La notion de « communauté » des Community Land Trust est-elle transposable aux organismes de foncier solidaire ?
Les organismes de foncier solidaire sont une transposition en France des Community Land Trust (CLT) « inventés » aux États-Unis au cours des années 1960. Leur principe juridique et économique commun repose sur une dissociation entre la propriété du sol et les droits sur les logements[1]. Ce mécanisme vise à rendre l’habitat durablement accessible aux ménages modestes en encadrant les prix de revente. Si cette filiation est revendiquée par les acteurs français, à l’étranger[2] la transposition interroge.
En effet, en plus du principe juridique d’utiliser des droits réels plutôt que la pleine propriété et du principe économique d’encadrer la revente, les Community Land Trust américains ont un troisième pilier : une gestion du foncier dans l’intérêt de la « communauté ». Ils cherchent à animer un dialogue entre tous les acteurs du territoire et à « concilier les intérêts légitimes des individus et les intérêts légitimes de la collectivité » comme énoncé dans The Community Land Trust Handbook de 1982. Diane Palucha explique que ce « concept de communauté apparaît comme le principal point de tension entre les modèles anglo-saxon et français. ». (Palucha D., 2019).
Selon Ted Webster, le terme de communauté aurait été introduit dans le texte fondateur The Community Land Trust, A guide to a New Model of Land Tenure in America de 1972[3] pour différencier ce modèle d’autres formes de propriété démembrées. Les auteurs de ce guide veillent à définir ce terme de « community » qui n’est pas beaucoup plus aisé à employer aux États-Unis à cette époque qu’en France aujourd’hui : « Nous utilisons le mot « communauté » (…) complètement conscients du fait qu’il s’agit d’un terme exagéré, imprécis et déroutant. (…) Nous nommerons les personnes qui vivent sur le sol du CLT, la « communauté résidente ». La « communauté » au sens plus large comprend la communauté résidente ainsi que ceux qui souhaitent l’intégrer, ceux qui soutiennent le trust ou s’y identifient d’autres manières. Et bien que nous ayons essayé de ne pas l’utiliser en ce sens, nous reconnaissons les connotations plus larges (…) la communauté de toute l’humanité, une idée qui est essentielle au concept de confiance. [4]»
Le modèle français des organismes fonciers solidaires (OFS) a été créé par la loi ALUR de 2014[5]. Les premiers organismes ont été développés par des collectivités, des établissements publics fonciers ou des organismes d’Hlm. L’implication de ces institutions peut laisser penser que les OFS sont relativement éloignés des logiques militantes mises en avant par les CLT. Cette impression doit cependant être nuancée. En effet, d’une part le modèle des CLT est mis en œuvre de manière très diverse aux Etats-Unis, notamment en raison de conceptions multiples de la notion de communauté. D’autre part, les OFS français représentent une transformation de l’action publique dont on ne doit pas négliger l’importance. Enfin, ils ont été inspirés par de nombreux questionnements communs avec les expériences américaines, que cet article propose de développer. Nous traiterons donc ici du troisième pilier du modèle CLT, la « communauté », laissant de côté les dimensions juridiques et financières déjà traitées dans Politiquesdulogement.com notamment (Vorms B., 2020 ; Bouteille A. et Villemade B., 2020 ; Driant J.-C., 2022).
Un modèle CLT qui oscille entre ses racines radicales et des influences libérales
Créé aux Etats-Unis, le principe des Community Land Trust a essaimé dans le monde entier (Simonneau C. 2018) notamment à partir de 2008 lorsque le Champlain Housing Trust de la ville de Burlington dans le Vermont a reçu le World Habitat Award. Il va se développer dans divers pays, comme le Kenya , le Royaume-Uni et la Belgique. Dans la plupart des transpositions, la notion de communauté est reprise, mais sous des formes diverses.
