« Le grand retour de la terre dans les patrimoines » – Entretien avec Alain Trannoy

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Alain Trannoy et Etienne Wasmer ont récemment publié un ouvrage intitulé « Le grand retour de la terre dans les patrimoines : et pourquoi c’est une bonne nouvelle ! » (Odile Jacob, janvier 2022). Ils préconisent d’accroître la taxation de la terre, cet impôt se substituant à l’ensemble de ceux frappant les biens immobiliers. Nous en publions ci-après des bonnes feuilles, suivies par un entretien avec Alain Trannoy.

Bonnes feuilles extraites des pages 13 à 16 du livre d’Alain Trannoy et Etienne Wasmer : « Le grand retour de la terre dans les patrimoines : et pourquoi c’est une bonne nouvelle ! » (Odile Jacob, janvier 2022, ISBN 978-2-4150-0099-8).

Il nous semble qu’il faut regarder les faits. Que nous disent-ils? Outre la relative stabilité des écarts de revenus après redistribution évoqués précédemment, force est de constater que nous plaçons une part disproportionnée de notre richesse dans l’immobilier et le foncier, que ce soit à destination résidentielle où professionnelle. Cette richesse atteint un volume inédit, correspondant désormais à 6 années du revenu national produit par toute la population, alors qu’elle en représentait à peine une année dans la France d’après-guerre. Ne manions-nous pas le paradoxe en affirmant que c’est une bonne nouvelle pour l’économie et pour la société française dans son ensemble ? Non, car un tel montant indique que les Français ne sont pas défiants envers l’avenir dans leur pays : il reste bien géré, quoiqu’on en dise, comme en témoigne le fait que les étrangers ont envie de vivre en France. La richesse foncière et sa concentration sont plutôt une aubaine, car cette richesse reflète la valeur de vivre en France et, bien utilisée, elle permettrait de renforcer le dynamisme économique du pays.
En effet, on redistribue d’autant mieux que la richesse est abondante. Une richesse représente toujours une assurance contre les temps difficiles, mais, au-delà, une partie de cette richesse immobilière à la particularité de pouvoir être taxée sans perte d’efficacité économique. Il nous semble que, dans un pays à la croissance anémiée, et en tout cas inférieure à celle de ses voisins du Nord depuis une vingtaine d’années, l’urgence est de trouver un moyen pour alléger la fiscalité sur les facteurs productifs, et notamment les salaires et les investissements, et de mobiliser la part de la richesse qui a été la plus dynamique. Or, dans la richesse immobilière et foncière, la seule part du foncier – les terrains à l’exclusion des bâtis et des infrastructures de toute nature – représente encore un montant considérable, 3 années de revenus national. C’est elle qui constitue la partie la plus dynamique de la richesse immobilière, voir de la richesse tout court depuis une trentaine d’années.
Le propos de cet ouvrage est de remettre au centre du débat public le minimum d’économie politique qu’implique la notion d’efficacité économique afin de poser les bases d’un nouveau contrat social. Expliquons-nous. L’efficacité économique est au cœur de la réflexion économique depuis les origines de la discipline. Elle ne vise pas à opposer les différents constituants de la société sur le partage du gâteau. Elle tente d’abord de comprendre ce qui fait augmenter la taille du gâteau. Elle pense le jeu social comme étant à somme positive, et non pas à somme nulle. Or, depuis que l’économie politique s’est constituée comme discipline, un très large accord, pour ne pas dire l’unanimité, s’est manifesté sur le fait que là rente foncière représentait une base fiscale en quelque sorte idéale. Elle implique très peu de pertes économiques si on la compare à des bases fiscales alternatives comme le capital productif (les machines, la propriété intellectuelle et les marques) ou le travail. Tous les économistes le savent, mais bien peu trouvent utile de le rappeler, tellement cela leur semble couler de source. Pourtant cela ne va pas de soi pour le profane, et cette piqûre de rappel peut être utile en ce début du XXIe siècle.
