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Le dispositif Denormandie : un outil fiscal mal calibré aux objectifs contradictoires ?

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Depuis plusieurs décennies, la production de logements locatifs neufs en France s’est appuyée sur un socle d’incitations fiscales. Ce type d’investissement a représenté un levier central dans la dynamique du logement neuf, en mobilisant l’épargne des ménages au service de la construction. Selon la Fédération des promoteurs immobiliers[1], jusqu’à deux tiers des ventes de logements neufs en promotion immobilière ont été réalisés dans ce cadre, avec un pic en 2017 de près de 69 800 unités. L’annonce de la suppression du dispositif Pinel au 1er janvier 2025 marque donc une rupture significative : elle traduit, outre des préoccupations strictement budgétaires, une volonté de changement de paradigme, en réorientant les politiques publiques non plus vers la construction, mais vers la réhabilitation du parc existant – via, notamment, le dispositif dit « Denormandie », du nom du ministre en charge du logement au moment de sa création.
Créé en 2019, ce mécanisme vise à répondre à une double ambition : revitaliser les centres-villes dégradés de villes moyennes et lutter contre l’obsolescence thermique du parc ancien. Il est réservé aux logements situés dans certaines communes (voir encadré), avec pour objectif de favoriser la remise sur le marché locatif de logements rénovés. En filigrane, il s’agit aussi de redynamiser les centralités urbaines délaissées, en ciblant des segments géographiques souvent oubliés des grands dispositifs d’investissement.

LES CARACTERISTIQUES DU DISPOSITIF DENORMANDIE[2]
L’article 199 novovicies du Code Général des Impôts fixe les conditions d’application du dispositif fiscal dit « Denormandie ».

Zonage territorial
Cette mesure incitative vise à encourager la rénovation de logements anciens dans des zones spécifiques :

  • Communes concernées par le plan Action Cœur de Ville,
  • Communes ayant passé une convention d’opération de revitalisation du territoire (ORT),
  • Communes dont le besoin de réhabilitation de l’habitat est particulièrement marqué.
  • Et sont également associés depuis le 11 avril 2024, les investissements réalisés dans les copropriétés en difficulté.

Nature du bien
L’éligibilité n’est pas conditionnée à l’ensemble d’une copropriété ou immeuble, mais au logement. Celui-ci nécessite des travaux d’amélioration voire de transformation (local transformé en logement).

Travaux
Les travaux doivent représenter au moins 25% du coût total de l’investissement et achever au plus tard le 31 décembre de la deuxième année suivante l’acquisition. La nature des travaux concerne soit :

  • L’amélioration d’au moins 20 à 30 % des performances énergétiques du logement.
  • La réalisation d’au moins deux travaux parmi : le changement de chaudière, l’isolation de la toiture, l’isolation des murs, le changement de production d’eau chaude, l’isolation des fenêtres.
  • La création de surface habitable nouvelle (par exemple, balcon, terrasse ou garage).

Avantage fiscal
La réduction d’impôt porte sur une fraction du prix de revient du bien (investissement plafonné à 300 000 € et 5 500 €/m2), et est proportionnel à un engagement locatif :

  • 12% pour une période de 6 ans,
  • 18% pour 9 ans,
  • 21% pour 12 ans.

Engagements et obligations
L’investissement doit être réalisé entre le 1er janvier 2019, et le 31 décembre 2027, et donné en location nue à usage de résidence principale.
Les revenus du (des) locataire(s) et le montant du loyer sont plafonnés selon le zonage ABC.
La réduction Denormandie entre dans le calcul du plafonnement global des niches fiscales et n’est pas cumulable avec le dispositif Loc’Avantages[3].


Un marché de niche peu structuré

Contrairement à la construction neuve, qui bénéficie d’une filière industrielle structurée et d’un écosystème complet – de la maîtrise d’ouvrage à la distribution –, la réhabilitation dans l’ancien reste un marché éclaté, marqué par l’hétérogénéité des acteurs et l’absence d’un cadre opérationnel consolidé. Les volumes traités demeurent marginaux : le groupe CIR[4] (à l’origine Compagnie Immobilière de Restauration) revendique 720 immeubles rénovés en 30 ans, tandis qu’Histoire & Patrimoine (filiale d’Altarea) évoque 5 000 logements sur une décennie. Ces chiffres témoignent d’un savoir-faire réel, mais cantonné jusqu’alors à des segments spécifiques, souvent très patrimoniaux – dispositifs Malraux, Monuments Historiques, ou encore régime du déficit foncier.

Ce positionnement, historiquement orienté vers une clientèle à forte capacité contributive ou à patrimoine immobilier conséquent, limite la transposabilité de ces modèles à une cible plus large. Le rapport de l’Inspection Générale des Finances[5] souligne d’ailleurs que le dispositif Malraux bénéficie principalement aux contribuables les plus aisés (dernier centile de revenu), et recense à peine 1 000 à 1 500 opérations par an, souvent localisées dans le département même de résidence de l’investisseur.
Dans ce contexte, le Denormandie pourrait apparaître comme une opportunité d’élargissement pour ces opérateurs, en ciblant un public d’investisseurs plus diversifié. Le groupe CIR, par exemple, a annoncé fin 2024 son intention de se positionner davantage sur ce segment. Mais cette ouverture reste entravée par une série de freins structurels.

Une équation économique et territoriale complexe

Le principal obstacle au développement à grande échelle du Denormandie réside dans la soutenabilité économique des opérations. Le modèle de la réhabilitation lourde suppose un niveau d’investissement élevé, notamment dans les villes moyennes, où les prix de l’immobilier ancien oscillent souvent autour de 1 500 à 2 000 €/m². Or, les coûts de travaux nécessaires pour répondre aux exigences techniques, environnementales et de confort atteignent fréquemment 2 500 à 3 000 €/m². Cette inadéquation entre coût de production et prix de marché fragilise l’équilibre financier des opérations, en particulier dans les territoires les moins tendus.
Cette tension s’est accentuée avec la succession de crises récentes : choc sanitaire, hausse des prix de l’énergie, inflation du coût des matériaux, perturbations des chaînes d’approvisionnement. Ces éléments ont renforcé l’incertitude des porteurs de projets, tout en réduisant la marge de manœuvre des investisseurs.
À la différence des dispositifs Malraux ou Monuments Historiques, où le levier fiscal rend financièrement supportable un prix d’acquisition élevé (et donc un effort de rénovation ambitieux), le Denormandie est adossé à une logique plus « rentabiliste », dans laquelle l’équation économique reste décisive. Le rapport de l’IGF précité indique qu’un logement rénové sous Denormandie se vend en moyenne 2 031 €/m², dont 1 020 €/m² de travaux – mais dans les SCPI bénéficiaires, ce montant chute à 725 €/m², révélant un recours à des travaux minimalistes, le plus souvent éloignés de la logique de « transformation » initialement affichée.
L’ambiguïté autour des travaux éligibles participe de cette logique d’ajustement à la baisse. À l’origine, le dispositif faisait référence à la notion de « rénovation », impliquant une transformation significative du bien. Mais depuis 2020, cette terminologie a été remplacée par celle d’« amélioration », laissant une marge d’interprétation importante. Cette évolution sémantique, apparemment anodine, a des conséquences concrètes : elle permet des opérations limitées, sans impact structurel ni véritable gain environnemental.
Cette imprécision porte atteinte à l’efficacité du dispositif, en risquant de financer – par la dépense publique – des travaux à faible valeur ajoutée. En l’absence de cadrage technique renforcé, le risque est réel de voir des opérations opportunistes se multiplier, au détriment d’une réhabilitation ambitieuse et cohérente.
Cette apparente contradiction – entre un tissu économique faiblement structuré pour porter des rénovations globales et des exigences techniques jugées trop souples – traduit le symptôme d’un dispositif mal calibré. En assouplissant la nature des travaux pour les adapter à une offre « opérateur » insuffisante, le législateur a cherché à rendre le dispositif plus facilement mobilisable. Cependant, cet ajustement s’est fait au détriment des objectifs initiaux, notamment celui d’un impact significatif en matière de performance énergétique ou de revitalisation urbaine. En d’autres termes, le Denormandie a été conçu non pas à la hauteur des besoins, mais à la mesure des capacités du marché – ce qui en limite mécaniquement la portée et l’ambition. Plutôt que d’abaisser les exigences en matière de travaux pour coller à un écosystème sous-développé, il aurait peut-être été plus cohérent de les rehausser, et d’offrir une aide fiscale plus significative aux investisseurs afin d’assurer la soutenabilité financière des opérations, comme pratiqué dans le cadre du dispositif Malraux.
Sur le plan territorial, le Denormandie s’inscrivait initialement dans une logique concentrique de revitalisation des centres-villes, à rebours des dynamiques résidentielles dominantes mais fut, en 2020, étendu à l’échelle de la commune entière. Les villes moyennes concernées, souvent marquées par une vacance importante et un bâti dégradé, cherchent à attirer de nouveaux habitants, notamment des ménages avec enfants. Mais ces ambitions se heurtent à des tendances lourdes : préférence pour le pavillonnaire, attrait de la périphérie, promotion d’une offre neuve dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV), ou encore contraintes patrimoniales dans les Secteurs de Protection du Patrimoine Architectural, Urbain et Paysager (SPR).
L’exemple de Limoges est révélateur : malgré les efforts de revalorisation du centre-ville, la majorité des quelque 800 familles installées après la crise sanitaire ont préféré la périphérie, confirmant un désintérêt structurel pour le parc ancien intra-urbain. Les caractéristiques intrinsèques de ce dernier – petites surfaces, absence d’ascenseur, performance énergétique médiocre – constituent autant d’obstacles à son attractivité.
Par ailleurs, le Denormandie souffre d’une faiblesse de conception : il autorise une réhabilitation à l’échelle du logement, et non de l’immeuble dans son ensemble. Cette approche fragmentaire empêche d’agir efficacement sur l’enveloppe thermique globale ou sur les équipements collectifs (chauffage, ventilation, etc.). À l’inverse, le dispositif Malraux impose une rénovation complète, garantissant une performance accrue – et un impact environnemental plus significatif. Un repositionnement du Denormandie vers une logique « immeuble » pourrait ainsi renforcer sa cohérence et sa lisibilité.
La disparition du Pinel pourrait mécaniquement conduire à un report d’intérêt vers le Denormandie. Mais ce transfert potentiel se heurte à plusieurs freins : image peu valorisante du dispositif, manque de notoriété, complexité technique des projets, faible structuration de l’offre. De plus, les villes concernées, souvent situées en zone B2 ou C, ne disposent pas toujours d’un marché locatif suffisamment dynamique pour sécuriser la rentabilité de l’investissement.
Une différence majeure semble démarquer, pour le moment, le Denormandie du Pinel : le profil des investisseurs. Le Denormandie attire une clientèle majoritairement locale : dans 87 % des cas, les investisseurs résident dans le même département que le bien acheté[6]. Cette proximité géographique traduit un engagement plus prudent, mais aussi des capacités financières plus limitées. Les budgets investis se situent aux alentours des 150 000 €[7], ce qui restreint le périmètre des opérations envisageables et limite leur effet levier sur le marché.

Quel avenir pour le Denormandie ?

En l’état actuel, le Denormandie peine à remplir pleinement les objectifs ambitieux qui lui sont assignés, et ainsi, constituer une vraie politique publique. Il souffre à la fois d’un calibrage trop souple, d’un flou réglementaire et d’une absence d’intégration dans une stratégie de filière cohérente. Son efficacité énergétique reste marginale, sa portée territoriale limitée, et sa lisibilité économique contestée.
Pour sortir de cette impasse, plusieurs leviers doivent être envisagés : redéfinir précisément les critères de travaux éligibles, imposer une approche globale par immeuble, articuler le dispositif à des stratégies territoriales claires, et développer des solutions de financement innovantes. Cela pourrait passer par la création de véhicules d’investissement spécifiques, ou par l’implication d’acteurs institutionnels, désireux de verdir leur portefeuille dans le cadre de la taxonomie européenne.
Plus fondamentalement, il conviendrait de s’interroger sur le rôle que l’on souhaite attribuer aux investisseurs particuliers dans la production de logements rénovés – et de logements neufs. À défaut de clarification et de révision structurelle, le Denormandie risque de rester un outil de niche, détourné de ses finalités initiales, et trop faible pour répondre aux défis d’ampleur que sont la transition écologique et la revitalisation des centralités urbaines.

Xavier Mikalef, mai 2025


[1] Les chiffres du logement neuf 4ème trimestre 2022 et bilan annuel – Observatoire de l’immobilier de la FPI – mars 2023 https://fpifranceprodcellar.cellar-c2.services.clever-cloud.com/public/media/file/2022_T4_DP_rapport.pdf

[2] https://www.economie.gouv.fr/particuliers/reduction-impot-denormandie

[3] Le dispositif Loc’Avantages est un mécanisme fiscal permettant aux propriétaires bailleurs de bénéficier d’une réduction d’impôts s’ils louent leur logement à un loyer inférieur à celui du marché, à des locataires sous plafonds de ressources, dans le cadre d’une convention signée avec l’Anah.

[4] Le Groupe CIR fondé en 1988 à Bordeaux est un acteur spécialisé dans la rénovation du bâti ancien en cœur de ville. Il se distingue en associant systématiquement ses opérations immobilières à un levier fiscal (Malraux, Monument Historique, Déficit Foncier). Fin 2024 le Groupe a annoncé par l’intermédiaire de son Président se lancer dans le développement d’une offre Denormandie. https://www.villesetpatrimoine.fr/nouvelle-gouvernance-au-sein-du-groupe-cir

[5] Les réductions d’impôt « Malraux » et « Denormandie dans l’ancien » – Rapport du Gouvernement au Parlement – Inspection Générale des Finances – Inspection Générale de l’Environnement et du Développement Durable – Inspection Générale des Affaires Culturelles – Septembre 2023

https://www.igf.finances.gouv.fr/files/live/sites/igf/files/contributed/Rapports%20de%20mission/2023/Rapport_RI_Malraux-Denormandie_Web.pdf

[6] Ibid.

[7] Ibid.

Auteur/autrice

  • Xavier Mikalef

    Xavier Mikalef est Président d’IXOS REAL ESTATE, société experte dans la structuration d’opérations immobilières. Spécialiste en ingénierie patrimoniale, fiscale et juridique, il accompagne une clientèle fortunée et institutionnelle dans la constitution, la valorisation et la transmission de leur patrimoine immobilier. Il intervient également comme expert associé auprès de Figen AI, plateforme d’outils IA pour l’investissement et la gestion d’épargne. Xavier MIKALEF est diplômé de Sciences Po Paris, de l’AUREP et de l’Université de Limoges.

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