Evolution de la famille et modes d’habiter : les grandes évolutions depuis les années cinquante

 

La deuxième moitié du XXème siècle a vu les bouleversements des modes de vie les plus rapides et les plus intenses jamais connus par les sociétés humaines au cours de leur histoire. Ce sont bien entendu les pays les plus riches et les plus industrialisés, tels que la France, qui ont enregistré les transformations les plus avancées ; mais les mêmes tendances de modernisation sont à l’œuvre sur l’ensemble de la planète.
En France, les mutations de l’habitat et de la vie familiale ont été remarquables au cours des cinquante dernières années. Au tournant du XXIème siècle, les Français habitent, dans leur quasi-totalité, dans les villes ou dans leurs périphéries et ils sont devenus majoritairement propriétaires de leur logement. Les conditions de logement grâce à la construction de logements en location sociale ou en accès à la propriété ont radicalement changé au cours de ce demi-siècle : pratiquement l’ensemble des logements bénéficient désormais de tout le confort. Par une mobilité accrue, les ménages ont pu adapter leur logement à l’évolution de leur famille et de leurs conditions de vie. Les transformations de la famille ont accompagné les mutations de la société marquées par l’autonomie croissante des individus permise par les progrès économiques et technologiques. Les ménages ont une taille de plus en plus réduite : la séparation résidentielle entre les générations est devenue la norme. Les années cinquante ont vu la consécration de la famille restreinte au couple avec ses enfants au détriment de la famille élargie, puis, à partir des années soixante-dix, de nouveaux modes de vie ont émergé : vie solitaire avec ou sans enfant, vie en couple non marié ou en famille recomposée.

Evolutions démographiques et familiales

Les changements démographiques ont été particulièrement sensibles dans l’ensemble du monde, au cours des cinquante dernières années. En France, de même que dans les autres pays industrialisés, les évolutions les plus notables sont la forte augmentation de la longévité, le bouleversement de la fécondité, la baisse de la nuptialité, la hausse de la divortialité et la multiplication des naissances hors mariage. En cinquante ans, la durée de vie moyenne a ainsi augmenté de 11,8 ans pour les hommes et de 13,5 ans pour les femmes atteignant respectivement 75,2 ans et 82,7 ans en 2000, tandis que l’indice synthétique de fécondité, qui permet d’évaluer la descendance finale des femmes, baissait de 2,93 enfants/femme à 1,9 enfants/femme en 2001. Actuellement, plus de 40% des enfants naissent hors des liens du mariage et, en tendance, plus d’un tiers des mariages sont rompus par un divorce.
Ces évolutions démographiques se traduisent par une transformation radicale de la structure des ménages. Comme pour les tendances démographiques, on observe, en France, les mêmes évolutions que dans la plupart des pays industrialisés : montée des personnes vivant seules dans leur logement, augmentation des familles monoparentales et des couples sans enfant, diminution des familles nombreuses.