Thomas Dawance, architecte et sociologue belge, a contribué à la transposition du CLT à Bruxelles à partir de 2009. Il souligne dans un article de 2020 (Dawance T., 2020) les liens historiques entre le modèle et l’idée d’« empowerment », qui décrit un processus d’émancipation, de politisation et d’apprentissage d’un pouvoir d’agir par des populations stigmatisées ou reléguées (Bacqué M.H., Biewener C., 2013). Au cours des années 1960, le CLT est « enraciné dans la légitime défense radicale des opprimés » et le community organizing théorisé notamment par Saul Alinsky. Comme la notion d’empowerment, le modèle CLT va évoluer au cours des années 1980 vers une logique de développement communautaire qui repose plutôt sur le « soutien bienveillant » aux ménages modestes et sur la recherche d’une certaine paix sociale. En ce début de XXIe siècle, Thomas Dawance constate la disparition de l’idée de communauté dans la notion d’empowerment, remplacée par une logique néolibérale grandissante qui enjoint les plus pauvres à « devenir autonomes » et « prendre leurs responsabilités ». Cette évolution a-t-elle touché aussi les CLT ?
Les CLT oscillent effectivement entre radicalité, soutien bienveillant et institutionnalisation (Dawance T., 2020). Les organismes adoptent des gouvernances et des structurations qui reflètent des conceptions diverses du territoire et de la question sociale[6]. Le champ de leurs activités découle de ce positionnement. Certains se limitent à la production et à la gestion de logements, soutenant voire remplaçant les collectivités dans la réalisation de leur politique publique (Paris R., 2019 ; Davis J.E., Jacobus R., 2009), et négligeant quelque peu la vie communautaire (Dawance T., 2020). D’autres visent au contraire une forme de transformation sociale, créant des collectifs d’entraide et de défense d’intérêts locaux. L’échelle d’intervention des CLT produit également des effets sur la conception de communauté : un trust créé pour un quartier est difficilement comparable avec un organisme agissant sur le territoire d’un Etat entier. Le mode de financement, généralement dépendant du soutien public, le rapport aux élus et les contextes politiques locaux, peuvent également expliquer les positions différentes prises par les organismes.
Ainsi, aux États-Unis, le sens de la communauté peut recouvrir des réalités diverses. Ce sujet est suffisamment sensible parmi les CLT pour faire l’objet d’une table ronde lors du CLT festival de décembre 2021 « CLTs and Community Organising », ou d’un livre « Community Matters » publié en 2022. S’interrogeant sur la place faite à la communauté dans le développement du modèle, John Emmeus Davis écrit dans l’introduction de cet ouvrage que « les inquiétudes quant au fait de « garder le « C » dans le CLT » ne sont pas, en fait, entièrement déplacées. (…) Un CLT très performant devrait être un promoteur de logements productif et un organisateur communautaire réceptif, mais il est difficile de porter deux chapeaux. Certains CLT penchent vers la première au détriment de la seconde. ». On retrouve dans cette analyse l’une des principales sources d’interrogation des OFS français : ne risquent-ils pas de délaisser la gestion pour n’être que des instruments de production ? Cependant l’auteur poursuit en expliquant qu’aux Etats-Unis « la communauté n’a pas été perdue et ne s’est pas éteinte, bien que la manière dont elle est conçue et pratiquée soit devenue de plus en plus complexe »[7] (Davis, J.E., 2022).
Un dispositif coconstruit par l’État et des expérimentateurs locaux
En France, le dispositif OFS-BRS a résulté d’une construction originale des politiques publiques nationales. Il a été développé pour répondre à des élus locaux qui souhaitaient pérenniser l’aide publique accordée à l’accession à la propriété des ménages modestes et par des opérateurs Hlm qui ne parvenaient plus à produire des logements abordables. Malgré des essais à Lille, Lyon ou encore Paris, il s’est avéré impossible de transposer directement le modèle américain en raison d’un droit de propriété trop différent. Lyon avait tenté d’utiliser le bail emphytéotique, s’appuyant sur l’expérience locale des Hospices Civils. Paris a contribué à l’invention du BRILO[8], bail réel immobilier relatif au logement (Vorms, B., 2020). Aucune de ces solutions ne fonctionnait, notamment en raison de leur échec à assurer la pérennité de la valeur pour les ménages. Le passage par un changement législatif était donc indispensable.
