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Les besoins en logements : un indicateur révélateur des transformations de la politique du logement en France

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Introduction

Combien faut-il construire de logements neufs cette année et dans les années à venir ? Voilà une question récurrente du débat public. Beaucoup d’auteurs tentent d’y apporter une réponse à travers des publications chiffrées formant un corpus sur les « besoins en logements ». Mais rares sont les travaux qui prennent ce corpus pour objet dans une perspective historique et se demandent comment la façon d’appréhender les besoins a pu évoluer dans le temps. C’est l’objet de cet article qui révèle comment ces évolutions reflètent les transformations de la politique du logement en France.
Au commencement, les besoins en logements constituent un indicateur mis en place par l’Etat au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. L’instauration de cet indicateur répond à l’enjeu de déterminer l’intensité de l’effort de construction à consentir pour répondre à la croissance de la population et résorber le déficit quantitatif de logements né des destructions de guerre et de la faible production des décennies précédentes. Chiffrage des besoins et objectifs politiques de construction sont alors liés. Et de fait, le niveau de construction s’y conforme à la faveur d’une intervention budgétaire et réglementaire de l’Etat particulièrement forte.
Depuis, les besoins en logements continuent de désigner le nombre de logements neufs à construire. Il y a près de cinquante ans pourtant, la mise en retrait de l’Etat du financement de la construction neuve instauré en 1977 par la réforme de la politique du logement a provoqué le « divorce » (Lefebvre et Mouillart, 1988) entre besoins et construction, le déficit quantitatif étant considéré comme résorbé et l’Etat faisant décroitre les moyens ayant permis la production de masse. L’indicateur des besoins a perduré et sa production a même continué d’être essentiellement assurée comme initialement par les services de statistique publique.
En matière de besoins cependant, les désaccords sont légion. Ils l’ont toujours été mais depuis une époque récente, une particularité tient à ce qu’ils suscitent la production d’un nombre croissant d’estimations concurrentes (Driant 2023). Ces estimations opposent plusieurs catégories d’acteurs entre eux, à commencer par le ministère du logement, les fédérations professionnelles du secteur de l’habitat et de la production du logement et, fait suffisamment nouveau pour être remarqué, les acteurs de la transition écologique. Dans une logique de champ (Bourdieu et Christin, 1990), les chiffrages des besoins sont imbriqués dans les rapports sociaux que nouent les protagonistes de la politique du logement. Ils ne constituent pas un indicateur isolé du monde social mais sont l’objet d’une bataille de chiffres qui encapsulent des intérêts et des points de vue divergents sur ce que doit être la politique du logement et les modalités de sa mise en œuvre par l’Etat.

Cet article est tiré d’une recherche réalisée avec le financement de l’USH et du PUCA dans le cadre du programme de recherche « Les besoins en logements à l’heure de la transition écologique » (2024-2028) et publiée sous la référence : Coulondre Alexandre et Juillard Claire, 2024, « 70 ans de chiffrage des besoins en logements. Trajectoire d’un indicateur controversé de la politique du logement en France ». USH, Coll. « Cahiers. Recherche et Innovation », n°16. Le travail s’appuie sur un recensement systématique des publications françaises parues entre 1950 et 2024 à propos de l’estimation des besoins en logements à l’échelle nationale. 85 références ont été recensées : 27 sont des exercices de chiffrage à proprement parler, 58 forment des discussions méthodologiques de ces chiffrages. Ce corpus de 1800 pages environ compte peu de travaux académiques. Il s’agit essentiellement d’une littérature « grise » produite par des ingénieurs et des experts.

