La lutte contre l’artificialisation des sols s’oppose-t-elle à la construction ?

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La crise sanitaire que nous traversons laissera indéniablement des traces dans de nombreux domaines et dans les mémoires, mais est-on sûr qu’elle va tout changer ? Différents articles s’efforcent d’imaginer le monde « de demain » ou d’évoquer les désirs des Françaises et des Français en matière d’habitat et de lieu de travail. Dans son baromètre intitulé « les Français à l’épreuve du confinement »[1], BNP Paribas Real Estate indique, en mai 2020, que les actifs ne questionnent quasiment pas la pertinence du développement du télétravail et que 30 % ce ceux qui ont été interrogés souhaitent rester travailler chez eux tous les jours, c’est-à-dire en télétravail complet. Quant aux conditions de vie[2], « 56 % des interviewés estiment que leurs critères d’appréciation d’un logement ont changé et, dans quatre cas sur cinq, à la faveur d’un extérieur » (jardin, balcon).
Parallèlement, dans son rapport adopté le 21 juin 2020, la Convention citoyenne pour le climat a mis en lumière trois thèmes pour le logement : la rénovation des bâtiments, la consommation d’énergie et l’artificialisation des sols. Pour ce troisième point, l’objectif est de « lutter contre l’artificialisation des sols et l’étalement urbain en rendant attractive la vie dans les villes et les villages ». Parmi les propositions, on peut lire : « sensibiliser à l’importance et l’intérêt de la ville plus compacte, et construire une nouvelle culture de l’habitat collectif »[3].
La question se pose alors : comment concilier les attentes des habitants qui veulent plus d’espaces extérieurs dans leur logement et les impératifs de densification liés à la transition écologique ? Des architectes et urbanistes répondront sans doute que tout est toujours possible puisqu’ils gèrent en permanence des injonctions inconciliables et qu’ils font déjà face à de multiples contraintes. Les algorithmes d’intelligence artificielle pourraient constituer de nouveaux outils d’aide à la décision[4] pour l’élaboration des plans des logements et proposer plus d’espaces verts partagés, que ce soit pour les nouvelles zones à aménager ou celles à reconquérir. Dans la réalité, il va sans doute falloir un certain temps pour appréhender tous les enjeux et dépasser les contradictions sous-jacentes.
Cet article vise à revenir sur quelques éléments du débat qui continuera, n’en doutons pas, à être largement alimenté dans les prochains mois et années.

La nécessité de revenir aux besoins et à la montée en puissance des territoires

Considérer que les comportements et les choix dans le domaine du logement vont changer du tout au tout parce que, pendant le confinement, les parisiens ont rêvé d’une maison individuelle ou que les habitants des campagnes ont apprécié leur jardin apparaît un peu court pour trois raisons au moins.

La première raison est liée à l’analyse même des territoires.