Audrey Linkenheld, adjointe à la Maire de Lille depuis 2008, est directement confrontée aux limites des politiques d’aide à l’accession à la propriété (Driant J-C., 2022). Devenue députée du Nord en 2012, puis rapporteure de la loi ALUR, elle propose par amendement[9] de créer un nouveau type d’organisme dédié à la dissociation du foncier et du bâti : les Organismes de Foncier Solidaire (OFS)[10]. Le principe du contrat de Bail Réel Solidaire (BRS), qui définit le nouveau droit réel accordé par l’OFS, est introduit dans la loi de 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, dite loi Macron, puis développé par ordonnance en 2016[11] (Morel H., 2017). Les décrets d’application des deux dispositifs paraissent en mai 2017 au Journal Officiel.
Portés initialement par des élus et techniciens locaux, OFS et BRS entrent en application sans débat de fond, ni politique nationale associée. Ces dispositifs ont fait l’objet d’une mise à l’agenda silencieuse[12]. Au plan national, leurs promoteurs ont bénéficié d’une fenêtre d’opportunité pendant le mandat présidentiel de François Hollande (2012-2017) avec les ministres Cécile Duflot puis Emmanuelle Cosse, ainsi que du soutien de Julien Denormandie[13], entre 2017 et 2020. Ce dernier ayant travaillé sur la loi de 2015 au sein du cabinet du ministre Emmanuel Macron, connaissait le dispositif et l’a encouragé jusqu’à son changement de portefeuille ministériel en juillet 2020.
Ce dispositif représente une innovation, tant par son contenu – nouveau droit réel, dissociation « rechargeable » -, que par sa forme très contractuelle. Ses règles sont d’une grande souplesse, ce qui laisse beaucoup d’autonomie aux acteurs locaux. Les statuts et formes de gouvernance des OFS sont libres. Ainsi, parmi les premiers organismes, on trouve par exemple des associations comme à Lille ou Rennes, des groupements d’intérêt public (GIP) en Haute-Savoie ou à Paris, des sociétés coopérative d’intérêt collectif (SCIC) de la part d’organismes Hlm, mais aussi de collectivités. Les organismes ayant obtenu un agrément de l’État disposent d’une grande autonomie de décision et d’action. Le contenu du contrat BRS quant à lui, est largement confié aux acteurs locaux. Les conditions d’occupations du bien, sont laissés au choix des acteurs, comme le montant de la redevance ou l’encadrement de la revente.
Poursuivant avec cette logique, l’État s’est appuyé sur les acteurs de terrain et leurs retours d’expériences pour développer le dispositif de manière itérative au fil des lois. Leur forte contribution à cette élaboration permet de les considérer comme des « usagers innovateurs » (Gaglio G., 2011). Ainsi, sur le plan opérationnel, le choix de gérer les ensembles bâtis selon la loi de 1965 sur les copropriétés a été acté dans la loi ELAN[14] en 2018, sur proposition d’acteurs locaux, notamment à partir du travail de la coopérative Keredes de Saint Malo. D’autres acteurs imaginaient des formes de gestion laissant plus de pouvoir à l’OFS. Autre exemple, les inquiétudes des organismes pionniers sur la multiplication des agréments OFS et les risques de concurrence (Driant J-C., 2022) ont conduit le législateur à ajouter à la procédure un avis consultatif des comités régionaux de l’habitat et de l’hébergement (CRHH)[15], dans la loi 3DS[16] en 2022.
Cette forme de travail partenarial représente une originalité pour les pratiques françaises. Voulus et créés par les élus locaux, les OFS s’inscrivent dans une dynamique de décentralisation. Sans viser explicitement la différenciation, le dispositif autorise une grande diversité dans le fonctionnement des OFS, le montage d’opération et les conditions d’occupation et de revente.