Les besoins en logement, un indicateur structurant de la politique du logement

L’histoire des besoins en logements a plus de soixante-dix ans. Elle commence avec l’instauration d’une politique de planification au sortir de la Seconde Guerre.
Prologue : le logement « oublié » par le planificateur, des besoins estimés bas (1947-1954)
Adopté en 1947, le premier plan quinquennal de modernisation et d’équipement constitue le prologue de l’histoire des besoins en logements. En matière de construction, il campe sur un objectif de 125 000 logements par an. Si les modalités de la production de cet objectif ne sont pas connues, celles de sa réception le sont en partie. On en sait qu’Alfred Sauvy, directeur de l’INED depuis sa création en 1945, dénonce la faiblesse de l’ambition. Il fait part de sa « profonde déception » à Jean Monnet, l’instigateur du Commissariat général du Plan et conclut : « le relèvement du logement français a été officiellement enterré » (cité par : Effosse, 2003).
Le plan de 1947 procède effectivement par hiérarchisation des secteurs prioritaires et des investissements nécessaires pour les développer et, à ce jeu, le logement est perdant (Agacinski et al., 2020). Pour Alfred Sauvy, l’objectif de construction et les moyens alloués à sa mise en œuvre ne sont pas à la hauteur des besoins, notion qu’il formalise (le premier en l’état actuel des connaissances) un an plus tôt en établissant un lien entre « logement et population » (Sauvy, 1946). Ce lien, qui sous-tend aujourd’hui encore les méthodes d’estimation, établit que les besoins en logements dépendent de facteurs démographiques, au premier rang desquels l’évolution prévisible de la population en nombre et en structure, ainsi que de l’évolution attendue de la composition et des modalités d’occupation du parc de logements.
Dans la continuité et aux côtés d’Alfred Sauvy à l’INED, le polytechnicien et statisticien Louis Henry publie en 1950 celui qui est considéré comme le premier chiffrage des besoins en logements (Henry, 1950). L’estimation s’établit à 320 000 logements par an pendant trente ans. Avec ce chiffrage haut relativement aux objectifs de 1947, Louis Henry, dans la démarche de l’INED alliant enjeu théorique et enjeu de politique publique (Rosental, 2003), plaide à son tour en faveur d’investissements massifs dans le logement. La bataille de chiffres à laquelle il participe s’inscrit donc aussi dans une bataille de moyens.
Besoins et planification volontariste en faveur de la construction (1954-1977)
D’abord situé dans l’angle mort du premier Plan, le logement est l’objet d’une planification volontariste à partir du second Plan en 1954. Tel que le relaie concomitamment l’appel de l’Abbé Pierre (Epstein, 2006), l’heure est à l’urgence. Les besoins en logements entrent dans le champ de la politique du logement. A partir de la méthodologie formalisée par Louis Henry à l’INED, ils sont alors estimés à 240 000 unités par an[1]. Bien qu’inférieurs aux besoins évalués par Henry, ils désignent un objectif de construction ambitieux par rapport à la tendance observée dans l’immédiat après-guerre.
Le deuxième Plan s’inscrit dans la continuité du plan Courant de 1953 qui instaure une série de dispositions législatives et réglementaires qui accroissent considérablement les moyens financiers alloués au logement. « C’est le début des chantiers de grande ampleur et de la production en série. Dès 1953, la construction neuve passe la barre des 190 000 unités et atteint 270 000 l’année suivante. L’époque de la construction massive est lancée » (Driant, 2015). La loi-cadre du 7 août 1957 accentue le mouvement. Elle prévoit la construction et ses moyens financiers de 300 000 logements par an en moyenne au cours du troisième Plan (1958-1961). Suivent les « vingt glorieuses » (idem), années au cours desquelles le nombre de logements construits augmente fortement et à pas réguliers jusqu’au choc pétrolier de 1973 (figure 1).
Pendant cette période, « le travail réitéré sur les “besoins” vient nourrir le dialogue avec les Finances » (Croizé, 2009) et « l’effort de construction est à la mesure de l’effort d’intervention budgétaire dans le secteur » (Lefebvre et Mouillart, 1988). Le niveau de construction correspond aux besoins estimés. Il faut dire que besoins et objectifs de construction ne sont alors pas seulement liés, ils sont coconstruits et ajustés aux moyens alloués au logement. Le moment charnière du sixième Plan (1971-1975) l’illustre sans ambiguïté : établi à 510 000 logements (on note le bon quantitatif opéré pendant les « vingt glorieuses »), l’objectif de construction adopté par le Commissariat général du Plan s’avère légèrement inférieur aux besoins d’abords estimés par l’INSEE, conformément au schéma de production des chiffrages alors en vigueur (Seligmann, 1973). Les besoins sont ceux du Plan. Un glissement s’est opéré entre l’estimation de l’INSEE et les besoins dits « retenus » (idem), en réalité, les objectifs, politiques, de construction établis dans une perspective budgétaire.

Besoin et construction, un divorce avec le tournant de la réforme de 1977
Deux années avant le choc pétrolier, l’adoption du sixième Plan (1971-1975) précède un tournant. Le coût de l’intervention publique en faveur de la production de logements devient de plus en plus difficile à assumer. Il est question de changer de cap. Plusieurs rapports abondent en ce sens. D’abord, le rapport Consigny en 1971 critique « le caractère peu redistributif des aides à la pierre, les inégalités face aux régimes d’aides à la personne et l’absence de politique à l’égard des populations dites “spécifiques” (jeunes actifs, personnes âgées, handicapées) » (Driant, 2012). En 1975 et en 1976 ensuite, le Livre Blanc de l’Union des Hlm, le rapport Nora-Eveno sur l’amélioration de l’habitat et le rapport Barre sur la réforme du financement du logement « convergent pour considérer que la pénurie quantitative est terminée et que, dans ces conditions, le problème du logement n’est plus tant celui du nombre de ménages à loger ni celui de la persistance de taudis et de bidonvilles, que celui de la liberté de choix des statuts et des qualités de l’habitat » (idem).
Ces rapports, complétés de nombreux groupes de travail, fondent le socle de la réforme instaurée par la loi du 3 janvier 1977. Un nouveau système de financement est alors bâti, qui privilégie l’aide à la personne au détriment de l’aide à la pierre (Bourdieu et Christin 1990 ; Gremion, 2012). Le désengagement budgétaire de l’État du secteur de la construction est scellé. Il provoque rapidement le « divorce entre besoins et niveau de construction » (Lefebvre et Mouillart, 1988). Comme le montre la figure 1, dans les dix années qui suivent la réforme de 1977, le niveau de production de logements neufs se découple des besoins estimés.

