Halte à la spéculation sur nos logements ! Note de lecture de l’ouvrage d’Isabelle Rey-Lefebvre
Son ouvrage sorti en novembre 2023 poursuit avec brio un itinéraire de journaliste engagée en rendant compte d’une enquête approfondie dans un ensemble de villes et de pays d’Europe, à la recherche de solutions originales permettant de freiner les dynamiques spéculatives et de financiarisation du logement.
L’ouvrage part de la dénonciation des « ravages de la spéculation immobilière en France » à partir d’une synthèse argumentée des composantes du problème : inégalités croissantes entre propriétaires et locataires et des écarts territoriaux, augmentation de la multipropriété, concurrence de la location meublée touristique, etc. Le diagnostic est connu et il est ici bien résumé, même s’il insiste beaucoup sur une dynamique de financiarisation du secteur dont l’autrice reconnait que la France est restée longtemps protégée par une structure de la propriété ayant évité à notre pays l’introduction massive de fonds d’investissement internationaux. Les exemples espagnols, allemands ou néerlandais, développés tout au long de l’ouvrage, montrent les ravages potentiels que ce processus peut générer notamment en fragilisant l’offre locative et en générant des hausses massives de loyers. Isabelle Rey-Lefebvre note, en France, la perspective de développement du logement locatif intermédiaire promue par le chef de l’État et ses ministres successifs comme l’indice de l’implantation d’un processus similaire. Observons qu’à ce jour, même si le signal est fort, surtout quand, en parallèle, les moyens du logement social sont fragilisés, son impact quantitatif reste modeste.
Partant de ce constat, Isabelle Rey-Lefebvre mène son enquête à travers l’Europe mêlant, chapitre après chapitre, analyses des contextes nationaux et urbains, entretiens avec chercheurs et acteurs et témoignages d’habitants. Il s’agit à la fois de montrer comment certaines évolutions de politiques publiques associées à l’arrivée d’acteurs à vocation spéculative ont pu accentuer les difficultés des ménages à se loger correctement et de mettre en évidence des démarches et expérimentations visant à briser ces mécanismes mortifères.
C’est ainsi que sont passés en revue les Community land trusts américains et leur mise en œuvre en Belgique, les organismes fonciers solidaires français et les coopératives d’habitation suisses. Puis, l’autrice observe les conséquences des crises massives de l’accès et du maintien dans le logement qu’ont pu connaitre des villes comme Barcelone, Amsterdam ou Berlin et l’amorce, dans ces trois villes, de solutions nouvelles souvent engagées à l’initiatives d’habitants et de militants organisés. Le dernier chapitre, comme une lueur d’espoir, développe le cas, si souvent mis en avant, de « Vienne, la toujours rouge », fruit d’une histoire si longue, qu’on peut douter de la capacité de la reproduire ailleurs.
On est là devant l’exemple de ce qu’un travail journalistique approfondi peut apporter de mieux, d’autant que la littérature en langue française en matière de comparaisons internationales sur la question du logement reste modeste ou difficile d’accès pour le grand public éclairé visé ici.
Les maîtres-mots des solutions mises en avant par Isabelle Rey-Lefebvre sont « coopératives », « communautés » et « participation ». Elle insiste sur quelques composantes communes aux « solutions » mises en avant. L’importance de l’initiative habitante est à la base des projets, mais ne peut jamais aboutir sans l’appui des pouvoirs publics, principalement les villes, notamment par l’apport de ressources foncières et de prêts avantageux. Le caractère collectif, généralement sous la forme coopérative, de la propriété immobilière est un autre point commun à l’ensemble des initiatives promues dans l’ouvrage dans lesquelles, presque toujours, les habitants sont à la fois coopérateurs et locataires. Enfin, Isabelle Rey-Lefebvre insiste à de multiples reprises sur la conception des ensembles résidentiels qu’elle présente, sur leurs dimensions écologiques et sur l’importance des locaux et services collectifs mis à la disposition des habitants et illustrés dans l’ouvrage par un cahier de photographies (salles et cuisines communes, appartements d’invités, piscines, garages à vélos…). Le constat global qui en ressort reste toutefois qu’à l’exception du cas suisse où les coopératives peuvent représenter des proportions significatives du parc (20% à Zurich par exemple), ces formules fort séduisantes restent quantitativement marginales. De plus, et l’autrice le souligne à plusieurs reprises, elles touchent principalement des ménages relevant d’une classe moyenne militante en mesure de s’investir pendant plusieurs années dans des projets de longue haleine. On reste loin de la réponse à l’urgence du mal-logement, mais tel n’était pas l’objet principal de l’enquête.
La conclusion de l’ouvrage, « en forme de programme » s’adressant aux pouvoirs publics français, pose indirectement la question épineuse de la transposition à notre pays des modèles observés à l’étranger. L’ouvrage avait d’ailleurs consacré deux chapitres à ce sujet. A propos des organismes fonciers solidaires, Isabelle Rey-Lefebvre partageait le constat devenu classique selon lequel la version française des Communtity land trusts, jugée « trop administrées », avait largement négligé la dimension communautaire de l’idée initiale. Plus loin, l’autrice montre que malgré un âge d’or au cours des années 1950, le système coopératif peine à se redévelopper en France dans le champ du logement, malgré sa tentative de relance par la loi Alur de 2014, faute d’un modèle économique assez solide. C’est là que l’ouvrage trouve ses limites. Mais les questions qu’il pose entrouvrent quelques portes qu’il serait bienvenu de pousser encore. Souhaitons qu’un jour un ministre bien intentionné trouve cet ouvrage sur son bureau.
Isabelle Rey-Lefebvre, Halte à la spéculation sur nos logements ! Les solutions pour habiter à nouveau les villes. Rue de l’échiquier, 2023, 220 p.
Jean-Claude Driant
Juin 2024