux unique aurait bien peu de sens par rapport aux disparités territoriales.
Pourrait-on rendre le financement du logement social « autosuffisant » ? En clair se passer d’APL et rehausser le SLS[29] ? Il suffit de citer les sommes en jeu : plus de 7 Mds d’euros d’APL d’un côté et moins de 200 M€ pour le SLS…
Le principe d’un loyer fonction du revenu ou d’un reste financier minimal pour vivre pourrait-il s’appliquer à la frange la plus modeste des locataires entrant dans le parc ? Par souci d’équité il faudrait l’étendre à l’ensemble des ménages les plus pauvres du parc et ne pas le réserver aux nouveaux entrants.
Dès lors la somme en jeu devient considérable, ce qui imposerait des formes de compensations financières de l’Etat envers les organismes Hlm. Dont malheureusement on sait ce qu’il advient généralement. Ce débat va s’ouvrir sans doute au moment de la mise en place du Revenu Universel d’Activité.
Des formules simples et attrayantes « loyer fonction du revenu » se heurtent donc à la réalité des situations et pourraient être source d’un risque systémique pour le secteur Hlm : les organismes perdraient toute visibilité sur leurs ressources à venir et, compte tenu de la paupérisation des ménages demandeurs de logement social, ils auraient comme seule perspective une baisse de leurs ressources alors que leurs dépenses sont, pour la plus grande part, fixes. La seule variable d’ajustement étant la capacité à produire de nouveaux logements pour répondre à la demande…

Une vision d’ensemble ?

Les « fondamentaux » du modèle économique du logement social[30] : acteurs sans but lucratif, patrimoine appartenant à la Nation, stratégie de long terme, organisation verticale des métiers, financement via le circuit spécifique du livret A, articulation aides à la pierre/aides à la personne, loyers déterminés par les coûts, articulation politiques locales/politiques nationales, solidarité entre organismes Hlm… ont été à des moments divers régulièrement remodelés. Ils sont tous réinterrogés, ou touchés plus ou moins profondément par les dispositifs en cours de déploiement.
Si l’objectif des mesures relevait avant tout d’une logique budgétaire à court terme et s’il ne s’agissait que d’accroître progressivement et raisonnablement les ventes et de recomposer le tissu des organismes, pour maintenir leurs capacités d’investissement mises à mal par la RLS, on pourrait y voir une nième adaptation, déjà significative, du modèle.
Mais dès lors qu’on toucherait aussi simultanément, et de manière importante, au circuit de financement, aux loyers, aux aides personnelles, à la vocation généraliste du logement social pour le focaliser sur le seul accueil des ménages pauvres et que l’on pousserait à la financiarisation des acteurs et à la valorisation financière à tout crin du parc, ce n’est plus d’une réforme du modèle économique du logement social dont il s’agirait mais de son démantèlement. Ce qui pourra paraître étrange au moment même où le modèle Hlm français est regardé avec envie par nos voisins européens, et où le Royaume-Uni et l’Allemagne, lancent des plans massifs de production de logements sociaux.
Les répercussions sur la politique du logement toute entière seraient considérables. Il est d’ailleurs étrange que l’on conduise actuellement les prémices d’une révolution dans le parc social sans évoquer de réforme dans le parc privé. Considère-t-on par exemple que le « marché » s’ajustera mécaniquement (à la baisse) à la diminution des aides personnelles ? Est-on sûr que le « marché » apportera une réponse aux ménages aux revenus les plus modestes sans en revenir à des situations que la société réprouve : habitat dégradé, bidonvilles, sur-occupation… ? Est-on sûr que le « marché » éparpillé entre de très nombreux acteurs – des ménages bailleurs qui souvent ne louent qu’un ou deux logements » – sera en mesure de mettre en œuvre les politiques publiques en matière de développement du parc, de rénovation du parc ancien ; ou alors avec quelles aides publiques ?… Un regard lucide sur la situation actuelle permet d’en douter.
Evolution ou démantèlement du modèle ? Quelques décisions attendues dans les mois qui viennent[31] permettront de répondre.
Espérons qu’un vrai débat permettra d’éclairer en toute transparence les options et toutes les conséquences. La dernière grande réforme globale du système en 1977 a été précédée d’un débat public de trois ans, très formalisé, initié par le Livre blanc des Hlm de 1974 et aux moins deux rapports remarqués (Barre et Nora) résultant d’une très large consultation et d’un travail interministériel coordonné par le Commissariat au Plan. Les attendus et les orientations de la réforme ont été débattus et rendus accessibles à tous. On ne peut pas dire la même chose de la conjonction, plus ou moins apparente, plus ou moins coordonnée, des fortes inflexions des fondamentaux du secteur Hlm évoquées ici et qui constitue de ce fait une menace, à la réalité peut-être plus ou moins fondée, sur sa capacité à rendre le service que la collectivité en attend.