Autonomisation et diversification du champ de production de l’indicateur

Un indicateur qui s’autonomise mais reste associé à un signal politique fort
Le « divorce » entre besoins et construction ne provoque pas l’arrêt des démarches de chiffrage. Ces démarches sont conduites par l’INSEE puis par le service des études et données statistiques (aujourd’hui SDES) du ministère en charge du logement qui, régulièrement jusqu’au début des années 2010, publient des notes établissant le niveau des besoins (Louvot 1989 ; Bessy, 1997 ; Jacquot 2002, 2007, 2012a, 2012b). La distance au pilotage de l’action publique s’installe dans le temps. Les besoins acquièrent la stabilité et la légitimité d’un indicateur porté non plus directement par le politique mais pas l’institution. En marge du débat public, la terminologie évolue et les « besoins » deviennent « demande potentielle » suite à une mise au point sémantique interne au champ institutionnel (Bosvieux et Coloos, 1994).
Evidemment, la distance au politique est relative. Récemment par exemple, la publication du chiffrage a pu être différée par le ministère faute de consensus sur la méthode et les résultats. Surtout, elle est reçue comme un signal fort sur les orientations de la politique du logement. Les besoins ont beau être décorrélés de la construction neuve depuis près de cinquante ans et leur calcul déconnecté de la conduite de la politique du logement, ils continuent d’être reçus comme des objectifs de construction et restent associés à l’effort financier et réglementaire que l’Etat devrait consentir pour développer l’offre de logements neufs. En ceci, ils sont l’objet de vifs débats publics.
Un champ qui s’étend et se diversifie avec le temps
Le temps de la concurrence aux chiffrages institutionnels
Entre le début des années 1950 et la fin des années 1980, les chiffrages des besoins affichés par le Commissariat général du Plan jouissent de l’exclusivité[2]. Après cette période en revanche, comme le montre la figure 1, des estimations concurrentes commencent à voir le jour. Les premières ont ceci de frappant qu’elles sont réalisées dans un rapport de relative proximité à l’Etat (Lefebvre et Mouillart, 1988 ; Convain et Mouillart, 1989), voire en émanent directement (Niol, 1993). On citera en particulier le chiffrage réalisé au début des années 1990 par la troisième assemblée constitutionnelle française : le Conseil économique, social et environnemental (CESE) (Niol, 1993). Fait notable, cette estimation « révèle des besoins importants » (idem) et supérieurs à ceux estimés par l’INSEE. Elle est sous-tendue par des projections démographiques qui, elles-mêmes réalisées par l’INSEE à la demande du CESE, actualisent les projections utilisées par l’institut de statistique publique en in put dans son dernier chiffrage quatre ans auparavant (Louvot, 1989). On saisit de nouveau le caractère (co)construit de l’indicateur et son rapport à des (prises de) positions dans le champ de la politique du logement (Bourdieu et Christin, 1990).
Une dizaine d’années après en 2006, une première estimation interrompt la lignée des évaluations liées à l’Etat (Batsch, Burckel, Cusin et Juillard, 2006). Celle-ci est réalisée au sein de l’Université Dauphine avec le financement du Crédit foncier de France. Le chiffrage s’établit à 500 000 logements par an à l’horizon 2010. Il est en ceci supérieur de 180 000 puis de 210 000 unités à celui de l’INSEE qui le précède quatre années plus tôt (Jacquot, 2002) et de 100 000 à 150 000 à celui du SDES (alors SESP) qui le suit un an après (Jacquot, 2007). Ce chiffrage haut fait l’objet d’une vive polémique. En particulier, il est très mal accueilli par les services de statistique publique qui dénoncent non pas la méthode (elle est comparable à la leur) mais le caractère « relativement improbable » de la « conjonction » (idem) des hypothèses retenues.
À l’extérieur du champ, Nicolas Sarkozy, en 2007, puis François Hollande, en 2012, reprennent le chiffrage de Dauphine et en font un slogan politique qui dépasse l’alternance : les « 500 000 logements ». Depuis, les « 500 000 » restent dans les esprits et continuent de marquer le débat public. Les besoins ne constituent pas un objet isolé du monde social. Depuis leur instauration, ils suscitent de vives polémiques et sont pris dans des batailles de tout ordre, expertes mais aussi politiques, idéologiques, institutionnelles, corporatistes, et sectorielles.
En l’absence de chiffrages institutionnels, la bataille de chiffres des années 2020
A l’écriture de cet article, 12 ans ont passé depuis le dernier chiffrage sorti des rangs des services de statistique publique associés au ministère du logement en 2012. Au début de la décennie 2020, l’absence de chiffrage institutionnel pose question sur le cadre d’action publique et son ambition en matière de logement. Comme précédemment, les besoins restent associés aux objectifs de construction et aux moyens impartis par l’Etat pour les atteindre. À l’initiative de plusieurs fédérations professionnelles, le Conseil national de l’habitat (CNH) s’empare du sujet et préconise, estimation à l’appui, de « conserver un objectif national annuel de production, élément central de pilotage de toute politique publique du logement » (CNH, 2023). Fait inédit, deux de ses membres sont par ailleurs à l’initiative de chiffrages : la Fédération des promoteurs immobiliers (FPI) (Bedo et Rochet, 2023) et l’Union sociale pour l’habitat (USH) (HTC, 2023). En dehors du cercle du CNH, l’Union nationale des aménageurs (UNAM) commande également une estimation (Depraz, 2023).
