L’expérience du CNR Logement 4. Entretien avec Christine Leconte
La rédaction : Avant même le lancement du CNR, quelle perception aviez-vous de la situation du logement en France ?
Christine Leconte : Au conseil national de l’Ordre des architectes, nous n’avons pas attendu le CNR pour dire que la France manque des logements. Nous pensons qu’il faut passer d’une politique du logement à une politique de l’habitat. C’est-à-dire une politique plus ouverte, qui prenne en compte davantage de paramètres que le simple fait de construire du neuf pour répondre aux besoins. Il faut y associer la question de la réhabilitation, du parcours résidentiel et des mobilités. Nous devons tenir compte de l’évolution de la situation démographique qui nous interroge, par exemple, sur les typologies des logements que l’on construit, et leur mutabilité.
Année après année, nous constatons un manque de logements grandissant que les politiques successives ne résorbent pas. Certes, il y a un besoin de construire, mais aussi de trouver des logements disponibles dans l’existant, construit ou en friche. Le CNR Logement nous a donné l’opportunité d’utiliser la transition écologique comme levier pour transformer les politiques du logement.
C’était l’occasion de mettre le focus sur des sujets qui nous tiennent à cœur dans une période où les politiques du logement fonctionnent assez mal. Jusqu’à peu, nous avions encore beaucoup de défiscalisation autour de logements neufs, parfois de qualité moindre, qui sont d’ailleurs souvent définis comme des « produits bancaires » plutôt que comme des logements. C’était aussi, pour nous, architectes, l’occasion d’alerter à nouveau sur la qualité et de durabilité des logements construits, tant en termes de matérialité que de qualité spatiale, et même de fabrication de la ville en général. Il y a vraisemblablement dans la population, aujourd’hui, un rejet du logement neuf de ce type que nous, architectes, ressentons fortement. C’est le cas notamment pour les typologies produites en calquant les études capacitaires mathématiques qui ne prennent pas vraiment en compte les réalités locales du terrain, de la demande et des besoins, ni l’usage du quartier.
Le moment de la crise sanitaire et du confinement a été pour nous un moment très important. Cela a fait ressortir des problématiques rendues visibles par le débat « Habiter la France de demain »[1] qui a cristallisé le fait qu’habiter, ce n’était pas simplement se loger, mais que c’était aussi une dimension plus large qui concerne directement l’aménagement du territoire. Aujourd’hui, il apparait clairement que l’un et l’autre ne peuvent pas être traités séparément. On allait devoir se poser la question de l’équilibre des territoires.
De la même façon, il est devenu évident que l’on ne pouvait pas traiter la question du logement sans penser les mobilités et le lien au travail, y compris en considérant la montée du télétravail. Ces questions ont chamboulé les imaginaires liés au logement et élargissent le champ des possibles dans les politiques de l’habitat.
Ainsi, après le confinement et le débat, il nous a semblé qu’il y avait une fenêtre d’expression pour traiter ces sujets que nous portions depuis assez longtemps, mais que nous ne parvenions pas à exprimer assez clairement pour être entendus.
On voit bien d’ailleurs qu’aujourd’hui encore quand on dit que tout ne se résout pas par la construction neuve, qu’il faut aussi réhabiliter, aller dans les cœurs de villes, etc. cela crée encore des crispations légitimes. Mais est-on crispé parce qu’on manque de logements ou parce que penser autrement une politique interroge le modèle économique de fabrication de la ville ?
Je pense que nous sommes à un moment où l’on doit certes affirmer la nécessité du besoin de logements, mais reconnaitre que nous devons élargir nos visions politiques autocentrées. Il y a plein de manières de produire, de la construction neuve à la réhabilitation, dans la gestion du flux autant que du stock, dans la reconquête des centres-bourgs, la densification douce, etc. Et aujourd’hui, compte tenu de l’urgence écologique, on ne peut plus attendre patiemment de trouver les modèles techniques et économiques ; il faut accélérer le changement de logiciel des politiques et de l’économie du logement.
La rédaction : Dans un tel contexte, qu’est-ce qui vous a conduit à participer à la démarche du CNR ?
Christine Leconte : Quand le Ministre du logement, Olivier Klein nous a demandé, avec Marjolaine Meynier-Millefert[2], de travailler sur ce sujet-là, il nous a semblé que c’était l’occasion de traiter ces questions. Dans un premier temps, dans le groupe que nous animions, nous étions un peu cantonnés au thème de la réhabilitation. Mais, avec Marjolaine Meynier-Millefert, nous avons voulu élargir le champ pour travailler sur quatre axes, dont un, très important à nos yeux, qui portait sur l’aménagement du territoire et les stratégies.
C’est notamment cette ouverture qui nous a conduit à accepter toutes les deux cette mission.
La rédaction : Comment avez-vous organisé le travail et quelles thématiques sont ressorties de vos échanges ?
Christine Leconte : Nous avons travaillé en resserrant la problématique progressivement sur la base d’ateliers participatifs. Nous avions un groupe assez large d’une bonne soixantaine de participants à chaque visioconférence, avec un ordre du jour précis à chaque fois.
Au début, c’était de la parole libre, puis progressivement nous l’avons resserrée en faisant émerger de grandes thématiques qui ressortaient de la discussion. Cela nous a conduit à définir d’abord cinq ou six grands axes qui ont finalement été réduits à quatre, que nous avons fait valider par l’ensemble des participants.
L’un de ces axes était consacré à la façon d’intégrer les questions écologiques dans les stratégies et l’aménagement du territoire. On voit bien, par exemple, que beaucoup de réflexions sont fondées sur le prisme unique de la décarbonation, alors que la transition écologique ne peut se réduire à cela. C’est l’idée du « tunnel carbone » par laquelle, en concentrant tout le regard sur ce sujet on tend à ignorer toutes les autres dimensions du problème écologique qui sont tout aussi essentielles pour la survie de l’humanité. Or, on sait aujourd’hui que les questions de biodiversité ou de ressources sont au moins aussi importantes. Cet axe de travail nous a conduit à poser des questions plus précises sur l’acte de construire. Où et que faut-il construire dans un contexte de montée des risques majeurs (quatre communes sur cinq sont concernées), des canicules, du retrait du trait de côte qui va impacter 1,5 million de personnes et plus de 800 000 bâtiments, etc. ? Ces chiffres sont importants et ce que nous avons voulu dire au début de la démarche est que, certes, il y a des questions sociales importantes et de la précarité, mais qu’il ne faudrait pas négliger que ces évolutions vont créer d’autres formes de précarités et qu’il est indispensable d’en tenir compte et de les anticiper.
Nous pouvons prendre l’exemple du stress hydrique dans le sud de la France. Si la nappe phréatique ne peut pas supporter les besoins de la population qui vit au-dessus, interdire les permis de construire ne suffira pas sur le long terme, c’est une mesure conjoncturelle. Il faut avoir une vision stratégique qui intègre la longue durée et c’est la responsabilité de l’Etat, avant même de penser à la décentralisation.
L’axe deux qui est ressorti de nos travaux porte sur la rénovation, en pensant bien sûr à promouvoir une rénovation globale. J’y reviendrai.
L’axe trois porte sur la formation absolument nécessaire à la mise en œuvre du changement. Il faut un grand plan de formation de tous les acteurs de la filière pour qu’ils puissent mettre en œuvre de nouvelles façons de faire, mais aussi pour gagner la confiance des ménages. Le logement social peut jouer en la matière un rôle important de laboratoire, pour devenir ce que nous avons appelé « la locomotive de la rénovation ».
L’axe quatre, essentiel, prône la continuité des politiques publiques de l’Etat. Il parle aussi d’investir dans les filières plutôt que de dépenser à travers les aides de l’Etat. Il suppose la mise au point d’un plan pluriannuel de financement et une stabilité du projet qui permette aux entreprises et à l’ensemble des acteurs de s’engager de façon sereine dans les changements nécessaires. C’est aussi la condition pour que de nouvelles entreprises se créent dans un climat de confiance sur les engagements de l’Etat. Par exemple, on ne peut pas dire à tout le monde de se lancer dans la réhabilitation tout en continuant parallèlement une défiscalisation de l’investissement dans le neuf. C’est sans doute douloureux, mais c’est une cohérence nécessaire et sur ce plan, au moins, on note une avancée.
Sur la base de ces quatre axes définis lors des séances de travail, nous avons ensuite débattu, puis fait voter les gens sur les propositions concrètes. Au cours des trois mois de la démarche, nous nous sommes réunis en visioconférence toutes les deux semaines pendant deux après-midis de trois heures. Il y a eu énormément de contributions et nous avons joué un rôle d’animatrices pour lequel il a fallu parfois faire preuve d’autorité pour coordonner les débats, mais tout s’est déroulé dans un cadre de grande confiance entre les participants.
D’ailleurs, nous avons poursuivi les échanges après la remise du rapport en tenant deux réunions complémentaires sur la rénovation des copropriétés, sujet que nous n’avions pas pu aborder jusque-là. C’était important notamment pour Marjolaine Meynier-Millefert, qui allait signer un rapport parlementaire sur le sujet[3], mais également pour moi, qui voulais faire remonter des sujets auprès du gouvernement.
Nous n’avons pas continué ensuite car après les réunions de juin, le soufflet était un peu retombé… Mais la démarche m’a globalement donné de l’élan en faisant la preuve que les acteurs peuvent être capables de se parler, de construire des propositions et de lancer des réflexions prospectives à moins court terme que lorsque chacun a le nez dans son guidon.
La rédaction : Qui était autour de la table ?
Christine Leconte : dans notre groupe, il y avait peu de promoteurs. Ils étaient moins actifs et présents que dans les deux autres groupes. Étaient présents notamment la CAPEB, la FFB, l’ANAH, la FNAIM qui a beaucoup participé, quelques architectes et pas mal d’associations et de réseaux travaillant sur la rénovation par exemple, quelques bailleurs sociaux. Je m’attendais à ce qu’il y ait plus de promoteurs, d’autant que nous posions la question de la qualité de la production.
Il est possible que la définition initiale de l’objet du groupe très orientée sur la rénovation et les copropriétés ait influé la constitution du groupe. C’était en quelque sorte un peu biaisé. Alors qu’on aurait dû parler un peu plus aussi de changement de logiciel. J’aurais aimé que l’on puisse davantage parler avec les promoteurs des moyens de trouver une équation économique, notamment fiscale, pour qu’ils s’engagent plus dans la réhabilitation et la revitalisation urbaine dans les villes moyennes, les bourgs et même les grandes agglomérations. Dans ces villes on connait tous des bâtiments désaffectés très intéressants avec des qualités architecturales et spatiales indéniables qui montrent un potentiel considérable de qualité urbaine et de qualité de vie et qui pourraient contribuer à l’acceptation des projets par la population.
Or, ce modèle économique est difficile à trouver. Entre le Malraux et le Denormandie qui ne marche pas très bien, on ne voit pas venir dans le projet de loi de Finances les nouveaux dispositifs qui pourraient changer les choses. Il faudrait un dispositif de défiscalisation qui incite à réhabiliter, non pas à démolir, en cœur de ville afin de développer dans l’existant du logement aussi bien privé que pour les bailleurs sociaux.
La rédaction : Ces discours passent-ils bien aujourd’hui dans les milieux de l’architecture ?
Christine Leconte : Les architectes ne portent pas un discours intégralement tourné vers la réhabilitation. D’ailleurs, ce n’est pas mon propos non plus, ni celui de l’Ordre. Vouloir favoriser la réhabilitation ne veut dire en aucun cas être contre la construction neuve, voire contre toute forme de démolition.
Dans les milieux de l’architecture, les points de vue sont partagés et en phase d’évolution. L’Ordre a réalisé un sondage montrant que 83% de nos confrères et consœurs font de la réhabilitation, ce qui n’était pas le cas il y a une dizaine d’année. Aujourd’hui, dans les écoles d’architecture, la plupart des projets de fin d’étude porte sur de la réhabilitation, ou en tout cas, en faisant avec l’existant. La culture des jeunes architectes évolue. J’enseigne à l’Ecole d’Architecture de Versailles. Il y a une vingtaine d’années, nous étions encore dans la culture du béton uniquement ; aujourd’hui ce n’est plus du tout ça. On se fonde sur une culture de la matière, de la matérialité, de la biodiversité, etc. On réouvre le champ des matériaux et de l’innovation, et sans exclure le béton.
Le monde de l’architecture vit un bouleversement, mais il y a encore du travail. Le CNR n’a pas vraiment avancé sur ce point-là
La rédaction : S’il n’y avait que trois ou quatre mesures proposées à retenir, lesquelles vous semblent-elles les plus importantes ?
Christine Leconte : La première, j’y reviens, c’est la question de l’aménagement du territoire en partant de l’idée d’engager l’Etat dans la production de données robustes et d’outils partagés mis à la disposition des territoires pour qu’ils puissent s’en emparer localement et que cela facilite un processus de rééquilibrage du pays. Mettons en commun toutes les thermographies des passoires thermiques, toutes les problématiques de gestion de l’eau potable, etc. et voyons comment partager ces données pour agir aussi bien au niveau national qu’au niveau local. C’est une question de gouvernance qui a aussi émergé dans les autres groupes du CNR.
Ensuite, il y a ce qui relève de la rénovation énergétique en insistant sur le passage d’une logique de mono-geste à celle d’une rénovation globale accompagnée par la maîtrise d’œuvre et en prenant en compte le confort d’été. Pour prendre en compte la problématique du reste à charge, cette dynamique de rénovation globale doit pouvoir être étalée dans le temps, mais de façon cohérente.
Ce qui renvoie à la troisième proposition essentielle qui est celle d’une véritable visibilité de politiques publiques dans le cadre d’une programmation pluriannuelle et en appuyant le financement des travaux par une banque de la rénovation qui financerait les restes à charge. Nous nous sommes inspirés d’un modèle à l’allemande, mais il reste à travailler sur ce point.
