Effet de chaîne

 

Le nombre de ménages logés par la construction des logements ne se réduit pas à celui des entrants dans les ensembles neufs : les logements créés vont attirer des occupants qui, pour la plupart, habitaient déjà des logements et ces derniers, en se libérant, vont à leur tour attirer d’autres ménages qui occupaient d’autres logements et ainsi de suite. C’est l’ensemble de ce mouvement de libération-réoccupation que l’on appelle la chaîne de vacance des logements.
L’étude de la chaîne de vacance des logements consiste à repérer des logements générateurs de chaîne (généralement des constructions neuves, mais il peut aussi s’agir de logements dont l’occupant est décédé) dans un périmètreonné, puis à suivre le mouvement de transfert de la vacance des logements par des enquêtes auprès des nouveaux emménagés. Cette chaîne s’arrête lorsque les nouveaux entrants ne libèrent pas de logement (lors d’une décohabitation parentale, d’un divorce, lorsque le nouveau ménage occupant provient d’une zone située en dehors de l’aire d’étude ; ou en encore lorsque le logement libéré est détruit, affecté à un autre usage ou, bien sûr, lorsqu’il ne trouve pas de nouveau preneur). La méthode permet donc d’observer un double processus : d’une part elle rend possible l’observation d’une séquence de l’histoire de l’occupation des logements (par la comparaison entre l’ancien et le nouvel occupant), d’autre part elle offre la possibilité de repérer une séquence du parcours résidentiel du ménage (par la comparaison entre son ancien logement et le nouveau.). Utilisée à de nombreuses reprises aux Etats-Unis, au Canada et en Grande-Bretagne depuis les années cinquante, la méthode ne fut développée que tardivement en France par une étude réalisée dans le Valenciennois à la demande du Ministère du logement (Ruiz, 1981). Face au développement de la pauvreté et à l’augmentation du nombre de mal logés dans la société française, l’Etat ne pouvait plus agir par la construction de masse comme il l’avait fait durant les années mille neuf cent soixante et soixante-dix : il devenait donc nécessaire d’optimiser les effets quantitatifs de la production immobilière. Depuis, la démarche a été reproduite dans plusieurs agglomérations (région parisienne, Lyon et Orléans, notamment)
Le concept et la méthode sont issus des travaux des sociologues de l’Ecole de Chicago, et notamment des modèles de tri urbain proposés par Ernest. W. Burgess en 1925 et par Homer Hoyt en 1939. Le premier avait montré le déplacement des ménages aisés des centres villes vers la périphérie et leur remplacement par les « minorités ethniques ». Le second, en prolongeant ce modèle, soulignait l’importance de la construction de logements et des préférences résidentielles des couches moyennes et supérieures dans le processus de différenciation sociale de l’espace urbain nord-américain. Pour lui, le développement de logements neufs en périphérie rencontrait les aspirations résidentielles des plus aisés et permettait, en bout de course, de délaisser les immeubles anciens et vétustes des centres-villes au profit des ménages les moins aisées. Les logements fournissaient ainsi un support physique aux mécanismes de filtrage et de mobilités différentielles identifiés précédemment par Burgess.
Pour l’essentiel, les remontées de chaîne ont été réalisées afin d’évaluer l’état des marchés immobiliers locaux et l’impact quantitatif de la construction neuve. En d’autres termes, elles visent surtout à mesurer la fluidité du parc à travers la longueur des chaînes, longueur qui indique le nombre de ménages logés à partir d’une construction. On pourrait imaginer que ces libérations se prolongent à l’infini, mais les études montrent qu’en France ces longueurs varient entre 1,33 (pour 100 logements créés, on observe 133 déménagements) et 1,95 (pour 100 logements construits, on observe 195 déménagements). (Lévy, 1997)