Avec leur évaluation, les acteurs de l’habitat et de la production du logement interpellent l’Etat en des termes qu’il a lui-même instaurés. Ils revendiquent la réorientation de la politique du logement et en particulier, le réalignement des objectifs de construction sur les besoins qu’ils estiment à 450 000 logements par an pour la FPI, 518 000 pour l’USH et entre 379 288 et 426 896 pour l’UNAM. Ces estimations sont rapportées aux chiffres de la construction neuve, dont l’orientation à la baisse est pointée comme la source de difficultés inédites pour la filière. Ils peuvent également être comparés aux 250 000 que le Trésor défendait un an auparavant auprès des acteurs de l’écosystème réunis au sein du Conseil national de la refondation (CNR) consacré au logement. Le Trésor se fondait alors sur des travaux qui, réalisés par ses services, soutenaient que la construction neuve était supérieure aux besoins globaux (Tardiveau, 2020). L’épisode a marqué les esprits et constitué un argument supplémentaire aux yeux des acteurs de l’habitat et de la production du logement pour faire la démonstration de besoins au contraire élevés.
Parallèlement à l’entrée des acteurs de l’habitat et de la production du logement en tant qu’instigateurs de chiffrages, le champ s’étend au domaine environnemental et intègre notamment d’une part l’ADEME, établissement public engagé dans la transition écologique (Ademe, 2022 ; Gaspard, 2023), d’autre part The Shift Project, think tank qui, en partie soutenu par des leaders économiques des domaines de l’énergie et de la construction, œuvre pour « une économie libérée de la contrainte carbone » (Blanchet, Ikuno, Lu, Rybaltchenko et Zaidan, 2021). Avec ces nouveaux entrants dans le champ, la transition écologique saisit le logement, dont l’impact environnemental sur les émissions de gaz à effet de serre et la biodiversité remet en cause les modes de production et de gestion.
Bien qu’ancrés dans des univers très différents, l’ADEME et The Shift Project ont en commun d’afficher des besoins bas respectivement à ceux de l’USH, de la FPI et de l’UNAM. En particulier, l’ADEME, depuis la sphère publique, défend dans son scénario de transition environnementale le plus « ambitieux », c’est-à-dire le plus « frugal »[3], une estimation à 110 000 logements par an. Ce scénario qui implique la « réduction drastique » de la construction neuve en réponse à l’urgence climatique repose notamment sur la transformation de logements vacants et de résidences secondaires en résidences principales[4]. Le levier fait débat entre les acteurs de la filière. L’opportunité en est plutôt admise, l’USH l’intègre même dans son propre chiffrage des besoins mais le potentiel de transformation du parc reste à établir et, pour la plupart des acteurs, il est bien en-deçà du mouvement dessiné par l’ADEME. Au final, le débat sur les besoins en logements tend à se polariser autour deux perspectives inverses : le choc d’offre neuve et la sobriété immobilière. Il se fixe sur des estimations qui, bien que difficilement comparables du fait notamment d’horizons temporels différents (de 12 ans dans le cas de l’UNAM à 25 ans dans le cas de l’ADEME), encapsulent des logiques d’acteurs et des intérêts divergents. De nouveau, les prises de positions (sur les besoins en logements) sont liées à des positions dans le champ de l’expertise (Bourdieu et Christin, 1990).
Quel rôle pour l’État aujourd’hui ?
Dans leur forme canonique, les besoins en logements constituent un indicateur instauré et suivi par l’État et ses services statistiques pendant environ soixante ans, entre le début des années 1950 et le début des années 2010. Depuis 2012, date du dernier chiffrage national publié par le SDES (alors SOeS), l’État conduit deux chantiers convergents pour renouveler le cadrage conceptuel et méthodologique de l’exercice autour d’un enjeu central : la territorialisation des besoins. Tandis que le premier consiste à réinvestir l’indicateur national, le second porte sur le développement d’une méthodologie et d’un outil d’estimation localisée à destination des collectivités, agences d’urbanisme et services déconcentrés de l’État.
En conduisant ces chantiers, l’État joue un double rôle. D’une part, il établit et légitime non seulement l’indicateur de référence mais ses données d’entrée, en l’espèce les projections démographiques de ses services de statistique publique que sont l’INSEE et le SDES. D’autre part, il outille les territoires en vue d’une déclinaison des besoins à des échelles politiques opérationnelles (Cerema, 2014). En ceci, il apporte notamment une réponse à l’obligation qui, bien que « sans portée réelle ni opérationnelle », consiste à inclure dans les PLH une évaluation des besoins (Coloos, 2023).
Dans les deux cas, l’intervention de l’Etat repose sur la mise en œuvre par le Cerema, établissement public interministériel en charge de l’accompagnement des collectivités territoriales dans l’élaboration et le déploiement des politiques publiques d’aménagement, d’un nouvel outil d’estimation des besoins : OTELO (Outil pour la territorialisation de la production de logements), capable de produire des chiffrages à la fois nationaux et locaux. Avec OTELO, l’Etat opère une extension de son domaine d’intervention dans le champ du chiffrage des besoins en logement, de la production de l’indicateur (et de ses inputs) à la production de l’outil (et du service qui aide à son utilisation). Loin du « déclin », il renforce sa position centrale et réaffirme « sa capacité à imposer les règles du jeu » (Lascoumes et Le Galès 2004).
A leur tour, les fonctions de l’outil sont sous-tendues par au moins trois extensions de l’indicateur des besoins en logements révélatrices des « règles du jeu » : la première, des besoins en flux aux besoins en stock qui intègrent des objectifs de résorption du mal-logement (Coloos, 2023) ; la seconde, des besoins généraux aux besoins spécifiques, comme les besoins en logement social ou les besoins pour personnes âgées ; la troisième, de la construction neuve à la production de nouveaux logements, à partir de la réhabilitation et de la mobilisation de logements vacants et de résidences secondaires. On retrouve là un des leviers mis en avant par les acteurs de la transition écologique dont l’ADEME.