Les questions liées à l’aménagement ne peuvent s’examiner indépendamment des réalités à l’œuvre, ni de l’utilité de la production de logements ou de locaux d’activité. Certains fondamentaux risquent de ne pas évoluer beaucoup.
Le poids démographique des métropoles et la concentration des emplois sur leurs territoires depuis une vingtaine d’années resteront vraisemblablement des invariants. En 2015, les vingt-deux métropoles[5] rassemblaient en effet 19,1 millions d’habitants et 9,7 millions d’emplois, soit 29,6 % de la population et 37,5 % des emplois de France métropolitaine. Elles comptaient 28,5 % du parc de logements et 26,1 % des logements vacants. La croissance démographique de cet ensemble est similaire à la moyenne observée en France métropolitaine entre 1999 et 2015 (9,3 % contre 9,9 %). Le point marquant concerne en réalité l’emploi : sur cette période, en solde, un emploi sur deux a été créé dans les métropoles[6]. Leur attractivité apparaît manifeste. Entre 2010 et 2015, l’évolution générale de l’emploi était quasi-nulle (-0,1 %) mais ce solde résultait d’un rééquilibrage au profit des métropoles où l’on enregistrait déjà une création nette d’emplois, contrairement au reste du territoire. Autrement dit, le solde positif d’emplois généré par les métropoles n’a pas réussi au cours de cette période à compenser toutes les pertes subies ailleurs.
Il serait dangereux de ne pas tenir compte de ce phénomène dans une politique emploi-logement visant à faciliter les mobilités domicile-travail et à réduire les temps de transport, même si, bien sûr, les situations apparaissent très disparates entre métropoles[7].
La question de la capacité des villes moyennes ou communes rurales à répondre aux besoins mérite d’être posée. Disposent-elles des emplois, infrastructures et services suffisants pour être ou redevenir pleinement attractives ? Cela d’autant plus qu’entre 1999 et 2015, près de 80 % des logements en France métropolitaine ont été créés hors métropoles.
Cette question conforte l’idée que seule une politique territorialisée permettra de répondre de manière adaptée aux besoins en matière de logement et de lutter contre la fracture territoriale à travers notamment des projets massifs de rénovation urbaine, voire plus largement contre la fracture sociale vu les disparités de situations individuelles, d’autant que métropolisation et pauvreté se déclinent ensemble. À titre d’exemple, la Métropole du Grand Paris est particulièrement « marquée par de forts écarts de revenus et une pauvreté très présente, 18,5 % de la population vit sous le seuil de pauvreté contre 16,5 % dans l’ensemble des 22 métropoles »[8]. Ce taux serait plutôt de l’ordre de 14 % en France métropolitaine.
La diversité des situations impose un pilotage pertinent. Parmi les outils en place, le zonage défini actuellement en matière de logement montre ses limites et devrait être revu pour mieux dépasser la vision binaire « zones tendues / détendues ». Les besoins sont très différents selon que les tensions sur le marché du locatif ou de l’accession à la propriété apparaissent fortes ou pas et cela concerne à la fois les territoires ruraux et urbains. Une expérience de zonage de projet a lieu en Bretagne, d’autres voies sont possibles, qu’il conviendra d’évaluer avant de passer à l’acte.

La deuxième raison concerne les activités et plus particulièrement les bureaux.

Eu égard aux interrogations concernant le développement du télétravail et l’adaptation des locaux en période de crise sanitaire, le risque porte non pas sur la fin des immeubles de bureaux ou la baisse de la demande mais plutôt sur l’accélération de l’obsolescence de certains types de parc. Dans ce nouveau contexte, c’est à la fois la transformation de l’existant et l’avenir des bureaux en open space qu’il faut interroger. La décision du gouvernement d’imposer le port du masque dans les bureaux, y compris dans les open spaces à partir du 1er septembre 2020, impose aux dirigeant(e)s d’entreprises de réfléchir plus encore à l’organisation de leurs locaux. Certains ont déjà équipé les bureaux de séparateurs en plexiglas, d’autres imposent certains jours le télétravail. Alors que l’open space était annoncé comme « la grande révolution de la deuxième moitié du XXème siècle » et qu’« on allait tous travailler en open space, comme aux Etats-Unis », la réalité des chiffres et désormais la Covid-19, entre nécessaire protection et goût pour le télétravail, risquent d’avoir raison de cette prédiction[9].
L’enjeu concerne également le traitement des friches. Des bâtiments de bureaux délaissés pourraient venir accroître le nombre de sites industriels en jachère. Que faire des locaux d’activités qui ne correspondent plus aux pratiques ? Cette question se posera aussi pour les commerces. Aujourd’hui, les limitations à deux ou trois personnes dans le hall d’une agence bancaire ou dans une librairie par exemple, avec file d’attente sur le trottoir à l’extérieur comme cela se voit dans certaines petites communes, amènent à s’interroger sur l’avenir de ces locaux, surtout dans un contexte de développement de l’e-commerce et des services en ligne ainsi que d’incitation des prises de commandes sur le Net via un système de « click & collect ».

La troisième raison est liée au contexte institutionnel.

