La transformation des locaux professionnels en logements : un bureau qui cache la diversité
Introduction[1]
La transformation en logements des locaux destinés à l’usage professionnel est l’objet en France d’une littérature à la fois diverse et relativement univoque. La diversité renvoie notamment à l’ancrage des analyses produites, entre services de l’État et des collectivités (CAUE IDF 2021a et 2021b, DHUP 2022), agences d’urbanismes (IPR 2022, APUR 2023) et sociétés d’études et de conseil (Knight Frank 2021, Grecam 2021, CBRE 2022). La proximité quant à elle tient à l’objet décrit. Dans la littérature, la transformation des locaux professionnels en logements (dite ici « la transformation ») renvoie à un régime d’acteurs spécifique qui accorde une place centrale aux promoteurs immobiliers et investisseurs. Elle consacre des opérations de taille relativement importante et s’attache en particulier à la transformation d’une catégorie de surface : les bureaux, dans les marchés immobiliers locaux qui les concentrent, à commencer par la région Ile-de-France.
En ceci, la littérature sur la transformation des locaux professionnels en logements reproduit les termes du débat public en France. Ce débat a récemment été réactualisé mais il est né il y a plus de trente ans au moment de la crise immobilière des années 1990. Comme aujourd’hui, l’élément déclencheur en a été la forte croissance de la vacance dans le parc de bureaux en Ile-de-France. La disponibilité de milliers de mètres carrés dans un contexte marqué par l’aggravation des difficultés d’accès au logement avait alors été traduite en enjeu politique. Le rapport Darmon (1994) envisageait déjà parmi les voies d’« avenir du parc de bureaux vacants » sa transformation en logements. Il proposait également une série de mesures fiscales et réglementaires incitatives. Les bureaux, plutôt que les locaux professionnels dans leur ensemble ; et Paris, voire l’Ile-de-France, plutôt que la France toute entière, y occupaient déjà une place centrale.
À l’heure où la proposition de loi n°2003 du 15 décembre 2023 visant à faciliter la transformation des bureaux en logements entamait en juin 2024 la navette entre les deux assemblées, la recherche dont les premiers résultats sont partagés ici propose d’élargir le champ et interpelle quant à la diversité des modalités de transformation.
Comme dans la littérature, les analyses présentées ici reposent sur l’exploitation de Sitadel2 (Encadré 1). Mais contrairement aux analyses existantes, elles se déploient sur l’ensemble du territoire hexagonal et considèrent la transformation non pas seulement des surfaces de bureaux mais de l’ensemble des locaux professionnels. Autre spécificité, nos analyses considèrent toutes les opérations sans restriction de taille. Notamment, elles incluent dans le champ de la transformation les projets, nombreux on le verra, qui ne produisent qu’un logement.
Ce point de vue extensif permet de revisiter les contours du phénomène de transformation. D’abord, il en révèle l’ampleur. Sur la décennie 2013-2022, 89 160 projets de transformations ont été autorisés en France. Ces projets, qui représentent 15,6 millions de mètres de locaux professionnels transformés, ont conduit à la production de 216 571 logements (soit environ 5% du nombre total de logements autorisés en France sur la même période).
Par ailleurs, nos analyses donnent à voir la diversité du phénomène. Différents types de surfaces sont transformés, dans des projets de tailles hétérogènes portés par des acteurs variés. Mais loin d’être aléatoire, cette diversité s’incarne de façon spécifique dans les territoires faisant apparaitre quelques configurations types. Finalement, nos résultats invitent à considérer plus largement la transformation et à penser les politiques publiques afférentes à l’aune de cette diversité.