Ainsi, la règlementation nationale sur les OFS suit la logique du modèle des CLT qui vise une adaptation aux contextes locaux (Simonneau C., 2018 ; Paris R., 2019). La souplesse des textes nationaux pourrait représenter l’amorce d’une nouvelle gouvernance des politiques publiques. Les marges d’évolution des OFS sur l’attention portée au développement d’une communauté et au rôle qui lui est dévolu résident maintenant surtout dans l’échelle locale, de la part des acteurs publics comme au sein des organismes eux-mêmes.
Proximité entre habitat participatif et organismes de foncier solidaire
Souvent, les formes institutionnelles et les gouvernances d’OFS au niveau local n’envisagent pas ou peinent à incarner une dynamique « communautaire ». Pour autant, les habitants, usagers finaux des logements, ne sont pas systématiquement oubliés.
Il existe en effet une proximité, dès l’origine, entre les mouvements d’habitat participatif et ceux des OFS. Les acteurs de l’habitat participatif se passionnent pour le sujet d’une propriété dissociée dès 2009 lorsque le modèle états-unien est présenté en France. Certains s’impliquent dans CLT France, association créée fin 2013 pour favoriser la transposition du modèle.
Beaucoup des collectivités et d’opérateurs pionniers des OFS ont aussi l’expérience de l’habitat participatif (Le Comité ouvrier du logement (COL) du Pays Basque, les coopératives HLM Rhône Saône Habitat et Coopimmo, la ville de Lille ou la métropole de Lyon, …). Nombre des premières opérations en BRS ont choisi d’intégrer les habitants dès leur conception, parfois à l’initiative de l’OFS (Eco’home à Orly), parfois à celle des habitants (la Hutte Finale à Toulouse).
Du point de vue de la gouvernance, près de la moitié des OFS pionniers ont pris le statut de sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC), « attractif pour les communs en cours d’institutionnalisation » (Coriat B., 2022). Leur gouvernance repose sur trois catégories de partenaires au minimum, dont les salariés de la structure ou les partenaires du projet, les bénéficiaires ou usagers (dans notre cas les habitants) et au moins une troisième famille d’associés qui peuvent être des collectivités ou d’autres acteurs pertinents selon la stratégie de la structure. Ce modèle vise à incarner l’équilibre entre les intérêts individuels, ceux du groupe, et l’intérêt général. Il répond à l’objectif des CLT énoncé dans The Community Land Trust Handbook, cité dans l’introduction, de « concilier les intérêts légitimes des individus et les intérêts légitimes de la collectivité ». Par exemple, l’OFS Atlantique Accession Solidaire, qui réunit plusieurs acteurs publics, dont le département de Loire Atlantique, la métropole de Nantes et la Communauté d’agglomération de Saint-Nazaire, ainsi que les opérateurs Hlm locaux, souhaitait voir les habitants participer à la gouvernance. L’organisme a opté pour le statut de SCIC malgré ses contraintes économique et fiscale (les SCIC sont soumises à l’impôt sur les sociétés).
Cet article repose sur l’étude d’une vingtaine d’organismes parmi les premiers créés que l’on peut qualifier d’innovateurs puisqu’ils ont contribué à l’élaboration du dispositif. Leurs intentions et démarches ne sont pas les mêmes que les près de cents organismes agréés par la suite.
Bien que ces exemples des pionniers ne reflètent que partiellement la dynamique française dans sa grande diversité, il ne faut pas les ignorer.
Les communs : source d’inspiration pour renouveler les gouvernances locales ?
Au-delà de la forme juridique des OFS, c’est leur relation aux collectivités territoriales en charge des politiques locales du logement, et leur place dans l’élaboration de ces politiques qu’il convient d’examiner pour y chercher les modalités d’une éventuelle prise en compte de la « communauté ».