Si l’État a pu, pendant de nombreuses années, conduire une politique du logement qui allait à l’encontre des aspirations générales des Français en matière de logement individuel, comme on le verra en seconde partie, le contexte, par rapport aux années 60 à 80, est modifié dans ses différentes dimensions :

  • démographique : la population continue d’augmenter tout comme la part de la population urbaine ;
  • économique : aujourd’hui, les emplois se répartissent globalement sur tout le territoire. On a dépassé le constat du géographe Jean-François Gravier sur « Paris et le désert français » ;
  • écologique : la lutte contre le réchauffement climatique est devenu un enjeu majeur, désormais pris en compte ;
  • sanitaire : le risque de pandémie est avéré, le coronavirus a bloqué le monde en quelques semaines ;
  • institutionnel : même si le logement demeure la compétence de l’État, une grande partie des leviers apparaît désormais aux mains des collectivités locales.

Il est important de s’arrêter sur ce dernier point. Le permis de construire relève des maires et les intercommunalités ont des responsabilités de plus en plus larges en matière de politique de l’habitat. Les lois de 2014 (loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles dite Maptam et loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové dite Alur) ainsi que celle de 2015 (loi portant sur la nouvelle organisation territoriale de la République dite loi NOTRé) ont consacré l’intercommunalité comme le territoire pertinent de la mise en œuvre de ces politiques. Le dispositif de délégation de compétences, mis en place pour les EPCI et métropole dotés d’un programme local de l’habitat (PLH), porte notamment sur les aides à la pierre.
Dans une note publiée par Terra Nova en 2020 et intitulée « politiques du logement : le temps des intercommunalités ? »[10], un étude des PLH montre les progrès réalisés en matière de connaissance fine des territoires. La question est alors posée : « comment accompagner la montée en puissance progressive des intercommunalités, confrontées simultanément à l’amaigrissement des services déconcentrés de l’État ? ». Ce nouveau contexte institutionnel renvoie au rôle réel de l’État et à ses moyens d’action. En parallèle, ces mêmes questions se posent pour les intercommunalités, dont on sait que leur périmètre géographique est loin de couvrir la réalité des bassins de vie ou zones d’emploi.
Ces éléments étant rappelés, il faut désormais s’interroger sur les réponses à apporter et sans doute évacuer certaines confusions.

L’importance de dépasser une contradiction manifeste.

Pour résoudre la contradiction consistant à répondre aux attentes d’espaces extérieurs en matière de logement tout en préservant l’environnement, on avance en général trois solutions non contradictoires : la priorité au collectif au détriment de la maison individuelle, le renforcement de la densité et la mise en œuvre de l’objectif de « zéro artificialisation nette » (ZAN).
Si la définition d’un chemin vers la transition écologique est une nécessité qui semble faire consensus, les moyens pour y parvenir ne relèvent pas de l’évidence. Coupable facile (la maison individuelle) ou remèdes miracles (la densité et le ZAN), ces trois types de réponses méritent un examen attentif.

La faute de la maison individuelle ?