Si le doute sur la soutenabilité des hautes valeurs foncières pouvait encore être permis au début des années 2010, avec l’espoir d’un dégonflement de ce qui pouvait apparaître comme une bulle immobilière, il ne l’est plus dix ans plus tard. Le capital au XXIe siècle de Thomas Piketty suggérait une hausse de la richesse exponentielle, mais cette hausse s’est avérée coïncider avec le retour triomphant de la richesse immobilière. Tous les heureux propriétaires d’un appartement en centre ville acquis dans les années 1990 savent qu’ils ont doublé ou triplé la valeur de leur bien sans effort. C’est le cas en France, au Royaume-Uni et en Suisse notamment, dans une moindre mesure aux États-Unis et, d’une manière générale, dans les pays neufs.
Cette hausse allait elle être pérenne? Certains en doutaient. Par exemple, Jacques Friggit, ingénieur général du corps des ponts et chaussées, avait consacré cette même décennie à pointer du doigt l’apparente anomalie à l’échelle des siècles de la valeur trop élevée des prix immobiliers, qui aurait dû conduire à terme à un retour attendu à la normale. Mais l’évolution des prix immobiliers de ces 30 dernières années ne s’est pas inversée, bien au contraire, et elle ne peut plus être considérée comme une anomalie. Un changement de régime s’est produit, et le message des classiques d’Adam Smith et de David Ricardo, voire des physiocrates, redevient d’actualité sur la taxation de la rente foncière. À une réserve près : il ne s’agit plus de la terre agricole comme avant la révolution industrielle mais de la terre urbaine à l’ère de la révolution des services concentrés dans les villes.
Dans cet ouvrage, plutôt que de tout voir à l’aune de la redistribution, et plutôt que de considérer la fiscalité du capital des entreprises et celle du travail comme les seules ressources possibles pour financer notre modèle social, nous allons montrer qu’on peut, au contraire, alléger ces prélèvements sur les efforts et la production, en taxant la terre, qui représente en France 7 000 milliards de euros de richesse, en augmentation très rapide depuis des décennies. Nous examinerons comment en faire un levier efficace – car, contrairement aux usines et aux travailleurs qualifiés, la terre ne franchit pas les frontières. Cette taxe sur la terre aurait vocation à remplacer toutes les taxes existantes sur l’immobilier et représenterait déjà du point de vue du fonctionnement du marché du logement un progrès considérable par rapport à l’existant. La taxation de la terre ne décourage pas les comportements d’aménagement, de mise en valeur des biens ou de rénovation, contrairement à la taxe foncière actuelle. Celle-ci est bien mal nommée d’ailleurs, car elle taxe le bâti également et fait donc payer plus ceux qui améliorent leurs biens.
Les masses en jeu sont tellement gigantesques qu’un taux réduit dégagerait des sommes importantes pour diminuer fortement les différents impôts grevant l’activité économique, pour augmenter les salaires tout en soutenant l’accumulation du capital productif. Pour ne rien gâcher, taxer la terre a aussi des vertus en matière de limitation de l’étalement urbain, en encourageant la sobriété foncière. Enfin, compte tenu de l’endettement public massif auquel nous sommes collectivement confrontés, en cas de remontée abrupte des taux, nous avons avec cette manne immobilière les ressources pour rassurer les marchés financiers qui pourraient craindre le défaut de paiement de l’état. À tout point de vue, cette richesse est une source de bonne nouvelle, à condition d’en savoir tirer profit.