Bien que les collectivités territoriales soient loin d’être systématiquement impliquées dans la gouvernance des OFS, certaines se saisissent de ce nouvel instrument. Quelques-unes participent à un organisme pour s’impliquer opérationnellement dans la production (Lille, Rennes, Lyon …), d’autres intègrent le dispositif dans leur règlementation (programmes locaux de l’habitat -PLH-, ou clauses de mixité sociale dans les plans locaux d’urbanisme -PLU- notamment), d’autres encore emploient la négociation avec les initiateurs des OFS. Certaines apportent un soutien matériel par des financements, la mise à disposition de fonciers ou de personnels.
Du côté des OFS, la plupart des acteurs pionniers considèrent qu’il s’agit d’un dispositif au service des politiques publiques de l’habitat. Ce consensus initial ne garantit toutefois pas qu’il persiste à l’avenir compte tenu de la profusion de nouveaux OFS dont tous ne partagent pas cette façon de voir.
Les travaux sur les « communs » pourraient représenter une source d’inspiration sur la manière d’intégrer ces points de vue d’acteurs locaux à la conception d’une politique locale. Ni propriété publique, ni privée, les communs sont des ressources prises en charge par une association d’usagers ou communauté, qui articule les intérêts de ses membres avec l’intérêt général, selon une grande variété de systèmes de gouvernance, notamment étudiés par Elinor Ostrom.
Cette idée des communs soulève des interrogations en France. En effet, les bases normatives de la solidarité ne sont pas les mêmes aux Etats-Unis et en France (Paugam S., 2020). Il existe un risque que l’exemple des communs soit utilisé pour conduire à une libéralisation dans notre pays où les acteurs publics ont encore un rôle fort de régulation et de redistribution.
En effet, si les CLT de Boston ou Liverpool représentent des modèles en termes de mobilisation habitante, cette implication est née des défaillances des services publics. Les habitants excédés par l’état de leur quartier se mobilisent pour nettoyer, en lieu et place des pouvoirs publics. Lors des pauses dans ce grand ménage urbain, les voisins échangent sur les difficultés qu’ils rencontrent, et puisque le logement revient très régulièrement, ils décident d’agir. Leurs histoire et résultats sont séduisants mais le processus qui y mène mérite d’être interrogé. Serait-il possible de susciter les mêmes dynamiques en construisant un dialogue approfondi avec des pouvoirs publics investis ?
Ainsi plusieurs auteurs ont recherché la manière dont la leçon des communs peut contribuer à renouveler l’action publique locale en France, tout en conservant les bases normatives de la solidarité. Cette inspiration pourrait s’incarner dans une forme de gestion élaborée puis pratiquée conjointement par les acteurs du territoire et les collectivités. La démocratie participative pourrait évoluer vers une forme plus délibérative et contributive (Dau E., Krausz N., 2022). Les citoyens seraient ainsi associés à la construction, à la mise en œuvre, puis à la gestion et à l’adaptation permanentes des règles. Cela peut prendre la forme de délégation par la conclusion de Partenariats Publics-Communs (PPC) ou la garantie des règles par l’administration qui « agit aussi bien comme une sorte d’autorité d’incitation qu’un tiers de confiance » (Jaspart X., Perrin O., 2021).