La maison individuelle renvoie à un idéal, ce n’est pas nouveau. « De multiples enquêtes ponctuelles abordent ainsi le thème de la préférence française pour l’habitat individuel. Tous les résultats vont dans le même sens », écrivait Julien Damon en 2017[11]. D’un article intitulé « Les Français et la maison individuelle » publié en 1969[12], il ressortait que « pour 77 % des candidats au déménagement, le logement idéal [était] une maison individuelle » d’après l’enquête nationale sur le logement de 1967.
Comme le rappelle Catherine Bonvalet[13], selon Susanna Magri, malgré le plébiscite pour la maison individuelle, les spécialistes des questions urbaines se sont bornés « tout au long des années 1950 et 1960 à déplorer un entêtement attesté de sondage en sondage [pour la propriété], fâcheusement contraire au parti pris unanime pour l’habitat vertical ». Ils ont validé en quelque sorte « l’image dévalorisée d’un pavillonnaire petit bourgeois, repoussoir de celle exaltée de l’ouvrier locataire d’un appartement moderne ».
Les attaques récurrentes contre la maison individuelle, consommatrice de sol naturel, s’opposent aux souhaits que les Français expriment depuis longtemps. Mais, est-ce un véritable sujet sachant que seulement un peu plus de la moitié du parc de logements est composée de maisons individuelles et que la proportion n’a que légèrement augmenté entre 1984 et 2013, passant de 54,0 % à 56,6 % en France métropolitaine ?
En 2013 déjà, Eric Charmes posait cette question : « l’artificialisation est-elle vraiment un problème quantitatif ? »[14]. « Il est incontestable, écrivait-il, que les pavillons poussent en France à un rythme rapide et qu’ils grignotent régulièrement les terres agricoles et naturelles. La question qui se pose porte plutôt sur l’avenir que préparent les dynamiques actuelles. Or, sur ce plan, la France n’est pas menacée par une artificialisation massive, même à long terme. » D’autant plus que les chiffres prêtent à controverse et que l’on peut reprendre ici des propos du CGDD de 2012 : « le constat global de l’inventaire des ressources montre une certaine carence en base de données dédiées à la mesure de la consommation d’espace »[15].
Ce débat, révélateur de « l’incertaine ampleur de l’étalement urbain »[16], illustre le biais en défaveur du périurbain et de l’habitat individuel, comme l’indique Eric Charmes. Selon lui, il faut insister sur les modalités de l’artificialisation et sur la forme prise par les extensions urbaines et périurbaines car les métropoles s’étendent par émiettement. « Elles s’étendent par une double dynamique où d’un côté, des bourgs et des villages ruraux, voire d’autres villes intègrent leur aire d’influence, et d’un autre côté, ces bourgs, ces villages et ces villes, dynamisés par cette intégration, croissent, tant en nombre d’habitants qu’en surface bâtie. (…). Les questions soulevées par les modalités de la périurbanisation ne concernent pas seulement l’environnement et l’agriculture. L’enjeu de l’émiettement est aussi social, notamment en raison du fait qu’il est associé à un éloignement. »
Ces clés de lecture apparaissent essentielles. Car, près de deux ans après le mouvement des Gilets jaunes, il est indispensable de comprendre les dynamiques à l’œuvre, de se concentrer sur les réalités du lien emploi-logement, et plus largement sur les mobilités, plutôt que de chercher un bouc-émissaire comme la maison individuelle.

La densité, un réel sujet ?

Parmi les solutions proposées pour limiter les consommations d’espace et bloquer l’expansion en surface occupée des métropoles, le mot densité revient souvent : « mot qui fâche et qui fait peur » comme l’explique Cécile Maisonneuve, présidente de la Fabrique de la Cité[17]. Pour elle, « une ville dense est une ville vivante, où se concentrent les emplois, les opportunités, les rencontres, les innovations » « Et puis, précise-t-elle, difficile de financer des transports en commun, des infrastructures de santé, des écoles sans une densité de population minimale ! » La notion de « densité de population minimale » évoquée ici apparaît fondamentale. On revient en effet, par ricochet, à la question posée précédemment : comment limiter l’usage de la voiture et offrir tous les services ou infrastructures indispensables au confort de chacun dans des territoires qui en sont partiellement dépourvus ? La télémédecine ou le télétravail ne résoudront pas tous les problèmes des communes rurales, même si elles redeviennent attractives, surtout si la qualité des réseaux très haut débit est localement mauvaise.
Par ailleurs, cette notion de densité renvoie à un ressenti ou un vécu, elle est appréhendée par chacun de manière subjective. Comme le rappelle Sylvain Brillet, directeur général de l’EPF Nouvelle-Aquitaine : « la question de la densité est finalement peu pertinente : un lotissement est souvent aussi dense qu’un grand ensemble. Entre les deux, il n’y a que la forme urbaine qui change. »[18] Les trois schémas de la figure 1 illustrent parfaitement ce propos.

