Comparaison n’est pas (forcément) raison

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Gabriel Attal, Ministre des comptes publics, déclarait récemment « … pour le logement il y a un truc qui ne colle pas : on est le pays européen qui dépense le plus, on n’a pas l’impression que les français sont mieux logés… »[1] .
Le discours politique dans les médias brille rarement par sa rigueur scientifique ; on s’étonnera donc à peine que le Ministre ne cite pas ses sources, ni le champ des dépenses publiques prises en compte, ni les indicateurs l’amenant à juger la situation du logement en France… Mais on peut relever qu’il reprend là une vielle antienne serinant que les dépenses publiques dans le domaine du logement pourraient être baissées en France puisqu’elles sont plus élevées que dans les autres pays européens pour un résultat médiocre au mieux[2]. Argumentation spécieuse à laquelle on peut répondre tout aussi spécieusement que les dépenses publiques en logement sont en nette baisse ces dernières années sans que la situation en matière de logement (production, coûts, demandes de logement social…) s’en porte mieux, loin de là !
À ce jour, les travaux de la Cour des Comptes participaient à ce bruit de fond et s’appuyaient, sans trop de précision ou de finesse, sur le constat que « la politique du logement mobilise une part du PIB nettement supérieure à celle de nombreux pays de l’Union Européenne »[3].
Mais dans une publication récente « Le recours aux comparaisons européennes en matière de logement », la Cour appelle à juste titre à plus de prudence : « l’harmonisation des indicateurs du logement à l’échelle européenne est à peine esquissée ce qui rend les comparaisons complexes, voire hasardeuses » et recommande aux administrations françaises d’une part, d’engager un travail concerté d’harmonisation au niveau européen des comptes et des indicateurs sur le logement, et d’autre part de développer les études comparatives thématiques.
La Cour apporte dans ce document une intéressante revue des données et des rapports comparatifs disponibles qui l’amène à relever par exemple que, selon les travaux d’Eurostat, l’APL et les aides à l’investissement locatif permettent à la France d’afficher en 2019 un des plus faibles niveaux de « surcharge financière » liée au cout du logement pour les locataires à faible revenu, et que, selon l’OCDE, l’efficience, l’inclusivité et la durabilité du secteur du logement sont favorablement orientées en France grâce aux politiques du logement.
Etudes qui contribueront à relativiser, on l’espère, les constats schématiques portés trop souvent à l’encontre des dépenses publiques en faveur du logement en France.

Doit-on faire mieux en matière de comparaisons européennes ?

La culture, certains diront la tyrannie, du « chiffre », de la donnée, amène à évoquer d’abord les comparaisons quantitatives. Il est presque paradoxal de voir la Cour déplorer le manque de finesse de l’information chiffrée sur le logement en France[4], et de s’attendre à ce qu’on puisse faire mieux au niveau européen où pourtant la précision de la donnée comparative doit s’aligner sur les capacités de production statistique du pays le plus faiblement doté.
Les comparaisons quantitatives sont utiles dès lors qu’on les utilise comme une illustration argumentée de la diversité des situations et non comme la recherche d’une norme. En quoi une « moyenne européenne » constituerait-elle une référence, voire un objectif[5] ? On a bien conscience de l’inanité de comparer et d’harmoniser le niveau des dépenses publiques consacrées à la pêche en mer entre les différents pays européens. Pourquoi en irait-il autrement en matière de logement ? Parce que dans tous les pays les ménages doivent se loger ? Certes, mais tous les pays ne sont pas confrontés à la même pression démographique ou touristique, mais tous les pays n’ont pas à prendre en charge une mégalopole de la taille de la région parisienne, mais dans tous les pays la redistribution sociale ne s’exprime pas de la même manière laissant place ou non à des interventions spécifiquement fléchées vers le logement, mais dans tous les pays l’appétence sociétale pour la propriété individuelle ne s’exprime pas avec la même ampleur qu’en France… Et l’on pourrait démultiplier à l’envi les spécificités de chaque pays qui contribuent à la diversité des indicateurs en matière de logement.
Donc oui aux illustrations quantitatives qui permettent d’embrasser la compréhension des situations, non aux normes et à une volonté d’harmonisation sans sens pratique ou politique.
Plus intéressantes apparaissent les démarches comparatives européennes qualitatives qui peuvent apporter aux acteurs de réelles informations pratiques et opérationnelles : face à un problème donné (lutte contre le sans-abrisme, maitrise des couts fonciers, optimisation de l’utilisation des fonds européens, innovation technique, place et nature du logement social…), comment s’organisent les acteurs publics ? quelles actions sont engagées ? pour quels résultats ? pour quel coût ? Et la proposition de la Cour d’adjoindre ce type d’éclairages aux exposés des motifs ou aux mesures d’impact de tous les projets de loi touchant au logement apparait en ce sens particulièrement avisée.
La qualité de ce type d’approches comparatives est d’autant plus marquée qu’elles s’appuient sur la consultation et la participation active des acteurs eux-mêmes qui sont les mieux placés pour analyser les apports et les limites des politiques menées. À ce propos, la remarque de la Cour … « le recours aux comparaisons européennes est très largement laissé à des acteurs privés du secteur comme la Fédération française du bâtiment et la Fédération européenne du logement social (Housing Europe) qui les utilisent pour promouvoir leurs intérêts particuliers et faire valoir leurs positions »… est particulièrement choquante.
Non, Housing Europe ne travaille pas pour son « intérêt propre ». Housing Europe et ses membres sont chargés d’une mission d’intérêt général définie par le législateur de chaque Etat-membre en lien direct avec la mise en œuvre d’un droit fondamental, tant au niveau national qu’européen, celui du droit au logement.
Les comparaisons européennes qu’elle conduit permettent de confronter les politiques mises en œuvre en Europe, de relever les bonnes pratiques, les innovations à diffuser (à l’exemple du Community Land Trust né aux Etats Unis, développé au Royaume-Uni, puis en Belgique, et transposé en France, avec le succès que l’on sait, sous la forme des OFS) et les échecs à éviter…  tous les Etats-membres étant confrontés à une crise du logement abordable et en quête de solutions innovantes
Les travaux d’Housing Europe, notamment son observatoire européen du logement social et son rapport bisannuel sur l’état du logement dans l’Union Européenne sont reconnus ; ils font régulièrement l’objet de présentation officielle au Parlement européen et à la Commission européenne. Leur qualité n’a jamais fait l’objet de contestation. Ces rapports sont mis à disposition des administrations françaises et européennes qui peuvent s’y référer. Ce qu’elles font d’ailleurs largement. Faudrait-il les censurer ? Les administrations françaises seraient elles en mesure de lancer ce type d’études ex nihilo, sans le réseau et l’historique constitué depuis 35 ans ? Les éclairages apportés seraient-ils alors forcément plus « neutres » ?
L’intérêt général n’appartient pas exclusivement aux administrations ; il peut revêtir divers visages, être nourri de politiques variées, c’est au débat démocratique d’en choisir les voies. Et il convient de le nourrir largement.