L’exemple de l’OFS créé à St-Malo incarne une de ces nouvelles voies de collaboration entre les acteurs publics et la « communauté ». En 2016, la coopérative d’Hlm Keredes voit dans l’OFS une façon de répondre aux difficultés d’accession à la propriété des salariés de la côte d’Émeraude, confrontés à un marché du logement trop cher qui leur impose de s’éloigner de leur lieu de travail. Keredes propose de créer un organisme au service de la politique locale de l’habitat. Elle y associe plusieurs collègues opérateurs d’intérêt général et trois grandes entreprises locales qui s’inquiètent des difficultés de logement de leurs salariés. Enfin, l’agglomération de St Malo, puis celle de Dinard, rejoignent l’organisme. Si cet OFS est mis au service de leurs politiques publiques de l’habitat, les collectivités acceptent néanmoins de discuter à la fois le contenu et les moyens de leur stratégie sur l’accession. Elles deviennent ensuite garantes de ce cadre coconstruit, qui fixe par exemple un prix maximum pour l’achat des terrains ou un montant de redevance. Les collectivités n’apportent pas ou peu de financement, et l’OFS ne le leur demande pas. Le rôle de la puissance publique locale est principalement de réguler, sur la base d’une règle discutée avec des représentants de la « communauté ». Si les habitants ne sont pas encore très présents dans cet exemple, les premières ventes de BRS débouchent déjà sur l’attribution de sièges pour des représentants habitants au sein de l’organe de gouvernance de cet OFS de statut SCIC. Ainsi au cours des années à venir, pouvoirs publics, promoteurs d’intérêt général, entreprises et habitants, débattront régulièrement d’un volet de la politique locale de l’habitat.
Une « communauté » tissée de liens interpersonnels
Dans sa définition de la communauté, John Emmeus Davis identifie plusieurs composantes : les « connexions interpersonnelles », mais aussi le rôle des habitants dans le fonctionnement de l’organisation : « la gouvernance collective, la consultation et l’engagement réciproque ». Cependant dans la réalité, le volet relationnel reste le plus développé, comme l’auteur le souligne : « les relations interpersonnelles qui sont créées dans un lieu de résidence parmi les personnes qui vivent près les unes des autres. Les voisins interagissent. Ils deviennent familiers. Ils deviennent parfois amis. (…) Ces relations, ces liens, sont ce qui distingue une communauté d’un territoire »[17].
Après avoir traité de la gouvernance, avec une place encore faible, mais grandissante, des habitants et la présence dans plusieurs OFS d’acteurs impliqués dans le territoire, intéressons-nous donc à la communauté sous l’angle des relations interpersonnelles.
Dans leur modèle idéal, les Community Land Trust, loin de se limiter à produire des logements, viseraient une forme de transformation sociale : créant des collectifs, formant les personnes à la défense de leurs intérêts, les soutenant par des aides au financement ou à la recherche d’emploi etc. Cette vision se rapproche du « community organizing » et de l’« empowerment ». Les OFS français font peu référence à ces notions, notamment parce que les accédants à la propriété en BRS sont souvent plus aisés qu’aux USA ou à Bruxelles (le plafond de ressources qui s’applique en France est supérieur au revenu médian). Néanmoins l’accompagnement des ménages est un sujet grandissant comme l’ont montré les 4èmes rencontres du réseau Foncier Solidaire France à Paris en décembre 2022[18].
Quelques initiatives prises par certains des OFS pionniers traitent des relations interpersonnelles et de l’engagement réciproque. Elles méritent d’être soulignées.
Rhône Saône Habitat, coopérative Hlm de la région lyonnaise, partenaire de l’OFS ORSOL, communique sur le BRS en parlant d’une accession « à prix équitable », adjectif qui exprime l’intérêt individuel mêlé à la protection de l’intérêt général. Cette communication dénote d’une ambition de transmission aux ménages accédants des valeurs de la coopérative, et de mobilisation sur les enjeux de la production de logements et du rôle « social » de propriétaire.
A Lille, le processus élaboré par l’OFS prévoit que les futurs accédants rencontrent un.e conseiller.e de l’ADIL qui les informe de leurs droits, leur explique le dispositif et les forme pour interagir avec l’OFS, le promoteur, la banque ou encore au sein de la copropriété. L’OFS de la Métropole lilloise (OFSML) a réalisé une étude sur les possibilités et modalités de participation des habitants. Les premiers accédants interrogés n’ont pas manifesté de désir de s’impliquer dans la gouvernance. Ils désirent plutôt transmettre leur expérience aux futurs accédants, les accueillir par des formations ou des fêtes, et s’impliquer dans des activités à l’échelle du quartier. Ce type d’implication rejoint la tendance plus générale des français vis-à-vis de l’engagement bénévole [19].