Figure 1 : réalité de la densité

Vivre en Ville, adapté de Urban Task Force, Towards an urban renaissance, 1999. Image issue du site Imaginer le Québec autrement [19]

La question ne concerne finalement pas tant le nombre d’habitants à l’hectare que celle des souhaits exprimés par les ménages ou des choix urbains réalisés par les acteurs de la construction, des collectivités qui définissent les plans locaux d’urbanisme aux promoteurs ou constructeurs qui réalisent les programmes.
Par ailleurs, la densité ne doit pas être confondue avec la notion de qualité des logements ou de sur-occupation. Il y a parfois des raccourcis en ce sens, en particulier dans les territoires déjà fortement bâtis, où les prix sont élevés et les surfaces des logements plus petites. La fuite des parisiens au moment du confinement révèle en partie l’exiguïté de leurs logements et le manque de balcons ou terrasses. La carte 1, présentée à l’échelle régionale, montre que l’Île-de-France regroupe près de la moitié des logements en situation de sur-occupation accentuée[20], soit un peu plus de 146 000 logements, contre moins de 9 000 en Nouvelle-Aquitaine par exemple. Sachant par ailleurs que les ménages en surpeuplement habitent principalement dans un logement collectif[21].

Carte 1 : nombre de logements en situation de sur-occupation accentuée, 2015

Source : Insee, Observatoire des territoires, région 2016 (cartographie interactive)

 

En avril 2020[22], l’Insee indique que « la sur-occupation ne concerne que 2,3 % des ménages dans les agglomérations de moins de 10 000 habitants, mais 5,3 % dans celles de plus de 100 000 habitants et atteint 13,7 % dans l’agglomération parisienne. Certaines grandes agglomérations sont particulièrement concernées, comme Nice (11,7 % des ménages), Creil (9,0 %), Marseille (8,6 %) ou encore Montpellier (7,3 %). » L’institut précise également que le phénomène est encore plus marqué dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville d’Île-de-France et de Provence-Alpes Côte d’Azur. Une note de la Direction générale du Trésor d’août 2020[23] confirme que « le confinement a amplifié les conséquences de nombreuses inégalités entre logements ordinaires, au premier rang desquelles les différences de superficie, inséparables des inégalités socioéconomiques ». D’après cette note, près de 40 % des ménages de cadres ou professions intermédiaires n’auraient pas de vis-à-vis.
La crise va-t-elle conduire à un afflux des habitants des logements collectifs de centre-ville vers des maisons en zones périurbaines ? Sans doute pas, étant donné la réalité de la répartition des emplois évoquée précédemment et la situation financière des ménages. Cet afflux, s’il est massif[24], pourrait par ailleurs se traduire dans certaines zones par une hausse des prix qui conduirait elle-même à exclure plus encore les ménages modestes de ces secteurs et à les pousser dans les zones détendues où le foncier est moins cher.

Vers une adaptation de l’objectif de « zéro artificialisation nette » ?