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Entretien avec Alain Trannoy

Politique du logement – Quelles pourraient être les conséquences de la réforme que vous préconisez sur l’évolution des prix des terrains à bâtir ? Et, subséquemment, sur le marché des logements et des locaux d’activité ?
Alain Trannoy
La réponse découle de l’analyse de l’incidence sur les valeurs foncières du système actuel d’imposition de l’immobilier. Rappelons qu’en France la fiscalité porte sur la détention (taxe foncière), les transmissions à titre onéreux (DMTO) et gratuit (droits de succession), les revenus de la location (impôt sur le revenu ou BIC), auxquels il faut ajouter l’impôt sur la fortune immobilière (IFI) et la taxation des plus-values immobilières. Au total, le produit annuel de ces différents impôts représente environ 60 milliards d’euros.
L’impact de la réforme dépend de l’option choisie parmi les deux taux d’imposition de la terre que nous proposons : 1% et 2%.
Dans l’hypothèse d’une taxation à 1%, le poids de l’impôt sur la terre serait du même ordre que celui de la fiscalité actuellement en vigueur : au niveau agrégé, il n’y aurait donc probablement pas d’incidence sensible sur les valeurs foncières.
Dans l’hypothèse d’une taxation de la terre au taux de 2%, il faudrait en revanche s’attendre à une baisse des valeurs foncières. En effet, l’augmentation de la pression fiscale induirait une baisse des rendements après impôts des terres, ce qui devrait conduire les détenteurs des biens les moins rentables (rendement locatif plus gains en capital) à s’interroger sur l’intérêt qu’ils auraient à les conserver. Une part d’entre eux chercherait à s’en dessaisir, d’où un afflux d’offre et une baisse des prix, donc des valeurs foncières. Les prix devraient s’ajuster de façon que le rendement net reste comparable à ce qu’il était auparavant. En résumé, l’augmentation du coût de la détention de terrains incitera les détenteurs à plus de rationalité économique.
Mais il faut tenir compte aussi des gains d’efficacité économique que l’on peut attendre de la réforme, du fait que l’on taxe la détention de la terre et non son usage : l’augmentation de la richesse nationale entraînera une augmentation de la demande qui affectera la terre comme les autres biens et services, avec une hausse des prix induite. Ce second effet devrait toutefois être d’une amplitude plus faible que le premier.
Il faut ajouter que la réforme proposée consiste aussi à exonérer de toute taxe le bâti. En conséquence, ce qui vaut pour la terre ne vaut pas forcément pour les logements et autres bâtiments. L’exonération devrait entraîner une hausse des rendements de la partie bâtie avec comme répercussion possible une hausse des prix dans le marché de l’ancien. Au total, l’incidence sur les prix de l’immobilier « général » (terrain + bâti) devrait être très mesurée dans le cas d’une taxe sur la terre à 1%.
Enfin, la réforme va pousser à économiser la terre, ce qui devrait favoriser les constructions plus denses. Cet effet irait dans le sens souhaité par la loi Climat et Résilience, dont l’objectif est la diminution de la consommation foncière par la construction. En Pennsylvanie, où la terre est taxée à un taux deux fois plus élevé que le bâti, on a observé un mouvement assez fort de densification des locaux d’activité, qui affecte aussi, mais de façon moins visible, les locaux d’habitation.
On pourrait objecter que si le prix de la terre baisse, cela devrait, au contraire, pousser à en consommer plus. C’est en effet possible dans un troisième temps. Cela illustre le fait qu’en l’état actuel de la connaissance, il est difficile de prévoir quelle sera la résultante de ces différents effets. On peut également se demander si la réforme peut affecter la cyclicité du marché français, qui a jusqu’à présent fait preuve d’une remarquable robustesse. Des travaux de recherche – par exemple celui que j’ai conduit avec Pierre-Henri Bono sur  l’impact du dispositif Scellier en PACA[1] – ont montré que les prix fonciers réagissent à la fiscalité. C’est grâce au développement de la recherche sur ce thème que l’on comprendra mieux les mécanismes à l’œuvre.

