Julien Damon : Toilettes publiques. Essai sur les commodités urbaines.
Auteur de plus de dix livres sur des questions aussi variées que les conditions de vie en ville, les politiques familiales, la question SDF, Julien Damon nous parle dans son dernier ouvrage, sans détour, des déjections et mictions humaines avec érudition et un humour pince sans rire dénué de toute ironie. Il y traite d’un sujet lourd au regard des volumes concernés : 365 litres d’urine et 73 kg de matière fécale par an et par individu ; soit pour l’humanité entière 3 000 milliards de litres et 600 milliards de kilos à évacuer et traiter. Si le problème de l’accès aux commodités est surtout prégnant dans les pays du sud, où les habitants vivent encore entourés d’excréments dans un monde très imparfaitement et très inégalement pourvu ; la question des toilettes dans les espaces publics de nos villes affecte la vie de nombre de nos concitoyens tant le manque est patent. Quant à l’espace privé, si la politique massive de réhabilitation depuis 50 ans fait que l’équipement des logements en toilettes dans notre pays est aujourd’hui une réalité, pour autant la question du devenir de ces dernières, notamment face aux défis du développement durable, reste posée. S’y intéresser est une tâche immense puisque « Observer les sociétés par la lunette de leurs toilettes ouvre des éclairages singuliers sur les villes, les cultures, les inégalités, les civilisations, les mœurs » (page 9). La lecture de l’appendice « lire sur les toilettes, lire aux toilettes » participe d’ailleurs d’un autre éclairage singulier.
Le lecteur, féru ou non d’histoire, parcourra avec intérêt un premier chapitre consacré à l’approche historique des toilettes, du recyclage des excréments et des égouts, mais aussi des odeurs et nombreuses maladies associées, de la Rome antique à nos jours, en passant par Londres, foyer d’innovations depuis le XVIe siècle et Paris au XIXe siècle avec la mise en place du tout-à-l’égout. À l’évidence, il est bon de se « rappeler à quel point les normes de propreté et de civilité peuvent changer » (page 25). Il est également intéressant de noter que dans cette longue histoire du refoulement et du traitement des eaux sales, on retrouve les termes du débat actuel, s’agissant de l’amélioration des performantes énergétiques des logements, sur la place à donner à l’incitation ou à l’obligation. On observe notamment que l’intérêt bien compris des riches fut d’offrir aux pauvres les mêmes commodités, non sans heurts ni difficultés. Ce même intérêt bien compris fait que les pays riches investissent techniquement et financièrement massivement pour le développement et l’amélioration de l’assainissement dans les pays pauvres.
Si les progrès des commodités intérieures et des évacuations souterraines sont indéniables, reste une question essentielle : comment s’épancher ailleurs que dans la rue, que l’on soit pourvus de cabinet à domicile, ou non ? Le chapitre deux, intitulé « les commodités dans l’espace public », montre que Paris constitue à cet égard un véritable laboratoire. « Retracer l’histoire des commodités ouvertes au public permet d’éclairer des mutations profondes au cours des décennies récentes : diminution de l’offre, raréfaction des toilettes autrefois disponibles dans les parcs ou dans les gares, automatisation et déshumanisation partielle des services, avec mise au chômage ou passage à la retraite de nombreuses « dames pipi » (…). Pourtant, les besoins restent conséquents. Ils sont même certainement appelés à augmenter du fait de la progression de la mobilité et du vieillissement de la population » (pages 41 et 42). L’histoire de l’expansion des vespasiennes et des pissotières à Paris jusqu’aux années 1930 montre que la possibilité de se soulager commodément fut longtemps un apanage masculin. Il faut attendre le début du XXe siècle pour voir apparaître une offre debout et assise, donc ouverte aux femmes. Le coût de ces installations fait que leur nombre n’a jamais dépassé la centaine. Mais l’intérêt principal de ce chapitre réside dans l’analyse des raisons de la disparition organisée de ces édicules, dont le déclin s’amorce au cours des années 1930. L’auteur montre que se mêlent questions de morale, de salubrité et de supposée moindre fréquentation au fur et à mesure que les logements étaient mieux équipés en sanitaires et en commodités. En d’autres termes les décideurs ont confondu la disposition effective de toilettes privées à domicile et la capacité à satisfaire les besoins quotidiens hors du domicile de tous ceux qui se déplacent pour de multiples motifs : « Cela se vérifie non seulement pour les flâneurs et badauds, mais aussi et surtout pour les actifs. Quand lieux de vie et lieux d’activité professionnelle se dissocient, la nécessité des commodités urbaines grandit » (page 59). La faiblesse de l’offre dans les années 70 génère la « révolution Decaux » qui apporte avec les sanisettes des progrès considérables et génère avec le temps des débats sur la gratuité ou non du service. Les pages consacrées à cette question en soulignent toute la complexité et les enjeux. On constatera enfin avec intérêt les inégalités assez marquées entre les grandes villes quant au nombre d’habitants par toilette publique : la palme de l’offre revenant à Grenoble avec une toilette publique pour 2 500 habitants, le dernier de la classe étant Marseille avec une toilette publique pour 48 000 habitants !
L’inégalité face à l’offre de toilettes, source de différences marquées, alors que l’action de se soulager s’effectue globalement de la même manière pour tous, constitue précisément l’objet du chapitre trois. Outre les inégalités entre pays à niveau de développement différent, entre logements pourvus ou non de toilettes, entre hommes et femmes, « L’état des commodités urbaines est révélateur d’inégalités multiples, et même il les exacerbe. En réponse, les politiques locales en atténuent ou en amplifient les conséquences » (page 77). Car l’enjeu est bien celui d’accompagner la mobilité, avec plus ou moins de succès selon les cas, avec une grande diversité de profil (les automobilistes, les touristes, les joggeurs, les travailleurs en déplacement, les clients des supermarchés, les livreurs de pizzas, les personnes âgées, les travailleurs du bâtiment, les usagers des transports, etc.). Pour tous, l’absence de toilettes publiques représente un frein. Au travail, à l’école, l’accès aux toilettes fait l’objet de réglementations et de nombreuses études, décrites avec gourmandise, si on ose le dire, dans l’ouvrage. Il fait naturellement une place particulière à la question du genre. Si tous se disent gênés par les odeurs, femmes et hommes se différencient nettement. « Femmes et hommes ne sont pas également à l’aise dans les toilettes ; l’humanité se sépare bien en deux quand il s’agit de ces lieux » (page 93). La longueur des files d’attente devant les toilettes pour femme n’est pas qu’un thème comique ou d’étonnement. Sujet peu traité en France, on lira avec intérêt les pages sur les comportements des uns et des autres. L’auteur y évoque le modèle suédois ou hommes et femmes sont habitués dès l’enfance à se conduire aux toilettes de la même manière ; la « parité des pots » prônée sur les campus américains comme moyen de lutter contre les queues aux toilettes des femmes ; ou encore l’épineuse question : faut-il dégenrer les toilettes ? (Pages 98 et suivantes). A noter que ces points, très présents dans les débats outre atlantique, ne sont pas abordés ou presque dans le dernier ouvrage de Yasha Mounk[1].
Cette énumération des inégalités serait incomplète sans mentionner les sans-abris pour qui le sujet des commodités est un souci permanent, aggravé par de multiples aménagement conçus pour rendre la vie des personnes concernées plus « inconfortable », avec un succès plus que mitigé. « En bref, des mesures visant à rendre la vie inconfortable à ceux qui se trouvent en permanence dans des situations de non-confort ont deux effets inattendus : elles accentuent la visibilité de ce que les gestionnaires d’espace public ne voulaient plus voir et elles rendent ces espaces publics plus inconfortables pour tout le monde » (page 112).
Ce chapitre sur les inégalités se conclut sur un exposé nuancé de la situation d’un monde sans toilettes dans les pays du Sud. En 2020, 500 millions de personnes sont contraintes à la défécation en plein air avec ses conséquences en termes de diarrhée, dysenterie, hépatite et typhoïde (elles étaient 1,3 milliard en 2000). Un peu plus de 20 % n’ont pas accès à l’assainissement. Ces chiffres doivent toutefois être pris avec précaution, notamment parce qu’ils mélangent citadins et ruraux et que la qualité des données collectées suscite quelques réserves. Il n’en reste pas moins que le manque d’hygiène suscite préoccupations et appelle une mobilisation au triple nom de la dignité humaine, de la salubrité collective et de l’efficacité économique (page 122).
Le chapitre quatre souligne que le nouveau millénaire s’ouvre sur des innovations technologiques et des programmes politiques ambitieux. La mobilisation est tous azimuts : l’ONU, le pape François, les O.N.G. créées à l’initiative des hommes d’affaires, la NASA, la banque mondiale, l’OMS, les gouvernements, etc. Le point d’orgue est l’instauration d’une journée mondiale des toilettes, le 19 novembre, qui prend chaque année plus d’importance. Indéniablement cette mobilisation fait que la situation globalement s’améliore. Il est vrai qu’investir en ce domaine signifie moins de dépenses, moins en frais de santé, d’hospitalisation, de jours non travaillés, plus en gains de productivité, etc. Une étude de 2008 montre qu’un assainissement convenable pour tous coûterait 95 milliards de dollars mais permettrait d’en économiser 660 (page 132). Rien donc de plus rationnel que d’investir dans les toilettes ! Un dollar investi en rapporte cinq. La bataille ne sera toutefois gagnée que si on limite le gaspillage d’eau et d’énergie. Les exigences du développement durable imposent une nouvelle révolution des toilettes pour changer la donne aussi bien dans les pays du Sud que dans les pays du Nord. Il nous faut bâtir un monde des toilettes plus salubres et plus écologiques, moins consommateur de produits chimiques. Chercheurs et universitaires de toutes disciplines, mais aussi Bill Gates avec des moyens conséquents[2], s’y attellent. « Le lombricompostage des matières fécales pour produire du terreau est un exemple de retour aux sources avec une touche de modernité » (page 144). La high-tech dans les cuvettes est déjà une réalité aujourd’hui aussi bien pour le confort que pour la collecte de renseignements avec des toilettes capables de détecter une maladie ou d’observer l’efficacité d’un traitement. Les progrès sont tels que l’auteur s’interroge s’il n’y a pas un risque que les toilettes deviennent des instruments d’espionnage.
Décidément il s’en passe des choses dans et autour des cuvettes, en particulier en Inde et en Chine. « Si l’on peut se permettre ce vocabulaire, de sinistre mémoire, les deux grandes puissances ont lancé, durant les années 2010, un grand bond en avant et une révolution culturelle des toilettes » (page 152). L’auteur montre avec force détails que nous ne sommes qu’au tout début des solutions qu’il sera possible de proposer, il parle d’un kaléidoscope de systèmes, pour répondre à des défis immenses tant technologiques, économiques que comportementaux.
Le cinquième et dernier chapitre opère un retour sur le sujet des commodités urbaines. « Encore parfois perçue comme extravagante, en France, la question des toilettes publiques relève non seulement du droit de la santé, mais aussi du droit de l’espace public et des établissements recevant du public. Malgré les avancées récentes, le thème demeure un révélateur d’inégalités manifestes et le terrain de possibles transformations positives » (page 171). La période de confinement de la covid 19 a, par leur absence, montré à tous l’importance de ces services. L’accès pour tous au quotidien passe par l’affirmation du droit aux toilettes pour tous, ce qui renvoie à de multiples interrogations, analysées avec force détails par l’auteur, y compris l’idée d’une délégation de service public aux cafés restaurants ! La citation ci-après tirée de l’hebdomadaire The Economist en 2020 résume bien les enjeux de ce droit : « Le droit d’uriner n’est peut-être pas à la hauteur du droit de vote, mais le faire garantir serait un soulagement » (page 172). Trois lettres, GPS, permettent de délimiter ce que devrait être ce dernier : gratuité, propreté et sécurité.
Pour terminer ce résumé sur une note prospective et positive et susciter l’envie de lire, on retiendra, tirée de la conclusion, cette phrase assez caractéristique du ton et du style de l’ensemble de l’ouvrage : « Afin que demain soit mieux qu’aujourd’hui – de même qu’aujourd’hui est mieux qu’hier – de nouveaux efforts se justifient. Éclairés par les préoccupations écologiques et par les possibilités technologiques, ils doivent tendre vers les objectifs globaux de développement durable et de bien-être urbain de tous puisque les toilettes constituent des aménités indispensables » (page 195).
Bernard Coloos
Mars 2024
[1] Le piège de l’identité. Les Editions de l’Observatoire 2023
[2] En 2011, la fondation Gates lance le défi de « réinventer les toilettes ». Elle considère que ces équipements ont, globalement, peu évolué depuis deux siècles et qui ne sont pas technologiquement, économiquement et écologiquement adapté au siècle qui commence. Elle estime qu’il faut renouveler les approches et stimuler la création de nouvelles technologies capables de gérer efficacement et en toute sécurité les déchets humains (page 149).