L’objectif de « zéro artificialisation nette » mentionné dans le Plan Biodiversité présenté par le gouvernement en juillet 2018 voudrait que toute nouvelle artificialisation soit compensée par une « renaturation » d’espaces artificialisés inutilisés. La convention citoyenne de 2020 a de nouveau mis en lumière ce sujet et différents appels émergent pour appliquer cet objectif de ZAN.
Mais le premier problème concernant ce sujet est la définition même de l’artificialisation et de sa complexité. Une expertise scientifique collective, diligentée par le Ministère de la transition écologique et solidaire, l’Ademe et le Ministère de l’agriculture et de l’Alimentation[25], dont les résultats ont été publiés en décembre 2017, indique clairement qu’il n’y a pas de mesure quantitative faisant référence pour l’ensemble des acteurs. Actuellement, la mesure du phénomène va du simple au triple selon le concept retenu et les chiffres « ne parlent pas de la même chose », comme le rappelle Marie Baléo en juillet 2020[26]. Pour construire une réelle politique en la matière, la définition de l’artificialisation devrait donc être arrêtée rapidement afin d’éviter toutes les confusions lues ici ou là.
La deuxième difficulté est que cet objectif national ne doit pas faire fi de la diversité des situations locales (voir l’article de Jean Cavailhès publié sur le site politiquedulogement.com[27]). L’approche ne peut être identique dans les Hauts-de-Seine et dans le Cantal. Cette question mérite d’être contextualisée et partagée au sein même des secteurs concernés. Alice Colsaet (Iddri[28]) évoque quatre catégories de territoires, des zones très denses et artificialisées aux territoires avec une forte progression de l’artificialisation, sans pression démographique et économique forte[29].
Les débats désormais intenses sur ce sujet ont ouvert la porte à de nombreuses réflexions en matière d’habitat. Comment imaginer les logements de demain dans un contexte de transition écologique ?
Après le confinement lié à la Covid-19, certains invitent malgré tout à garder raison et à ne pas imaginer une révolution. Dans une interview de juillet 2020, Philippe Plaza, directeur général d’Eiffage Immobilier, évoque certaines évolutions nécessaires : « aujourd’hui, si je ne propose pas de balcon, je ne vends pas d’appartement. Quel que soit le coût, les biens doivent donc être dotés d’espaces extérieurs. À nous d’intégrer cela dans notre processus de production et financier. »[30] Pour lui, « par rapport au télétravail, qui va se développer, il convient plus d’agir au niveau de l’immeuble que des appartements, avec la création d’espaces de coworking, de conciergeries et de tiers lieux à l’échelle des quartiers. Il est en effet quelque peu illusoire de créer un espace de travail au sein des appartements, car les habitants doivent sortir de ces derniers et nous buterions sur des problématiques financières. »
Aude Debreil, directrice générale de l’EPA Sénart, va également dans le sens d’indispensables évolutions : « à nous de travailler sur de nouvelles formes d’habiter, plus compactes que l’individuel pur, moins consommatrices d’espaces, pour résoudre cette contradiction. »[31] Pour elle, « donner un coup d’arrêt brutal à l’artificialisation risque de paralyser par ricochet l’activité économique, et notamment la production de logements. » « Nous sommes donc, là encore, face à une injonction contradictoire : il y a une volonté politique nationale de ne pas favoriser la maison individuelle, mais si on ne fait que du collectif, on ne pourra pas rapprocher les cadres de notre territoire de leur lieu de travail. » Rien ne serait donc pire que de bloquer des projets en appliquant partout le même outil mal calibré.
L’objectif de sobriété foncière, expression plus apaisée que « lutte contre l’artificialisation des sols », impose de nouvelles réflexions en matière d’utilisation des terres, de protection des espaces naturels, de formes urbaines et de développement de la périurbanisation. Des écoquartiers ont déjà vu le jour, notamment sur d’anciennes friches : ils s’inscrivent dans des démarches plus vertueuses en matière de consommations énergétiques, d’usage des énergies renouvelables, d’économie circulaire et de préservation de la biodiversité. Mais comment fait-on pour agir sur des villes déjà construites, quand on sait que, d’une part, chaque année (hors pandémie), le volume de logements neufs ou apparentés ne correspond qu’à 1 % du parc existant (en moyenne 360 000 logements pour un parc total de 35 millions d’unités), d’autre part, les besoins en matière de logements abordables demeurent forts.

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En conclusion, ces éclairages montrent bien qu’appréhender un sujet sans en examiner tous les contours risque de conduire à des conclusions hâtives et in fine de ne déboucher que sur des propositions incantatoires ou ne faisant référence qu’à des ressentis personnels, d’autant que le contexte institutionnel doit être pris en compte.
Comme on l’a vu, eu égard à la montée en puissance des intercommunalités en matière de politique du logement, les injonctions de l’Etat peuvent apparaître comme difficiles à mettre en œuvre, surtout si les directives nationales viennent entraver les projets locaux. L’instruction du gouvernement de juillet 2019 adressée aux préfets de région et de département[32] indiquait que, dans le cadre des procédures relatives aux schémas de cohésion territoriale ou plans locaux d’urbanisme et dans un objectif de gestion économe de l’espace, les services de l’État devaient mobiliser « tout l’éventail de leviers règlementaires à [leur] disposition (de l’avis défavorable jusqu’à la suspension du caractère exécutoire du document) pour demander à la collectivité d’apporter les modifications jugées nécessaires. » Reste à savoir si des moyens évoqués de façon aussi vague peuvent être efficaces, dans un contexte où une opposition entre l’Etat et les intercommunalités risquerait d’être contre-productive.
On attend donc avec impatience la loi dite « 3D » pour « décentralisation, différenciation et déconcentration », en cours d’élaboration, qui va sans doute conduire à redéfinir les relations entre l’État et les collectivités locales en matière de logement, une des cibles visées par le Président de la République lui-même[33]. Dans un processus de poursuite de la décentralisation (éventuellement sous d’autres vocables, élargissement des délégations de crédit par exemple), de quels outils disposeront l’Etat et les intercommunalités pour mettre en œuvre localement leurs orientations politiques ? La question se pose pour des deux échelons, car l’étalement urbain déborde le périmètre des métropoles, elles n’en ont donc pas la maîtrise.
Ces sujets ne manqueront pas de faire débat. Évidemment, il faudra être vigilant sur le fait que tout acte de décentralisation ou de différenciation ne conduise pas à supprimer des dispositifs qui ont fait leurs preuves, faute de moyens adaptés au niveau local.
Les débats de la loi 3D permettront peut-être de trancher plus sévèrement la question des particularismes locaux qui ressortent à chaque présentation de loi en matière d’aménagement du territoire : faut-il aider les territoires les plus dynamiques et les accompagner face à la concurrence internationale ? Faut-il veiller à l’équilibre et à l’aménagement de l’ensemble des territoires ? Sans doute faudrait-il hiérarchiser les questions et ainsi adapter les outils en conséquence.