Dominique Hoorens
Novembre 2018


[1] La demande de logement social dépasse aujourd’hui 2 millions par an.

[2] Evolution du Logement, de l’Aménagement et du Numérique

[3] Et obligatoire pour les organismes de petite taille

[4] Moins d’1% en moyenne de la production annuelle de logements sociaux

[5] Vente en priorité destinée au locataire occupant ou à un autre locataire Hlm.

[6] Bilan économique d’ensemble des charges ou moindres recettes prévues dans la loi de finances 2018 et des mesures d’accompagnement.

[7] Cf « Rapport au Ministre de la cohésion des territoires sur la vente des logements sociaux » Pierre Quercy

[8] Sous l’hypothèse qu’un logement vendu permet d’en construire 2.

[9] Pour 8.000 ventes les organismes mettent en vente près de 100.000 logements, il faudrait dans ce contexte en mettre en vente rapidement 500.000…

Il est vraisemblable que le rythme actuel est un point d’équilibre entre la capacité des ménages à acheter et l’offre facilement mobilisable par les organismes ; il ne sera pas aisé à dépasser.

[10] Il est même étonnant qu’un logement social vendu reste inscrit dans les contingents de logements sociaux prévus dans le cadre de la loi SRU pendant dix ans quel que soit son acheteur, quelle que soit son utilisation future.

[11] Autour de disparité en fonction du coût de production, des subventions rassemblées, du niveau de loyer attendu …

[12] La CDC propose des financements sur 40 ans pour la construction et jusque 60 ans pour le foncier.

[13] Ce circuit apportait également des financements au secteur local avant qu’il fasse l’objet d’une banalisation progressive dont on a pu mesurer le danger lors de la crise financière de 2008.

[14] Et en contraposée le financement du logement social assure un « débouché » sécurisé à l’utilisation de l’épargne déposée.

[15] Entre taux du livret A -0.20% et taux du livret A + 1.10%.

[16] Lorsque les taux sont supérieurs à l’inflation. Ce qui n’est pas le cas actuellement. ; le taux du livret A a donc été fixé à 0.75% en attendant

[17] Pour l’emprunteur ou pour l’épargnant.

[18] Des émissions obligataires groupées ont existé dans le passé (France HLM), quelques organismes recourent actuellement à des instruments de marché comme les billets de trésorerie pour leur besoin à très court terme.

[19] Le Fonds National des Aides à la Pierre est maintenant financé essentiellement par des cotisations des organismes Hlm eux-mêmes.

[20] Les offices publics de l’habitat n’ont pas d’actionnaire mais sont adossés à une collectivité territoriale.

[21] Et donc inférieure à l’évolution des loyers ou des coûts de construction.

[22] Et de manière un peu plus marquée pour les locataires du parc social.

[23] Selon l’enquête logement le taux d’effort net des ménages du premier quartile de revenu par unité de consommation est passé de 2001 à 2013 de 32,8% à 40,7% dans le parc privé et de 22,2% à 27,3% dans le parc social.

[24] Lorsque que l’on affecte 100€ d’aides personnelles au logement, les 100€ participent à la dépense en logement. Si les 100€ sont ajoutés aux revenus, il est vraisemblable que les ménages concernés fassent le choix de n’en consacrer qu’une partie à leur dépense en logement, pour affecter le reste à d’autres consommations. La baisse de la dépense en logement pourra peser sur sa qualité

[25] Il faudrait aussi citer les aides des collectivités locales et de l’Etat sous forme d’apport en emprise foncière à prix décoté par rapport au marché foncier, on peut les assimiler à une forme de subvention

[26] Les Organismes Hlm restent bien sûr exposés au risque de vacance

[27] Mais pas toujours, les plans de rénovation urbaine sont là pour le prouver

[28] Entendu comme la qualité du logement et de son environnement (transports, commerces, écoles …)

[29] Sur loyer de solidarité qui s’applique à des ménages dépassant les plafonds de ressources imposés pour l’entrée dans le parc

[30] Cf. Rapport « modèle économique et social du logement social » Ush mars 2012

[31] L’orientation qui sera retenue dans l’ordonnance réformant les loyers Hlm et surtout selon le champ retenu pour le RUA pourrait sonner le glas du couple « loyer selon les coûts + APL » pour lui substituer le binôme « loyers fonction du revenu + RUA » mortifère à terme pour le secteur Hlm tel qu’il est aujourd’hui organisé.

 

Auteur/autrice

  • Dominique Hoorens

    Economiste, directeur des études économiques et financières de l'Union sociale pour l'habitat (USH), membre de la FONDAFIP (Association pour la fondation internationale de finances publiques).

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *