Les chartes d’urbanisme : un marqueur des limites de l’urbanisme réglementaire ?
Une décision récente, émanant d’une juridiction de 1er degré[1], est (semble-t-il et avec les réserves d’usage) venue écarter ce risque, en refusant d’accorder à ce document une portée réglementaire (cf. infra). Sans remettre en cause cette jurisprudence, il est possible de percevoir les chartes d’urbanisme comme le besoin de créer des espaces ayant pour sujet l’acte de construire, qui ne soient ni concurrents, ni opposés au droit de l’urbanisme, mais placés « à côté » de ce dernier.
Cette proposition, qui sera notre fil conducteur, permet de réfléchir à des alternatives décorrélées du droit, à un moment où produire de la ville est, pour diverses raisons, synonymes de tensions, qui elles-mêmes encouragent une plus grande judiciarisation. Loin de parvenir à apaiser ces tensions, ce mouvement tend à favoriser la confrontation.
Les chartes d’urbanisme également appelées chartes promoteurs sont des documents nés de la pratique émanant des collectivités compétentes pour la délivrance des autorisations d’urbanisme, dans le cadre de concertations à géométrie variable, et destinées à s’appliquer aux promoteurs.
Leur contenu varie, mais il s’agit le plus souvent, pour leurs rédacteurs, d’un ensemble de règles visant à favoriser des constructions de qualité.
Les professionnels supposés les respecter perçoivent plutôt ces documents comme des exigences supplémentaires, voire des entraves.
Dans certains cas, ces chartes peuvent contenir des dispositions s’apparentant à des prescriptions réglementaires opposables aux demandeurs d’une autorisation d’urbanisme. Dans cette hypothèse, la jurisprudence considère que les règles d’urbanisme sont édictées conformément aux lois et règles en vigueur en la matière, faisant qu’une charte d’urbanisme contenant des règles contraignantes doit respecter cette réglementation.
Une approche semblable a été retenue pour les Cahiers de Recommandations Architecturales et Paysagères (CRAP).
Ainsi, les chartes doivent se conformer au droit de l’urbanisme. A défaut ce sont de simples documents incitatifs ou informatifs non contraignants.
Urbanisme réglementaire : autorité Vs flexibilité ? L’heure étant au retour de l’autorité à tous les niveaux, il serait tentant de prescrire l’antidote au droit de l’urbanisme, et prôner une refondation de sa rigueur. Cela irait dans le sens de ce que Jean Carbonnnier ; grand juriste, fondateur de la sociologie juridique contemporaine, prônait en évoquant un droit plus flexible, suivant les courbes du corps social.[2]
Une capacité d’adaptation éprouvée. D’une certaine façon, cette tendance d’un droit subjectivé à l’infini, pour le moins disruptive, rappelle des évolutions passées qui ne l’étaient pas moins à leur époque. Pour mémoire, le droit de l’urbanisme a commencé par être un droit très centralisé, une prérogative de l’État sous l’égide d’une administration centrale à compter de la fin de la Seconde Guerre mondiale[3]. Puis le modèle opposé, la décentralisation, s’est imposé progressivement 40 ans[4] plus tard, avec il est vrai, dernièrement un élargissement du niveau local au travers des Plans locaux d’urbanisme intercommunaux (PLUi)[5].
Au regard de sa finalité, le droit de l’urbanisme s’est également plus que renouvelé, y compris depuis la loi SRU de 2000[6]. L’idée d’un urbanisme garant d’une ville « qualité » favorisant la cohésion sociale demeure par opposition à une ville seulement produite, mais les enjeux environnementaux en sont devenus sinon le cœur, au moins les principales artères, comme en atteste le désormais célèbre PLU bioclimatique de Paris[7]. Il est probable que cette emprise de l’environnement va s’accentuer, avec à la clef de nouvelles tensions, à l’intensité variable en fonction des ajustements.
La force obligatoire du droit de l’urbanisme a elle aussi évolué de façon notable. Il paraît bien loin le temps des discussions sur la légitimité de pouvoir y déroger, dans le sillage d’une affaire célèbre connue sous le nom de l’une des parties : Ville de Limoges[8]. Les exceptions sont pour le moins nombreuses, et l’on peut s’interroger pour savoir si l’avenir n’est pas à un droit de l’urbanisme d’exception[9].
La finalité du droit de l’urbanisme en question. La nouvelle mutation à l’œuvre s’apparente pour le droit de l’urbanisme à une crise de sa propre gouvernance, ou la capacité des règles qui le constituent à atteindre la finalité sociale qui leur est impartie. En effet, le droit de l’urbanisme peine à produire une loi applicable partout et par tous.
L’approche normative traditionnelle essentiellement top down ne paraît plus en mesure – au moins seule, de créer un cadre permettant à la ville de se développer. La juridiciarisation actuelle de l’acte de construire couvre pratiquement l’ensemble du spectre des autorisations d’urbanisme. Les praticiens le savent bien, sur certains territoires à forts enjeux, il est probable que la grande majorité, quand ce n’est pas la totalité des permis de construire fassent aujourd’hui au moins l’objet d’une évaluation qui se traduit fréquemment par un recours en annulation. Ajoutons que nombre de ces démarches sont motivées par des questions touchant au moins autant au droit des biens qu’à celui de l’urbanisme, ce qui ajoute encore à la confusion et à la perte de légitimité du droit des sols.
Le législateur cherche bien à endiguer le phénomène en durcissant toujours un peu plus les conditions de recours pour tenter d’isoler les abus, mais les résultats obtenus demeurent décevants si l’on en juge par la cascade de réformes allant dans ce sens. Proscrire toute possibilité de contestation juridictionnelle est tentant, mais peut avoir pour résultat de déplacer la question hors du champ du droit, ou au moins du droit de l’urbanisme, avec les risques de turbulences sociales que cela comporte.
La recherche de cadres « normatifs » autres. La fabrique d’une loi permettant un développement urbain apaisé, en relais d’une culture du dialogue plutôt que de l’affrontement – à la fois systémique et systématique, demande une stratégie au long cours. Pour cela, il semble nécessaire de proposer des alternatives à un cadre normatif fondé sur des grands principes généraux qui demeurent abstraits, y compris déclinés localement, ou de manière sectorielle, en favorisant l’émergence de solutions consensuelles et négociées au cas par cas.
L’accélération à venir due au digital. Cette question de la production d’une gouvernance nouvelle de la production de la ville remet en cause la nature des règles traditionnelles, à un moment où d’autres bouleversements d’ampleur les concernant commencent à émerger, dans le sillage de la digitalisation de l’industrie de la construction et de l’intelligence artificielle (IA). Alors que l’urbanisme comme ses règles restent la chose d’un nombre restreint d’experts, l’ère du digital va permettre une appréhension à la fois plus large et plus pertinente de la matière. L’appréhension d’un projet de construction ou d’aménagement via le BIM[10] et le CIM représente un changement de paradigme majeur, comme en atteste la transformation digitale en cours du secteur de la construction, en France et ailleurs. Par ailleurs, l’élaboration d’un règlement de PLU et, à plus ou moins brève échéance, des pièces graphiques qu’il contient deviendra une tâche principalement mécanique grâce à l’IA.
Bien entendu, restera toujours l’essentiel, le sens à donner à ce corpus. Toutefois, c’est justement sur les enjeux que portent d’ores et déjà les tensions, enjeux qui n’en seront que plus visible en raison des changements en cours sur le volet technico-technologique.
L’interpellation des chartes d’urbanisme ou promoteurs. La crise de la normalisation du développement urbain s’exprime d’ores et déjà dans certaines pratiques (grass-root), à propos desquelles la jurisprudence a été amenée à se prononcer. C’est le cas de ce que l’on appelle les chartes d’urbanisme ou promoteurs, et aussi des cahiers des recommandations architecturales. Les réponses apportées par la jurisprudence administrative sont cohérentes si l’on s’en tient à une approche normative classique. D’autres perspectives, qui peuvent d’ailleurs être complémentaires à celle-ci, sont néanmoins envisageables, d’autant que de nouvelles voies, à l’instar de la médiation, émergent, même si l’on peut regretter que le conflit reste trop souvent le choix premier. C’est le cas, en matière de contentieux d’urbanisme, des solutions alternatives qui, certes, demeurent encore exceptionnelles, mais aussi plus généralement avec dans les faits une justice encore réservée vis-à-vis de l’amiable, en dépit d’une politique ambitieuse dans ce domaine.
La réponse légaliste de la jurisprudence administrative. En janvier 2023[11], le tribunal administratif de Rouen s’est prononcé sur la légalité des chartes d’urbanisme, à travers celle adoptée par la commune de Bois-Guillaume (Seine-Maritime) dans le cadre d’une concertation citoyenne, ayant vocation à promouvoir « …une approche plus qualitative et circonstanciée… » des projets de construction. Cette instance faisait suite à un déféré préfectoral, soit un contrôle administratif de légalité a posteriori. Ces deux termes « approche plus qualitative » et « contrôle de légalité administratif » mettent parfaitement en exergue la difficulté actuelle à définir des règles partagées consensuelles. En effet, sauf à opter pour une vision manichéenne, les autorités à l’initiative du déféré et de la charte concourent au même objectif : produire une ville de qualité, et émanent qui plus est toutes deux d’autorités relevant des pouvoirs publics.
Il est hors de propos de se livrer ici à une analyse juridique de cette décision, même si’il est difficile de ne pas souligner l’absence de prise en compte du caractère volontaire d’adhésion à cette charte des promoteurs, voire à la démarche elle-même pour certains. La décision du TA de Rouen paraît donc au moins discutable sur ce point.
Cette observation mise à part. Il convient de souligner que la communauté des juristes a accueilli favorablement ce « Coup d’arrêt sur les chartes promoteurs … »[12], et cela s’entend parfaitement. En substance, percevoir ces chartes comme une règle d’occupation des sols entrant en concurrence avec le droit de l’urbanisme suppose nécessairement d’apprécier leur légalité sur des bases semblables à celles régissant ce droit, pour ne pas assister à l’avènement d’un droit parallèle.
Légalité des CRAP : un bis repetita. Plus récemment encore, en juin dernier[13], le Conseil d’État a eu à statuer sur la légalité d’un cahier de recommandations architecturales et paysagères (CRAP), en posant et répondant à la même question que celle évoquée ici à propos de chartes d’urbanisme. Comme le TA DE Rouen, le Conseil d’Etat refuse de donner une portée réglementaire, donc contraignante, à un CRAP qui ne répond pas aux éxigences légales applicables aux documents d’urbanisme.
Les Cahiers de recommandations architecturales et paysagères (CRAP) sont, comme les chartes d’urbanisme, des documents issus de la pratique et au contenu variable.
Leur visée qualitative est principalement patrimoniale et ils s’appliquent a priori aux demandeurs d’autorisations d’urbanisme sans distinction.
Comme pour les chartes d’urbanisme, s’est posé la question de la légalité des CRAP au regard des règles d’urbanisme.
La jurisprudence s’est également positionnée pour une approche légaliste, rappelant que ces documents doivent respecter la réglementation applicable au droit des sols, notamment au regard de leur élaboration comme des règles qu’ils contiennent.
Sans entrer dans le détail, le contenu de ces documents, comme celui des chartes d’ailleurs, varie fortement en pratique. De plus, l’objectif des CRAP, qui sont aussi plus anciens, possède des visées a priori avant tout patrimoniales s’articulant plus facilement avec les règles d’urbanisme, et une filiation plus proche de la démocratie représentative que de la démocratie directe. Toutefois, dans les deux cas, nous sommes en présence de documents à visée « normative » très proches des documents d’urbanisme et venant potentiellement en partie les challenger ou les concurrencer, sans suivre le cheminement institutionnel légitimant la création du corpus réglementaire imposé par le droit de l’urbanisme. En revanche, chartes d’urbanisme et CRAP s’inscrivent dans une approche qualitative de la ville guidée par l’édiction de règles, plus ou moins contraignantes. D’une certaine façon, le juge administratif accepte de légitimer ces initiatives. C’est au moins le cas des CRAP, et il est important de signaler qu’il s’agit d’une position de compromis[14], même si ce compromis présente un coût : le respect des règles encadrant la réalisation des documents d’urbanisme traditionnels, écartant l’hypothèse d’une relation non verticale, avec à la clef un accroissement de la sphère judiciaire comme de son monopole.
En effet, pour le Conseil d’État, la légalité et donc l’opposabilité d’un CRAP supposent sa conformité au PLU dont il est l’accessoire, et une adoption suivant les mêmes règles. On peut même parler d’une conformité stricte, puisque « … ce cahier se contente d’expliciter ou préciser, sans les contredire ni les méconnaître, des règles figurant déjà dans le règlement … ». Dans l’affaire en question, le CRAP portait plus sur l’architecture que sur l’urbanisme et l’environnement, avec pour ambition de compléter qualitativement le PLU dont il était une annexe.
En substance, le message est clair : « la loi est dure, mais c’est la loi ». D’aucuns – tenants de l’autorité, verront dans cette maxime un point final salutaire, acceptant de tourner le dos à l’enseignement du Doyen Carbonnier à propos de la flexibilité du droit évoqué en introduction.
MDU : un outil appartenant à un autre registre d’organisation. Parallèlement, aux péripéties judiciaires des chartes d’urbanisme et des CRAP, il convient d’évoquer la Médiation en Développement Urbain (MDU)[15]. Ce dispositif encore embryonnaire fait écho à une vision au sein de laquelle la norme et le droit jouent un rôle secondaire. La MDU repose sur le développement d’une culture de l’amiable qui supplanterait celle de la « castagne »[16] – chère à notre pays, et au fond une déjudiciarisation des rapports sociaux que nous percevons encore difficilement en France.
Dans le sillage de la médiation, l’objectif premier de la MDU n’est pas le respect d’une règle ou d’un principe, mais l’élaboration d’un compromis multipartite fondé sur le respect de l’autre et la capacité de chacun de choisir. L’essence de ce processus n’est pas de venir en conflit avec la norme, mais de permettre l’instauration par le dialogue et la négociation, aidés par un médiateur, d’un modus vivendi autour d’un projet de développement urbain. Cette finalité se rapproche de celle des chartes d’urbanisme, mais contrairement à ces dernières, il s’agit d’une solution individuelle sans aucune portée générale.
Sans ignorer la ou les règles, le propos de la MDU est d’encourager les parties à un projet à s’accorder sur une solution conciliant les intérêts des uns et des autres. Du fait de sa dimension subjective, l’espace ouvert par la médiation offre des issues dépassant la loi stricto sensu qui, ne l’oublions pas, n’est par nature que le fruit d’un compromis nécessairement objectivé, et souvent un compromis a minima, dont l’application rencontre plus ou moins les attentes de ses concepteurs.
Un outil se développant à côté du droit, pas contre le droit. Par ailleurs, on peut imaginer que l’issue d’une MDU nécessite la modification d’une règle d’urbanisme. Ce résultat n’appelle alors aucune observation, et il faut savoir qu’en pratique nombre de projets, y compris relativement modestes, donnent lieu à des aménagements de PLU allant jusqu’à leur révision. En allant plus loin, des parties à une MDU pourraient tenter de détourner ou aménager plus ou moins directement un grand principe comme celui de l’égalité de traitement devant la loi par opposition à l’arbitraire, puisque c’est une critique adressée aux chartes d’urbanisme[17].
Cette option correspond selon nous à un cas de figure résiduel de la MDU, et comme nous venons de le dire, la médiation se développe à côté du droit et elle n’a pas vocation à remettre en cause une norme impérative, ou disons une disposition d’ordre public de direction.
David Richard – Novembre 2023
[1] Voir à ce sujet : https://politiquedulogement.com/2023/06/coup-darret-sur-les-chartes-promoteurs-objets-juridiques-non-identifies/
[2] Jean Carbonnier, « Flexible droit. Pour une sociologie du droit sans rigueur »,2013, LGDJ.
[3] Loi du 15 juin 1943 D’URBANISME – JORF du 24 juin 1943 et Ordonnance n° 45-2542 du 27 octobre 1945 relative au permis de construire.
[4] Loi n° 83-8 du 7 janvier 1983 relative à la répartition de compétences entre les communes, les départements, les régions et l’État *loi Defferre*.
[5] Loi n° 2014-366 du 24 mars 2014.
[6] LOI 2000-1208 du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbains.
[7] https://www.paris.fr/pages/plan-local-d-urbanisme-bioclimatique-vers-un-paris-plus-vert-et-plus-solidaire-23805
[8] Conseil d’État, Assemblée, du 18 juillet 1973, n°86275, décision de principe reconnaissant la faculté de déroger à une disposition d’urbanisme, rendue à une époque où cette faculté était encore perçue comme porteuse intrinsèquement d’un risque d’arbitraire.
[9] Voir en ce sens par exemple le permis d’expérimenter, qui est un des moyens de neutraliser les règles d’urbanisme en vue de la réalisation d’un projet devant cependant respecter des caractéristiques innovantes.
[10] BIM : Building Information Modelling, CIM : City Information Modelling.
[11] TA de Rouen du 26 janvier 2023, n°2202586.
[12] S. Chenuet, « Coup d’arrêt sur les chartes promoteurs, objets juridiques non identifiés », Politiquedulogement.com, 14, juin 2023, accessible en ligne : https://politiquedulogement.com/2023/06/coup-darret-sur-les-chartes-promoteurs-objets-juridiques-non-identifies/
[13] Conseil d’État, 2 juin 2023, n°461645.
[14] Pour rappel, il aurait été possible de voir les CRAP comme des documents purement informatifs sans aucune portée réglementaire, par exemple en considérant qu’ils ne sont pas visés dans la liste des annexes au PLU définie aux articles R151-51 et s. du code de l’urbanisme consacrés aux annexes du PLU. Or, le Conseil d’État pose le principe de CRPA annexes du PLU, contenant des règles contraignantes.
[15] D. Richard, « Médiation en Développement Urbain (MDU) : essai de définition », Construction – Urbanisme n° 10, Octobre 2022.
[16] Allusion aux propos de M. Erice DUPONT-MORETTI – Ministre de la Justice, à propos de sa politique en faveur de l’amiable en janvier 2023.
[17] https://tnova.fr/site/assets/files/50270/terra-nova_rapport_logement-priorite-aux-residents-permanents_140423.pdf?tknnf