Politique du logement – La taxation de la terre que vous préconisez aurait-elle vocation à se substituer à l’ensemble des impôts sur l’immobilier, y compris les droits de succession ?
Alain Trannoy
La réforme évoquée dans le livre porte bien sur le remplacement de l’ensemble des taxes sur l’immobilier (à l’exception des prélèvements sociaux) par une taxe sur la terre. Nous n’avons pas inclus les droits de succession dans la liste. C’est un sujet de recherche sur lequel nous travaillons.
Il semble logique de considérer qu’imposer la terre, chaque année, pour sa détention, et lors de la transmission successorale fait double emploi. Pour un bien entré depuis 30 ans dans un patrimoine, les sommes versées au fisc pourraient représenter de l’ordre d’un tiers de la valeur du bien à la succession.
La taxation annuelle pourrait donc se substituer à celle de l’héritage. Dans le cas des propriétaires à faible revenus – souvent illustré par le cas emblématique de la « veuve de l’Ile de Ré »[2] -, le paiement annuel de l’impôt pourrait être capitalisé sous forme de dette dont le montant serait, au moment de la succession, prélevé sur l’héritage.
Il faut toutefois avoir conscience que ce moyen pour le fisc de recouvrer une dette est plutôt impopulaire.

Politique du logement – Une taxe équitable suppose de disposer d’une base taxable fiable. Or on sait les difficultés de l’administration fiscale pour déterminer, et surtout tenir à jour les valeurs locatives sur lesquelles est assise la taxe foncière (TFPB). Quelle méthode d’évaluation suggérez-vous ?
Alain Trannoy
La difficulté d’évaluation se pose surtout pour la valeur de la terre sous-jacente à une construction, notamment lorsqu’il s’agit d’immeubles collectifs. Dans le cas de terrains nus la question est plus simple car on dispose d’observations directes des prix.
Il existe trois types de méthode d’évaluation :
– la méthode hédonique, dans laquelle on considère que le prix d’un bien est fonction de ses caractéristiques, dont la superficie du sol. A partir des observations de prix disponibles, on estime une équation économétrique dans laquelle l’influence de chacune de ces caractéristiques est quantifiée. L’estimation permet d’obtenir une valeur du prix au m2 dans un endroit particulier. Par exemple, le gradient d’accessibilité au centre urbain et aux biens et services est une caractéristique fréquemment estimée par cette méthode ;
– la méthode résiduelle : la valeur du terrain est égale à la valeur du bien, de laquelle on retranche, s’il supporte un bâtiment, le coût de remplacement du bâti (amortissement, obsolescence, etc.)[3] ;
– par la fonction de production[4] : le service de logement est fourni par trois facteurs, terre, travail et capital.  On procède alors à l’estimation de cette fonction de production, ce qui permet d’obtenir une part de la valeur du terrain en moyenne.
La mise au point d’une méthode fiable suppose des travaux de recherche préalables, qui devront commencer par confronter les résultats d’évaluations effectuées avec chacune de celles que je viens de citer.
Il faudra aussi tirer les leçons des expériences « en vraie grandeur ». Je pense notamment à celle du Luxembourg qui va instituer une nouvelle taxe sur la valeur vénale des terrains à bâtir. La méthode d’évaluation consiste à découper le territoire en zones de petite taille, homogènes en termes de valeur de la terre, pour lesquelles on estime un prix au m² de la terre par des méthodes d’économétrie hédonique, cela pour une année de base. Pour les années ultérieures, on applique des taux d’accroissement différenciés. Il faut par ailleurs réviser périodiquement les valeurs pour chacune des zones.
Le développement d’un marché des terrains faciliterait l’évaluation. Un tel marché existe en Angleterre, où la propriété des terrains est très souvent dissociée de celle des bâtiments qu’ils supportent.
De façon générale, on peut, je crois, être optimiste quant à l’amélioration des outils d’évaluation. Des progrès gigantesques ont été enregistrés depuis une décennie et l’intensité de la recherche sur le sujet donne à penser qu’ils vont s’accélérer. En France, les chercheurs peuvent désormais accéder à des bases de données, notamment fiscales, riches et de bonne qualité. Il est possible, par exemple, d’apprécier l’évolution des valeurs foncières par la méthode des ventes répétées : l’évolution du prix d’un bien immobilier (terrain + bâti) revendu au bout d’un certain délai sans que le bâti ait subi de modification notable ne peut en effet être attribuée qu’à la valeur du terrain.
L’équité de l’imposition suppose évidemment que l’administration en charge de l’évaluation soit suffisamment réactive pour prendre en compte les changements dans les facteurs qui peuvent influer sur les valeurs foncières : il faut donc prévoir de réestimer périodiquement, à des intervalles pas trop éloignés, le modèle de base. C’est une tâche qui peut sembler très lourde, mais qui pourrait être considérablement allégée par l’utilisation de modèles hédoniques ou de ventes répétées. Ce n’est sans doute pas encore possible mais, comme je l’ai dit, les choses évoluent à grande vitesse et des progrès considérables interviendront, j’en suis convaincu, à brève échéance.
Henry George et les autres économistes qui prônaient la location de la terre (celle-ci étant propriété de l’Etat) ou sa taxation étaient en avance et la mise en œuvre de leurs idées s’est heurtée à l’insuffisance des outils d’évaluation. Aujourd’hui elle est envisageable.