Par ailleurs, notre groupe a proposé de nombreuses expérimentations pour sortir de l’approche « à la parcelle » et développer des modes opératoires différents. Nous avions proposé par exemple des « territoires 2050 zéro artificialisation » ou « zéro passoires thermiques » en partant du modèle des territoires zéro chômeurs.
Nous avons aussi proposé de travailler sur des quartiers pavillonnaires avec beaucoup de passoires thermiques dans lesquels on pourrait s’engager dans des densifications qui financeraient la rénovation. La valorisation foncière générée par la construction d’une maison dans son jardin, ou à côté, financerait la rénovation. Cela existe déjà, mais il faut aider les élus à le mettre en place. Le dispositif « rénover densifier » est porté dans le cadre du programme Profeel[4], mais pour lequel il faut trouver les lieux d’expérimentation. L’idée est d’engager du renouvellement urbain tout en protégeant les typologies bâties et le modèle pavillonnaire.
Nous avons aussi proposé de travailler sur des régions pilotes pour le développement de filières locales. Par exemple, Auvergne-Rhône-Alpes serait pilote pour travailler sur la faisabilité et l’économie de marché d’une filière terre ou Grand Est pour le bois. Ces questions de filières renvoient aussi bien aux travaux du CNR qu’à ce qui a été discuté dans le cadre de la loi sur l’industrie verte.
La rédaction : Finalement, quel bilan global faites-vous de la démarche, de ses suites et non-suites ?
Christine Leconte : Je n’ai pas exactement sur ce point la même analyse que les deux autres groupes qui avaient plus de propositions précises que dans notre groupe comme, par exemple sur le PLU3D. On peut comprendre les déceptions quand on constate que les mesures proposées ne sont pas retenues.
Pour ce qui nous concerne, il y avait, outre quelques mesures précises, surtout des directions à prendre et, dans l’état d’esprit des mesures qui sortent ou des orientations évoquées par le Gouvernement, on retrouve pas mal des idées que nous avons avancées. Privilégier la réhabilitation, travailler sur la formation en alternance, ce sont des avancées, même si c’est évidemment insuffisant et trop flou pour moi.
Je suis toutefois déçue qu’on ne prenne pas acte du besoin d’une grande vision stratégique. Je sais bien que cela ne résout pas tout, mais la prise en compte des articulations entre mobilités, logement et travail me semble extrêmement importante. On ne peut pas dire qu’on va revitaliser les petites villes si on ne travaille pas sur les mobilités des ménages. Le grand oublié de la politique du logement, c’est la mobilité, ça paraît simpliste de dire cela, mais c’est tellement important.
Je trouve aussi important que nous ayons dit clairement qu’il fallait une continuité des politiques publiques. Cela n’avait jamais été vraiment dit ainsi et notre travail a permis de porter une demande claire au Gouvernement qui était : « soyez stable et indiquez-nous l’avenir ». On ne peut pas faire le yoyo avec les acteurs en leur proposant un jour le Pinel, le lendemain la réhabilitation et autre chose le jour suivant.
Finalement, nous avons réussi à faire passer quelques messages importants. Avec Marjolaine Meynier-Millefert nous avons aussi porté les messages sur la planification auprès de Antoine Peillon[5]. Et de notre côté, le Conseil national de l’Ordre des architectes a été très impliqué sur la stratégie française énergie-climat (la SFEC) portée par Agnès Pannier-Runacher. Nous nous inscrivons donc dans un cadre plus large que celui du CNR Logement. Si nos propositions n’ont pas trouvé assez d’écho dans le cadre du CNR, elles peuvent en trouver ailleurs. C’est le cas dans la loi Industrie verte ou sur la promotion de la filière des matériaux biosourcés. Le projet de loi de Finances insiste sur la rénovation globale et l’accompagnement des ménages. Ce n’est qu’un début, mais on avance. Nous avons aussi montré l’importance de la prise en compte du confort d’été et l’Anah ouvre un groupe de travail sur le sujet, c’est aussi une avancée. C’est aussi le cas pour le sujet de la gestion de l’eau domestique.
Si tout n’est pas exceptionnel, nous avons ouvert des possibilités et permis de confirmer des choses. Par ailleurs, en matière de transition écologique, nous n’avons pas le choix. Il faut donc accepter toutes les avancées, c’est ce qui me rend toujours extrêmement positive pour les souligner et les encourager.
Propos recueillis en visio-conférence le 9 octobre 2023
[1] https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/DP_HabiterLaFranceDemain.pdf
[2] Députée de la 10e circonscription d’Isère, Vice-présidente de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire
[3] https://www2.assemblee-nationale.fr/static/16/presse/RI_renovationenergetiquebatiments.pdf
[4] https://programmeprofeel.fr/app/uploads/2021/12/PROFEEL_Renover-et-densifier-les-quartiers-dhabitat-pavillonnaire_web.pdf
[5] Secrétaire général à la Planification écologique