Conclusion

L’estimation des besoins en logements ne constituent pas une simple formalité technique, la traduction en chiffre d’une situation objective de plus ou moins grande pénurie résidentielle. L’histoire longue de 70 ans révèle que la quantification des besoins est d’abord une question (de) politique. Les besoins ne sont pas qu’un indicateur, ils sont aussi un « instrument d’action publique » (Lascoumes et Le Galès 2004), un dispositif qui organise les relations entre le ministère du Logement et ses destinataires. En cela, le calcul des besoins est un objet de débat et de conflits.
L’évolution de l’indicateur et de ses usages par l’Etat dans le sens d’une plus grande distance à l’élaboration et au pilotage de la politique du logement n’y a d’ailleurs rien fait : l’estimation des besoins est attendue et demeure un signal fort sur (ce que doit être) l’engagement (financier) de l’Etat en faveur de la construction. La bataille d’estimations actuellement à l’œuvre en offre l’illustration. Elle oppose des voix discordantes, entre production de logements par le neuf et production par l’existant par exemple. En ceci, les besoins en logements forment une construction politique en tension.

Claire Juillard
Alexandre Coulondre
Janvier 2025


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[1] En l’état actuel de nos connaissances, nous faisons l’hypothèse que ces besoins sont alors estimés par les services de statistique publique, comme ultérieurement tel que nous pouvons l’établir en revanche.

[2] Ce constat du moins vaut en l’état actuel de nos connaissances issues d’un travail de recensement via les moteurs de recherches numériques et une consultation d’une partie des archives du ministère du Logement. Cependant, il mériterait d’être encore confirmé par des recherches ultérieures.

[3] Site Internet de l’Ademe : www.ademe.fr/les-futurs-en-transition/les-scenarios/#generation-frugale

[4] Site internet de l’Ademe : https://librairie.ademe.fr/ged/6532/transitions2050-infographie-s1.pdf?modal=false

Auteurs/autrices

  • Claire Juillard

    Claire Juillard est spécialiste de la ville, du logement et des marchés immobiliers. Après avoir co-fondé et co-dirigé pendant sept ans la chaire Ville et Immobilier à l’Université Paris-Dauphine, elle exerce à présent en tant que chercheuse indépendante (Oggi Conseil) et intervenante à la Chaire Immobilier et développement durable de l’Essec.

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  • Alexandre Coulondre

    Alexandre Coulondre est spécialiste des marchés immobiliers et des politiques du logement. Il est chercheur associé au Lab’Urba (université Gustave Eiffel), chercheur indépendant (DIT), enseignant (Sciences Po Paris) et animateur scientifique (LIFTI).

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