Laurent Ghékière
Dominique Hoorens
Mais 2023

Note de la rédaction : sur ce thème, on relira avec intérêt le commentaire d’Arnaud Bouteille publié en 2019 à propos des comparaisons de taux d’effort entre la France et l’Allemagne.


[1] Le Monde daté du 27-04-2023

[2] « Nous avons identifié trois politiques publiques pour lesquelles nous dépensons plus que nos voisins sans pour autant améliorer les services publics auxquels ont accès nos concitoyens : le logement, la formation professionnelle et les dépenses d’intervention sociale au sens large ». DOB finances publiques 2018.

[3] « Restaurer la cohérence de la politique du logement en l’adaptant aux nouveaux défis », novembre 2021

[4] La performance de l’appareil statistique de la France est pourtant reconnue au niveau international.

[5] On rappellera que dans une distribution tout le monde ne peut faire « mieux » que la moyenne, c’est-à-dire « moins » dans une vision libérale, à moins d’un alignement général sur la situation la plus faible. Peut-être est-ce là la vision libérale ultime de la place des interventions publiques dans l’économie.

Auteurs/autrices

  • Laurent Ghékière

    Directeur affaires européennes et relations internationales de l’Ush Représentant auprès de l’UE Union sociale pour l’habitat, partenaire officiel du Nouveau Bauhaus Européen Président de l’Observatoire européen du logement social, Housing Europe

  • Dominique Hoorens

    Economiste, directeur des études économiques et financières de l'Union sociale pour l'habitat (USH), membre de la FONDAFIP (Association pour la fondation internationale de finances publiques).

Une réflexion sur “Comparaison n’est pas (forcément) raison

  • 18 mai 2023 à 17:04
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    « dans tous les pays l’appétence sociétale pour la propriété individuelle ne s’exprime pas avec la même ampleur qu’en France »

    Justement, cette appétence n’a-t-elle pas été alimentée en partie par des programmes et mesures politiques, y compris les aides à la pierre (et bien sûr, aussi, par le discours des professionnels du secteur) ?

    Dans les années 60, les Français ne semblaient pas se distinguer par une grande appétence pour la propriété individuelle : les locataires se recrutaient alors à parts égales dans tous les segments de revenus. Il était fréquent d’être riche ou aisé sans chercher à être propriétaire de sa résidence principale.

    On peut interroger les « spécificités de chaque pays » plutôt que de les naturaliser comme s’il s’agissait de caractéristiques essentielles auxquelles les politiques publiques ne pourraient que s’adapter.

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