Pour appréhender statistiquement la transformation de locaux professionnels en logements, notre équipe de recherche a mis en œuvre une exploitation originale du fichier Sitadel2 (version « liste des permis de construire et autres autorisations d’urbanisme », SDES, mai 2024).Bien qu’une définition statistique de la transformation soit proposée dans le fichier (à travers la variable type_transfo_principal), celle-ci appelle des discussions quand il s’agit de considérer les cas de transformation « mixtes », c’est-à-dire les cas où un bâtiment qui n’a pas uniquement un usage professionnel est transformé en un bâtiment qui n’a pas uniquement un usage résidentiel. Ces cas sont fréquents et posent la question de leur intégration ou non dans les analyses statistiques. Le choix a été fait ici de les intégrer à la condition que les surfaces d’origine soient majoritairement à usage professionnel et que la destination soit majoritairement liée à un usage d’habitation.
Ainsi, une définition ad hoc est proposée. Un logement est identifié comme étant issu d’une transformation de locaux professionnels si :
- Une autorisation d’urbanisme (permis de construire, déclaration préalable, permis d’aménager) a été délivrée au cours de la décennie 2013-2022 sans être annulée par la suite,
Et que celle-ci affiche quatre conditions cumulatives :
- Présence d’une surface d’habitation « issue de la transformation » et que celle-ci représente plus de 50% de la surface totale créée,
- Présence initiale d’une surface professionnelle « transformée » et que celle-ci représente plus de 50% de la surface totale transformée lors du projet,
- Absence de surface « démolie », ou dans une proportion inférieure à 25% de la surface des constructions existantes avant le projet,
- Hors cas de transformations sans changement de destination (cas identifiés lorsque la surface d’habitat issue de la transformation est la même que la surface transformée et que la surface professionnelle issue de la transformation est la même que la surface transformée).
En ne posant pas de limite concernant la taille des projets ou les acteurs, une telle définition intègre implicitement les grands projets, mais aussi les petits, les projets portant sur des locaux tertiaires, mais aussi les autres types de locaux professionnels, les projets des professionnels de la production urbaine tout comme ceux des particuliers.
Précisons pour finir que les chiffres obtenus avec cette définition ne sont pas des chiffres nets, mais des chiffres bruts, au sens où ils ne retirent pas du total les cas inverses de transformation de logements en locaux professionnels.
Une grande diversité de projets de transformations
Retenir une large définition statistique du phénomène de transformation (voir encadré 1) permet de rendre compte de la diversité des projets de ce type menés en France.
En premier lieu, la diversité concerne les maîtres d’ouvrage ayant bénéficié des autorisations d’urbanisme pour transformer les locaux professionnels en logements. Aucune catégorie ne s’impose vraiment. Les promoteurs – investisseurs contribuent à 31,3 % des 216 571 logements issus de la transformation sur la période 2013-2022. Il s’agit de la deuxième catégorie derrière les particuliers (y compris SCI de particuliers) qui représentent 39,1% de ce total (Diagramme 1).
La diversité est notable aussi en ce qui concerne la taille. 38,4% des logements issus de la transformation émanent d’autorisations d’urbanisme portant sur 10 logements ou plus. Mais 31,6% d’entre eux viennent d’autorisations portant sur un seul logement (Diagramme 2). Les projets de faible ampleur revêtent ainsi une importance quantitative significative. Notons à ce titre que la taille moyenne d’un projet de transformation en France est de 2,5 logements autorisés. La production résidentielle par transformation se fait donc aussi par petite touche à travers des programmes que l’on pourrait qualifier d’ordinaires.
Enfin, les projets de transformations sont divers du fait de l’origine des surfaces professionnelles transformées. Alors que la transformation de bureaux est au cœur du débat public, celle-ci est loin de détenir le monopole des chiffres. Lors de la décennie 2013-2022, les surfaces de bureaux contribuent à réaliser 24,5 % du total des logements en transformation. Il s’agit bien de la catégorie majoritaire mais elle est suivie de près par les locaux agricoles dont la transformation contribue à 22,2% du total, et les locaux à l’usage du service public (casernes, etc.) avec 13,8% (Diagramme 3).