Le COL, coopérative Hlm du Pays-Basque issue du mouvement des Castors des années 1950, poursuit l’engagement politique de ses créateurs en développant habitat participatif et OFS. Imed Robbana, son directeur, cherche à créer un sentiment d’interdépendance et de solidarité entre les membres de la coopérative. Il souhaite convaincre les habitants-coopérateurs de l’intérêt de recréer des outils de mutualisation et de soutien collectif en leur faisant expérimenter un groupement de consommateurs, un fond de solidarité ou encore une plateforme de communication interne[20].
Ces initiatives ne se substituent en aucun cas à l’action des pouvoirs publics. Au contraire, les ménages qui connaissent des difficultés sont orientés vers le droit commun. Les organismes cherchent plutôt à encourager la solidarité de voisinage et à mobiliser les accédants sur leurs responsabilités de propriétaires.
Les inspirations idéologiques des CLT et des OFS sont donc aussi diversifiées en France qu’aux Etats-Unis, et on observe dans les deux pays une large amplitude d’inspirations politiques allant de la logique libérale à la visée de transformation sociale par les personnes concernées. La transposition du modèle CLT en France a permis aux acteurs pionniers d’expérimenter un nouveau rapport entre l’État et les territoires. La loi s’est construite de manière itérative à partir des premières expériences, en favorisant une autonomie de décision et une souplesse d’organisation. A l’échelle locale, on perçoit des prémices d’évolutions de la gouvernance vers une co-construction des politiques avec un rôle renouvelé pour les acteurs publics. Enfin, certains OFS cherchent à faire naître un sentiment collectif qui approche de la notion de communauté.
Pour illustrer le fait que la communauté n’a pas complètement disparu dans la transposition des CLT en France, nous avons mis l’accent sur les expériences de certains pionniers. Faisant vivre cette idée, ces organismes ont travaillé à l’échelle nationale, avec l’État et au sein du réseau des OFS, ainsi que localement avec les collectivités et les habitants. Cependant, le fort développement de ces organismes en quelques années permettra-t-il de pérenniser l’attention à la communauté portée par ces pionniers ?
Bibliographie
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Hélène Morel
Janvier 2023
[1] https://politiquedulogement.com/dictionnaire-du-logement/n-o/organisme-foncier-solidaire/
[2] La communauté était l’un des sujets discutés lors des rencontres du projet européen Interreg SHICC – Sustainable Housing for Inclusive and Cohesive Cities – qui s’est déroulé de septembre 2017 à septembre 2020 et qui visait le développement du modèle CLT-OFS en Europe. Il réunissait quatre CLT existants – Bruxelles, Gant, Lille et Londres – et favorisait les échanges avec des CLT états-uniens. Dans ce cadre, il est arrivé à plusieurs reprises que le modèle français soit questionné sur le plan de la communauté et de la place des habitants.
[3] Selon la préface de l’éditeur Ted Webster, pour la réédition de 2007 de The community Land Trust A guide to a New Model of Land Tenure in America. (https://centerforneweconomics.org/wp-content/uploads/2018/01/The-Community-Land-Trust-A-Guide-to-a-New-Model-for-Land-Tenure-in-America.pdf)
[4] op. cit., p.12, traduction de l’autrice
[5] Loi n°2014-366 du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové.