Actuellement, avec 7,4 millions de ménages, le nombre de personnes qui vivent seules représente presque un ménage sur trois (31 %), contre un sur cinq en 1962 (19,6 %). Cette forte augmentation est liée au gain d’espérance de vie, les personnes seules étant en majorité des veuves âgées. Mais la croissance du nombre de personnes seules est aussi liée au mode de vie des jeunes. Le recul de l’âge au mariage et de la mise en couple, la préférence accrue pour l’indépendance résidentielle, en sont les principales causes même si on observe, en France, depuis une vingtaine d’années, une tendance des jeunes à rester plus longtemps au domicile parental. L’allongement des études, le chômage, la précarité des emplois, les difficultés d’accès au logement ne sont évidemment pas étrangers à ce renversement de tendance. L’accroissement du nombre de parents élevant seuls un ou plusieurs enfants, quant à lui, résulte de l’augmentation des divorces et des séparations. En 1999, les familles monoparentales représentent 7,4 % de l’ensemble des ménages (soit près de 2 millions de familles).
De fait, la montée des personnes seules et des familles monoparentales résulte d’une modification radicale du cycle de vie familial dont le déroulement est de moins en moins souvent linéaire. Auparavant les étapes en étaient plus tranchées. Les jeunes ne quittaient leurs parents que pour se marier ou pour trouver un travail dans une autre localité, les divorces étaient moins fréquents, et la période de vie solitaire se situait au moment du décès de l’un des conjoints dans le cas où le parent âgé n’était pas accueilli chez un de ses enfants. Aujourd’hui les jeunes quittent leurs parents le plus souvent pour habiter seuls, les couples formés retardent l’arrivée des enfants et se séparent plus facilement en cas de mésentente. S’ajoutant au phénomène de l’extrême vieillissement dans le veuvage, c’est l’apparition de ces périodes de vie solitaire, avec ou sans enfant, dans l’attente de recomposition d’un nouveau couple, qui explique l’augmentation du nombre de ménages composés d’une seul adulte (presque 40% des ménages en 1999). En 1994, 5% des enfants de moins de 18 ans vivent dans une famille recomposée par un de leurs parents après séparation ou divorce et environ 10% dans une famille monoparentale.
Les nouveaux comportements de fécondité ont entraîné une généralisation des familles de deux enfants aux dépens des familles nombreuses. De plus, si on considère les couples avec enfants dans l’ensemble des ménages, ils ne représentent que 39% en 1999 contre 46% en 1962. Sous l’effet de divers facteurs – vieillissement de l’âge à la première maternité, recul de la mortalité – près de 6 millions de ménages sont des couples sans enfant. Avec la forte augmentation de la longévité, cette nouvelle étape du cycle de vie, la période post-parentale dite « du nid vide », constitue une phase de plus en plus importante dans l’existence des individus.