Des formes de transformations différentes selon les territoires
Cette diversité dans l’origine des surfaces transformées se traduit par des ancrages géographiques spécifiques. Les territoires où l’on produit des logements en transformant majoritairement des bureaux ne sont pas les mêmes que les territoires où l’on produit des logements en transformant majoritairement des hôtels ou des locaux agricoles (voir Carte 1).
De nombreuses spécificités locales se dessinent. Certains territoires se caractérisent par une production de logements en transformation majoritairement issus de surfaces hôtelières. C’est le cas : du Genevois français, de la frontière pyrénéenne avec l’Espagne, ainsi que de beaucoup de communes littorales que ce soit en méditerranée ou sur la côte atlantique.
D’autres territoires mobilisent majoritairement des locaux publics pour produire des logements en transformation. C’est le cas de certains grands centres urbains, comme Lyon ou Strasbourg, ou de taille plus réduite, comme Nancy ou Périgueux.
La région francilienne se caractérise, elle, par des projets de transformations portant majoritairement sur des surfaces de bureaux (voir Carte 2). C’est notamment le cas à Paris et dans sa petite couronne. La grande couronne affiche davantage de communes dont la transformation de surfaces agricoles représente la majorité des logements créés.
Comment rendre compte de ces géographies distinctes ? D’abord nous pouvons émettre l’hypothèse que le type de locaux transformés dans un territoire dépend directement de la composition du parc immobilier de ce territoire. Les grands centres d’emplois tertiaires comme Paris sont pourvus de bureaux qui fournissent potentiellement un gisement important de locaux tertiaires à transformer. Inversement, les zones rurales en sont moins pourvues mais présentent, tel que la carte en illustre l’intuition, plus de locaux agricoles servant de gisements potentiels à une transformation. Néanmoins, il sera nécessaire de vérifier cette hypothèse en regardant la composition du parc immobilier existant dans les territoires, ce que nous souhaitons faire plus finement dans la suite du projet de recherche. Il s’agira de regarder en particulier les territoires dans lesquels les origines majoritaires des surfaces de logements créés par transformation sont l’hébergement hôtelier ou les bâtiments publics.
Au-delà de cette première lecture, ce que permet de supposer l’analyse c’est que les locaux transformés dans les différents territoires n’impliquent pas les mêmes configurations d’acteurs et d’envergures de projets.
Deux configurations types que tout oppose
Si la diversité des projets de transformation se repère à trois niveaux que sont l’origine des surfaces professionnelles transformées, la catégorie du maître d’ouvrage, et la taille des projets, il est intéressant de noter que certains critères se combinent fréquemment, dessinant deux principales configurations types.
La première configuration est celle du grand projet (au moins 10 logements, soit 4 fois plus que la moyenne nationale) porté par un promoteur (ou un investisseur) et consistant à produire des logements en transformant des surfaces de locaux tertiaires (bureaux principalement, mais aussi commerces, services publics, hébergements hôteliers). Cette configuration typique représente 17,4% du nombre de logements en transformation autorisés entre 2013 et 2022 (voir Diagramme 4).
La deuxième configuration type renvoie à un très petit projet (un seul logement créé) porté par des particuliers et consistant à produire des logements en transformant des surfaces de locaux agricoles. Cette configuration représente 13,6% du total de logements en transformation autorisés entre 2013 et 2022. Absente des discours sur la transformation, cette configuration produit pourtant une part comparable de logements à la première, centrale dans le débat public.
Il existe aussi bien sûr une multitude d’autres cas dont l’importance quantitative de la catégorie « autres configurations » (69%) rend compte. Les promoteurs interviennent aussi dans des projets plus restreints et les projets de transformations agricoles sont parfois portés par d’autres acteurs que les particuliers. Néanmoins, ces deux configurations représentent près d’un tiers de la production de logements en transformation et forment deux idéaux-types que tout oppose, notamment sur le plan de la géographie.