[6] Voici trois exemples qui montrent la diversité des approches :
Le Champlain Housing Trust, Burlington, Vermont, a été initié par la collectivité pour développer une politique du logement abordable, en accession ou location, à grande échelle. https://www.getahome.org/
Le Northern California Land Trust, San Francisco Bay Area, est né d’un projet collectif de militants urbains pour le « retour à la terre » qui construisaient leurs propres logements. Il est devenu opérateur de production et gestion de logements abordables, d’échelle régionale, à la faveur d’une opportunité de financements par les pouvoirs publics de la production de logements accessibles. https://nclt.org/
Le Dudley Neighbors Inc., Boston, Massachusetts, a été créé par les habitants d’un quartier à l’abandon qui se battaient pour revitaliser leur lieu de vie puis le protéger de la gentrification. https://www.dudleyneighbors.org/
Plus d’informations sur les CLT : Grounded Solutions, réseau étatsuniens des CLT, étude de Jean-Philippe Attard pour l’EPF d’Ile de France en 2012 https://base.socioeco.org/docs/2012-dissociation-de-la-propertie.pdf et étude de Romain Paris, février 2019, GMF, « CLT : A concrete solution for affordable housing in France »
[7] op. cit., p.29, traduction de l’autrice
[8] https://politiquedulogement.com/2020/02/les-metamorphoses-de-la-dissociation-fonciere-du-brilo-au-bail-reel-libre/
[9] Amendement N° 1185 proposant la création des OFS dans un article 77bis, devenu l’article 164 dans la version définitive du texte.
[10] Seul un OFS peut créer un BRS. Il peut aussi utiliser d’autres instruments, notamment des baux de longue durée, et depuis la loi 3DS le bail réel activité. Cependant, à ce jour les OFS actuels se concentrent sur le développement du BRS.
[11] Ordonnance n° 2016-985 du 20 juillet 2016 relative au bail réel solidaire
[12] Hassenteufel, Patrick. « Les processus de mise sur agenda : sélection et construction des problèmes publics », Informations sociales, vol. 157, no. 1, 2010, pp. 50-58.
[13] Secrétaire d’État auprès du ministre de la Cohésion des Territoires de mai 2017 à octobre 2018, puis ministre de la Ville et du Logement d’octobre 2018 à juillet 2020, puis ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation jusqu’en mai 2022.
[14] Loi n° 2018-1021 du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique
[15] Les CRHH sont des « Instance de concertation au niveau régional de l’ensemble des acteurs intervenant dans le domaine de l’habitat et de l’hébergement » https://www.financement-logement-social.logement.gouv.fr/le-comite-regional-de-l-habitat-et-de-l-a1713.html
[16] Loi n° 2022-217 du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale (dite « 3DS »)
[17] Davis J.E. 2022, p.36, traduction de l’autrice
[18] http://www.foncier-solidaire.fr/index.php/lille-2018/paris-2022/
[19] https://www.francebenevolat.org/accueil/presse/l-volution-de-l-engagement-b-n-vole-associatif-en-france
[20] Entretien avec Imed Robbana réalisé en mai 2021.
Pour moi, les OFS n’offrent rien de révolutionnaire. L’offre de logement reste aux mains des mêmes structures publiques et parapubliques (et bien sûr des promoteurs). Je commence à peine à m’intéresser aux CLT mais ils semblent plus intéressants (notamment en Belgique par exemple) par le fait qu’ils sont en partie des initiatives de la société civile / citoyenne. Mais ces structures ne questionnent pas le rapport à la propriété.
En France, quelques foncières plus « alternatives » tentent d’offrir un autre rapport à la propriété, mais elles sont probablement trop petites pour intéresser des travaux académiques ! Je citerais la foncière antidote par exemple. D’autres projets comme hameaux légers avaient aussi la tentation de mettre en place un fonds de dotation propriétaire + une association gestionnaire, mais ils semblent avoir abandonné cette option (provisoirement ?) pour rester sur un partenariat avec les communes par des baux emphytéotiques. De mon côté, je tente de lancer une autre approche pour contrecarrer le coût du foncier et produire du logement écologique et bon marché (auto-construit) en promouvant la sobriété (de surface en particulier), mais cela ne semble pas fonctionner sur mes débuts ! (cf site). Pourtant l’objectif est exactement le même : produire du logement aux normes écologiques actuelles et économique… La façon de faire est très différente… Bien-sûr l’échelle n’est pas la même… Faut-il cependant mépriser les petits acteurs / projets ?