Ces longueurs, au demeurant inférieures à celles que l’on a observées à l’étranger, sont expliquées par différents facteurs. En premier lieu, le contexte urbain joue un rôle important dans la plus ou moins grande fluidité du parc. Les arrêts des chaînes sont généralement peu sensibles à la taille de l’aire d’observation et dépendent surtout des contextes socio-économiques locaux (nombre de logements vides ou de destructions dans le cas de sites en crise, nombre de ménages en provenance de l’extérieur dans les sites en croissance). En second lieu, la structure du parc immobilier intervient dans le mécanisme et les longueurs de chaînes sont un indicateur des logiques résidentielles des ménages en mobilité. Ainsi, le parc locatif et les logements de petite taille génèrent des chaînes courtes, car ils se situent dans les premières étapes du parcours résidentiel et les « remontées » parviennent très rapidement aux décohabitants, qui ne libèrent pas de logement. A l’opposé, les grands logements et les logements en accession à la propriété génèrent des chaînes longues, car, en règle générale, ils se situent en fin de parcours résidentiel. Ils permettent ainsi de libérer des logements qui vont accueillir des ménages se situant en milieu de parcours, qui eux-mêmes vont libérer des logements de début de parcours.
En dehors de ces mesures, les enquêtes de chaînes de vacance fournissent des résultats plus qualitatifs. L’une des raisons pour laquelle la connaissance des effets de chaînes est importante tient à ce que les emménagements dans les logements vides d’un secteur immobilier ou d’un quartier peuvent se répercuter, par le transfert de la vacance, sur d’autres secteurs immobiliers ou d’autres quartiers. Les chaînes de vacance nous renseignent donc sur le degré de perméabilité des grands segments du parc immobilier. C’est probablement sur ce point que l’application de la méthode et ses prolongements récents, tant empiriques que conceptuels, sont les plus prometteurs.
Dans la vision d’Homer Hoyt, le fait que les constructions périphériques pour les couches aisées profitaient en dernier ressort aux couches les plus pauvres indiquait qu’une politique sociale du logement pouvait s’appuyer sur la construction des secteurs supérieurs du marché immobilier (Kuklick, 1995). En d’autres mots, il devenait possible de justifier une politique du logement en faveur des seules couches aisées. Les enquêtes de chaînes ont cependant invalidé ces hypothèses. Déjà, en réalisant la première synthèse sur ces travaux au milieu des années soixante-dix, C.A. Scharpe constatait que la construction de logements haut de gamme ne profitait pas en bout de chaîne aux minorités ethniques. Les études françaises confirment cette imperméabilité en montrant la faiblesse des échanges entre les secteurs libres et les secteurs aidés du parc immobilier (Soulignac et al., 1995). Une enquête réalisée dans le sud-est de l’Angleterre va plus loin, en soulignant la forte similitude sociale des ménages impliqués dans une même chaîne (Forrest et Murie, 1994).
Pour comprendre ce mécanisme, il est nécessaire d’aborder le processus dans sa globalité. Car tout emménagement s’inscrit dans une chaîne de vacance, aussi courte soit-elle. Mais les impacts des entrées des ménages dans les logements d’une seule opération immobilière ne rendent compte que d’une partie des effets de chaînes en œuvre sur le site étudié et durant une période donnée. Or, les cloisonnements, les perméabilités et les interrelations ne sont saisissables que si l’on a une vision de l’ensemble des effets de chaîne se produisant sur le site. L’observation de ces processus complexes ne peut donc être que globale et dynamique. On relève ainsi des tentatives récentes de modélisation des effets de chaîne. Sur la base de l’observation d’une partie des libérations et des réoccupations, ces modèles permettent de calculer les probabilités de mouvements des ménages entre les segments du parc immobilier. Mais, bien que prometteuse, la démarche demeure encore incertaine, car les calculs intègrent difficilement les caractéristiques des ménages mobiles et leur parcours résidentiel (Lévy, 1998).

Jean-Pierre Lévy

choix résidentiel, décohabitation, désaffectation, filtrage social,  mobilité résidentielle, vacance, « Les marchés du bien logement »

 

Auteur/autrice