Politique du logement – La taxe foncière et les droits de mutation représentent une part importante des ressources des collectivités locales. Les remplacer par une taxe nationale suppose de leur substituer une dotation dont il faudra définir les règles de répartition. Est-ce juridiquement envisageable ? Et quelles pourraient en être les conséquences pour les collectivités ?
Alain Trannoy
Oui, c’est parfaitement envisageable. La réforme que nous proposons est compatible avec les règles qui, dans la Constitution, encadrent les pouvoirs des collectivités locales par rapport à ceux de l’Etat.
Concernant le financement des collectivités locales, je ne vois que des avantages à substituer aux impôts sur l’immobilier qui alimentent actuellement leurs recettes tout ou partie, selon l’option qui serait retenue quant au taux (1% ou 2%), de la taxe sur la terre.
Le système actuel (la taxe foncière sur la propriété bâtie et non bâtie et les DMTO) est instable et opaque. Le produit des DMTO est éminemment fluctuant au gré des cycles de l’immobilier et géographiquement très inégal. Quant à la taxe foncière, elle joue le rôle de variable d’ajustement pour les finances locales : son taux a de ce fait très fortement augmenté au cours des dernières décennies, à tel point que l’on peut penser que l’Etat devra se résoudre à l’encadrer.
Dans le système que nous proposons, le taux de taxation serait unique pour toute la France et toutes les catégories de terres, quelle que soit leur utilisation. Donc plus d’arbitraire des taux, ce qui devrait en faciliter l’acceptabilité. Le montant de l’impôt évoluerait, certes, de façon différenciée selon la localisation. Mais son augmentation serait la traduction d’une amélioration des conditions locales (aménités, amélioration du cadre de vie, de la qualité de l’environnement…). A cet égard, l’évolution des valeurs foncières serait un bon thermomètre de l’évolution des quartiers. Cette lisibilité serait sans nul doute appréciée des investisseurs, qui n’auraient ainsi pas à redouter les « mauvaises surprises » liées à une possible augmentation de la pression fiscale.
La nécessaire péréquation horizontale, fondée sur des bases enfin solides, permettrait une répartition équitable du produit de l’impôt. C’est un point auquel les Français sont sensibles. Enfin, la stabilité de la ressource et l’absence de variable d’ajustement inciterait les collectivités locales à la sagesse dans la gestion de leurs finances.