Evolutions économiques et urbaines

Ces changements des structures familiales, de même que les transformations démographiques dont ils découlent, sont fortement liés aux évolutions plus profondes qui ont traversé notre société. Au cours du siècle et demi écoulé, la France, qui était un pays à 80% rural, est devenue au trois-quarts urbanisée.
Cette urbanisation s’est accompagnée d’une profonde transformation des conditions de logement des ménages. Au début des années cinquante, un ménage sur trois vivait une situation de surpeuplement et près d’un sur cinq un niveau de surpeuplement critique. A cette époque, à peine plus de 1% des logements disposaient de W.C, d’une salle de bains et du chauffage central (5% avaient WC et sanitaires à l’intérieur du logement).
En cinquante ans, la situation s’est considérablement améliorée. L’intense effort de construction réalisé de 1960 à 1980 a totalement modifié les conditions d’habitat, en mettant sur le marché des logements plus grands, plus confortables et mieux adaptés aux aspirations des Français. Ce sont les HLM et les grands ensembles construits au cours années soixante qui ont d’abord permis aux Français d’accéder au confort. Dans les décennies suivantes, la construction de maisons individuelles les a fait bénéficier de plus d’espace. La taille moyenne des logements a ainsi augmenté de 2,7 pièces en 1946 à 4 pièces en 1996.
Parallèlement, la répartition des logements selon leur statut juridique d’occupation a considérablement changé. En 1954, le parc HLM était quasi inexistant : seuls 2,8% des ménages étaient logés dans le parc social ; ils sont 16% en 1996. Mais surtout, avec l’accès au crédit, qui se démocratise à partir du milieu des années cinquante, les Français vont pouvoir accéder en masse, et de plus en plus jeunes, au statut de propriétaire (de 35% en 1954 à 54% en 1996). Ce développement de la propriété s’est accompagné d’une modification des modes d’habiter avec l’apparition de la maison individuelle en périurbain. Si en 1946 la moitié des Français vivaient dans une maison individuelle, le plus souvent située dans les campagnes et les petites villes, ce sont actuellement 57% des ménages qui habitent une maison, généralement un « pavillon » à proximité des grands centres urbains.
Toutes les évolutions de l’habitat qui viennent d’être rapidement retracées correspondent à de profondes transformations des conditions économiques et des modes de vie des Français. En effet, le développement de l’accession à la propriété des ménages a pu s’opérer de façon aussi rapide parce qu’elle correspond à un type de famille bien particulier, la famille nucléaire, qui a connu son apogée après la seconde guerre mondiale. Actuellement, plus des deux tiers des couples mariés avec enfants âgés de plus de 40 ans sont propriétaires, habitent une maison individuelle située le plus souvent dans le périurbain. On a donc assisté à la diffusion d’un modèle résidentiel des couples : passage dans le locatif social ou privé suivi d’une accession à la propriété d’une maison individuelle.
Toutefois, ce modèle suppose une stabilité tant au niveau du couple lui-même qu’au niveau  des conditions économiques et financières. Le divorce entraîne bien souvent la revente de la maison ou de l’appartement acheté à crédit et un retour vers le secteur locatif ; de même, la crise économique – dont les conséquences ne se font vraiment sentir qu’à partir des années 1980 – renforce les aléas de l’accession à la propriété. Les ménages les moins aisés renoncent à devenir propriétaires. Les trajectoires résidentielles s’en trouvent modifiées.
Dans un monde qui évolue très vite, les ménages doivent s’adapter en développant de nouvelles stratégies. C’est particulièrement vrai dans les rapports au travail marqués par le chômage, la précarité des emplois et le travail féminin. La bi-activité des couples, qui est devenue un phénomène majeur dans les grandes régions urbaines, n’est pas sans conséquence sur les comportements résidentiels. En effet, lorsque la femme a un emploi, le choix de localisation du logement dépend prioritairement de son lieu de travail. De plus, si l’augmentation de la précarité du travail conforte les femmes dans leur désir d’autonomie économique, elle entraîne aussi une modification des comportements vis-à-vis des enfants, auxquels leurs parents tentent de procurer la meilleure formation possible : pour nombre de ménages, la qualité des écoles devient ainsi un enjeu dans les stratégies de localisation du logement.
Il s’ensuit une diversification des champs des possibles qui laisse aux ménages une relative liberté dans les modes d’agencement entre vie professionnelle et vie familiale. Si, par exemple le choix d’habiter une maison individuelle va de pair avec un mode de vie plus centré sur la famille et sur « la nature », la décision de résider en ville ou à proximité du centre-ville témoigne en revanche d’un engouement pour la vie citadine. Les uns mettent en avant les valeurs familiales, les autres les valeurs urbaines : les uns accordent une importance primordiale à la propriété, les autres à la centralité. En fonction de leurs revenus, de leur situation familiale et de leur histoire résidentielle les ménages effectuent des arbitrages entre la localisation, la taille et le type de logement et le statut d’occupation. Certains privilégient la localisation pour des raisons d’adresse de prestige, de qualité des établissements scolaires, ou encore pour d’autres raisons comme la connaissance du quartier et la présence de parents ou d’amis proches. Ces choix se font parfois au dépend du statut d’occupation. Par exemple, nombre de cadres supérieurs préfèrent être locataires dans les quartiers valorisés de Paris ou des métropoles régionales. De même, certains étrangers optent pour des localités où se concentre leur communauté d’origine. D’autres ménages acceptent une localisation éventuellement moins valorisée pour pouvoir devenir propriétaires….