En effet, ces deux configurations s’incarnent à travers des ancrages territoriaux spécifiques. Les grands projets de transformations tertiaires portés par des promoteurs se déploient dans un nombre limité de communes, mais les volumes sont relativement élevés dans chacune d’elles. Cette manière de transformer des locaux professionnels en logements concerne principalement les plus grands centres urbains du pays : Paris et sa petite couronne, Marseille, Lyon ou encore Lille, Strasbourg et Bordeaux (Carte 3).
Les petits projets de reconversion agricoles portés par des particuliers concernent un nombre bien plus important de communes, mais le volume autorisé dans chacune d’entre elles est relativement limité. Cette modalité de transformation concerne principalement les territoires les plus ruraux comme l’ouest de la région Auvergne-Rhône-Alpes et l’est de la région Nouvelle-Aquitaine. Cela concerne aussi les départements de Savoie et Haute-Savoie et les grandes couronnes de certaines métropoles comme Lyon, Nantes ou Rennes (Carte 4).
Conclusion
La production de logements par le jeu de la transformation recouvre une grande diversité. Nos travaux mettent notamment en lumière la place centrale d’opérations invisibilisées dans le débat public : les projets à l’initiative de particuliers engagés dans la production d’un seul logement. Ce résultat pourrait questionner les pouvoirs publics sur l’opportunité de faciliter la réalisation de telles opérations et d’en ajuster le cadre réglementaire. À l’heure où par exemple, la densification pavillonnaire est désignée comme une voie possible pour optimiser l’usage du foncier et produire des logements de manière plus sobre, l’enjeu paraît de taille.
Les analyses existantes de la transformation l’illustrent sans ambiguïté : les dispositions et initiatives publiques adoptées en faveur des projets de transformation portés à plus grande échelle par les acteurs de l’immobilier de bureaux mêlent impulsion nationale et initiative locale (Agence qualité construction 2021, APUR 2023, CAUE 2022, CBRE 2022, DHUP 2022, GRECAM 2021, IPR 2018, Knight Frank 2021, Perrin 2013, Une Fabrique de la ville 2021). Surtout, elles conditionnent la transformation et tendent de plus en plus à la faciliter. De la même manière, la réponse à apporter à l’enjeu d’intensifier la production de logements à la petite échelle paraît devoir être trouvée à l’intersection de l’ambition nationale et de l’action locale. Elle pourrait être portée nationalement et mise en œuvre localement, en adéquation avec les contraintes et les enjeux propres aux marchés locaux.
A l’autre bout du spectre, les projets de transformation portés par promoteurs et investisseurs, s’ils occupent une place centrale dans le débat public, n’en demeurent pas moins mal connus. Nos analyses ont déjà permis d’en produire une cartographie au-delà des frontières de la région francilienne et d’élargir la focale des bureaux à l’ensemble des locaux tertiaires. A terme, notre recherche vise non seulement à affiner l’analyse de cette cartographie mais à la compléter d’une lecture qualitative qui, réalisée à l’échelle d’un panel diversifiée d’opérations, produira une meilleure compréhension des mécanismes de la transformation. Les études exploratoires réalisées dans cette optique donnent déjà à voir la diversité des conditions effectives de la transformation. Elles en questionnent l’équilibre, entre marché tertiaire et marché résidentiel, bilan économique et programmation politique, contraintes et opportunités techniques, sobriété immobilière et enjeu de performance énergétique. De quoi alimenter la réflexion sur l’opportunité d’une politique ad hoc de transformation.
[1] Ce travail de recherche est réalisé dans le cadre de la Chaire Le Logement demain, chaire partenariale d’enseignement et de recherche soutenue par le Ministère de la Culture au sein des écoles nationales supérieures d’architecture Paris La Villette et Paris Val de Seine. Il bénéfice du soutien financier de la Banque des territoires et de l’Institut CDC pour la recherche.