Politique du logement – La question de la propriété foncière, individuelle ou collective, suscite depuis très longtemps des controverses. Des économistes, pas tous révolutionnaires, ont proposé des systèmes dans lesquels l’Etat, propriétaire de la terre, la loue aux utilisateurs. Quels sont leurs arguments ? La taxation ne peut-elle pas, dans une certaine mesure, s’apparenter à la location ?
Alain Trannoy
Nous rappelons effectivement dans notre livre que l’idée de la propriété publique de la terre ou d’une taxation de celle-ci n’est pas nouvelle. Elle naît au XVIIIe siècle avec les physiocrates et sera reprise notamment au XIXe par Henry George aux Etats-Unis, puis par Auguste et Léon Walras au XXe.
Auguste, puis Léon Walras militent pour la propriété publique de la terre, qui serait louée pour ses différentes utilisations. Pour Henry George, dont les idées ont eu une influence certaine aux Etats-Unis et dans certains pays de culture anglo-saxonne, la terre doit rester propriété privée mais être taxée par l’Etat.
Aujourd’hui, le seul pays où l’Etat est propriétaire de la terre est celui de Singapour (6 millions d’habitants) : il détient 90% des terres, qu’il loue, et perçoit des loyers. Une telle option, mise en place dans des circonstances historiques particulières et dans un pays de petite taille, est évidemment inenvisageable dans un Etat comme la France où elle se heurterait au droit de propriété et aurait un coût hors de portée des moyens de l’Etat.
Reste donc la taxe, mais quelle que soit l’option choisie, les fondements économiques sont identiques. La terre n’est pas un bien produit, il ne devrait appartenir à personne. Personne n’a eu d’effort à faire pour produire la terre, si l’on excepte les cas de « production » de terre à Monaco, aux Pays-Bas ou Tokyo. C’est pourquoi une partie des fruits devrait revenir à la collectivité.
L’analyse économique classique distingue trois types de facteurs de production : la terre, le capital et le travail. Les taxes sur les revenus du travail et du capital sont élevées en France (30 à 50%). Les revenus de la terre sont beaucoup moins taxés (entre 1/6 et 1/7), alors que c’est le facteur pour lequel la justification économique de la taxation est la plus évidente. La France fonctionne comme un pays rentier où l’on investit dans la terre, ce qui nous écarte de l’efficacité économique. C’est la question fondamentale que pose le livre. Elle prend en France une acuité particulière car notre pays figure aux premiers rangs dans le monde en termes de fortune foncière rapportée au pouvoir d’achat, et même pour la fortune financière par tête tout court.

Propos recueillis par Jean Bosvieux et Jean Cavailhès
Juin 2022


[1] Note de la rédaction : Bono, P.-H. & Trannoy, A. (2019). The Impact of the ‘Scellier’ Income Tax Relief on Building Land Prices in France. Economie et Statistique / Economics and Statistics, 507-508, 91–114. https://doi.org/10.24187/ecostat.2019.507d.1976

[2] Note de la rédaction : cf. Alain Trannoy et Etienne Wasmer, op. cit. pp.  205-209.

[3] Note de la rédaction : le coût de remplacement du bâti est difficile à estimer dans certains cas : immeuble Haussmannien de la rue de Rivoli à Paris, etc.

[4] Pour un exemple, Pierre-Philippe Combes & Gilles Duranton & Laurent Gobillon, 2021. « The Production Function for Housing: Evidence from France, » Journal of Political Economy, University of Chicago Press, vol. 129(10), pages 2766-2816.

 

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Une réflexion sur “« Le grand retour de la terre dans les patrimoines » – Entretien avec Alain Trannoy

  • 25 juin 2022 à 15:54
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    L’impôt sur la terre semble paré de bien des vertus et l’on peut s’en laisser convaincre. On se demande donc pourquoi, si l’on en croit wikipedia, il n’existe que dans 4 pays, Danemark, Estonie, Russie, Taïwan (plus Singapour et localement, Australie et Pennsylvanie), en attendant le Luxembourg. La difficulté d’évaluer la base taxable y est sans doute pour quelque chose.

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