Evolutions des modes de vie

L’adéquation entre le ménage et son logement ne peut donc se réduire à une analyse purement quantitative, qui estimerait les besoins en logement en fonction de la population, ou la taille des logements en relation avec celle des groupes domestiques. Les rapports des individus à l’habitat sont plus complexes : ils résultent de la place accordée à la vie de famille, au travail ou au voisinage ; ils sont modulés par les événements qui affectent la famille, les relations sociales, les modes de vie ; ils dépendent des conditions d’accès aux biens et aux services urbains.
Le « chez soi » n’est pas qu’un lieu réservé à la vie personnelle, c’est également un lieu partagé avec les autres membres de l’entourage et organisé par d’autres groupes ou institutions. Deux phénomènes, parfois contradictoires, régissent ces rapports : un mouvement d’individualisation très marqué qui nécessite une protection du privé, de l’intimité et une attente très grande vis-à-vis de l’extérieur.
L’augmentation de l’effectif des ménages composé d’un seul adulte résulte en partie de ce désir d’autonomie résidentielle que l’on constate chez les jeunes célibataires ou les divorcés, qui repoussent majoritairement l’idée de rester ou de retourner au foyer de leurs parents, et chez les personnes âgées, qui envisagent de moins en moins de vivre chez un de leurs enfants après le décès de leur conjoint. Vivre seul est devenu pour certains un mode de vie choisi, parfois revendiqué. L’évolution économique, en particulier la généralisation de pensions de retraite d’un montant convenable, ont permis aux personnes âgées non seulement de garder leur autonomie mais aussi d’avoir des projets résidentiels (retour en centre ville ou en appartement collectif, double résidence…).
Mais si cette évolution des modes d’habiter est indissociable de l’évolution de la famille qui se caractérise par la montée de l’individualisme – indépendance entre les générations adultes, émancipation de la femme, reconnaissance de l’autonomie relative des enfants par les parents – l’indépendance résidentielle n’est pas pour autant synonyme de disparition ou d’affaiblissement des liens familiaux.
Les enquêtes montrent au contraire l’intensité des échanges au sein des familles et l’extraordinaire proximité géographique entre ménages apparentés. D’après une enquête de l’Institut National d’Études Démographiques, 14% des personnes enquêtées habitent le même quartier qu’au moins un membre de leur famille, 30% dans la même commune et plus de la moitié (51%) dans la même commune ou dans une commune limitrophe.

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En conclusion, la France a résolu la crise d’après guerre en construisant de nombreux logements, en facilitant l’accès au parc HLM ou en aidant les ménages à devenir propriétaires, notamment d’une maison individuelle. Cependant, les solutions proposées répondent surtout à la partie de la demande qui émane des couples avec des enfants, et supposent des familles stables et solvables, ayant recours à l’automobile pour se déplacer. Face aux aléas liés à l’instabilité du couple, à la précarité de l’emploi ou à la venue d’un handicap, qui jalonnent de plus en plus fréquemment la t’existence des individus ou d’un membre de leur entourage proche, ces solutions montrent leurs limites.
Par exemple, le vieillissement de la population, dans certains lotissements périurbains ou dans le monde rural, commence à poser certains problèmes. L’éloignement des centres et des équipements urbains, ou l’isolement et l’insécurité, compliquent lourdement la vie des individus lorsqu’ils avancent en âge.
On sait que l’accès au progrès technologique, aux ressources urbaines, à la mobilité est très mal partagé. C’est particulièrement vrai pour la mobilité quotidienne. Selon un rapport du Centre National des Transports, l’immobilité ou la mobilité réduite deviennent des facteurs d’exclusion accrue pour diverses catégories de personnes. Les écarts risquent donc de continuer à se creuser entre des ménages âgés ou handicapés, mais autonomes, qui sauront adapter leur logement et utiliser toutes les technologies modernes, et des ménages moins favorisés qui seront de moins en moins susceptibles d’accéder à un logement conforme à leurs besoins ou à leurs aspirations.

Catherine Bonvalet – Denise Arbonville

 

→ famille, ménage, choix résidentiel, cycle de vie, « L’habitat rural, une notion désuète ? », statut d’occupation, conditions de logement, accession à la propriété, « Les sens de la mobilité », « Les relations de voisinages »

Références bibliographiques :

Arbonville Denise (1998), « Ménages, familles et mode d’habiter », in Segaud M., Bonvalet C., Brun J., dir., Logement et habitat : l’état des savoirs, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui ».

Bonvalet Catherine (2001), « Les tendances séculaires de la démographie résidentielle », in La ville aux champs, Paris, ADEF.

Bonvalet Catherine (1998), « Le rôle de la famille dans le logement », in Fondations, n°7.

 

Auteur/autrice

  • Jean Bosvieux

    Jean Bosvieux, statisticien-économiste de formation, a été de 1997 à 2014 directeur des études à l’Agence nationale pour l’information sur l’habitat (ANIL), puis de 2015 à 2019 directeur des études économiques à la FNAIM. Ses différentes fonctions l’ont amené à s’intéresser à des questions très diverses ayant trait à l’économie du logement, notamment au fonctionnement des marchés du logement et à l’impact des politiques publiques. Il a publié en 2016 "Logement : sortir de la jungle fiscale" chez Economica.