Claire Guidi
Septembre 2020


[1] « Baromètre : Les Français à l’épreuve du confinement, vague 2 », BNP Paribas Real Estate, 7 mai 2020

Étude Ifop pour BNP Paribas Real Estate réalisée par questionnaire auto-administré en ligne du 28 au 29 avril 2020 auprès d’un échantillon de 1 501 personnes, représentatif de la population âgée de 18 ans et plus résidant en France métropolitaine.

[2] « Baromètre sur les conditions de vie et de travail des Français à l’épreuve du confinement », BNP Paribas Real Estate, avril 2020

Étude Ifop pour BNP Paribas Real Estate réalisée par questionnaire auto-administré en ligne du 7 au 8 avril 2020 auprès d’un échantillon de 1 508 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus.

[3] Proposition SL3.11.

[4] Une exposition présentée au Pavillon de l’Arsenal à Paris (2020) mettait en lumière les liens possibles entre intelligence artificielle (IA) et architecture. « Conçue par Stanislas Chaillou, architecte et chercheur, l’exposition IA & Architecture (…) explore aussi les échelles actuelles d’expérimentation : plans, élévations, structures et perspectives dans lesquelles l’IA pourrait déjà apporter une contribution, réelle ou spéculative. »

[5] Communes et EPCI au 01/01/2019. Métropoles y compris Lyon.

[6] Il y a de fait un effet taille. Cela n’exclut pas la croissance dans d’autres territoires.

[7] Quatre métropoles (le Grand Nancy, Saint-Etienne Métropole, Metz Métropole et Brest Métropole) ont perdu des habitants entre 1999 et 2015. Quant à celles qui ont connu une croissance démographique, le spectre apparaît large entre la métropole de Rouen (+0,9 %) et celle de Montpellier (+24,7 %).

[8] « Métroscope. Les 22 métropoles françaises. Analyses chiffrées et focus sur la qualité de vie », mai 2020, publication FNAU, page 44.

[9] France Info, 3 avril 2020, « Le bureau individuel fermé préféré à l’open space par une majorité des Français »

https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/c-est-mon-boulot/le-bureau-individuel-ferme-prefere-a-l-open-space-par-une-majorite-de-francais_3239523.html

[10] Note publiée par le groupe logement de Terra Nova, 4 mars 2020. Rapport rédigé par Jean Bosvieux à partir des travaux du groupe logement animé par Frédérique Lahaye. https://tnova.fr/notes/politiques-du-logement-le-temps-des-intercommunalites

[11] Julien Damon, « Les Français et l’habitat individuel : préférences révélées et déclarées », SociologieS [En ligne], Dossiers, Où en est le pavillonnaire ?, mis en ligne le 21 février 2017.

URL : http://journals.openedition.org/sociologies/5886

[12] Durif Pierre, Berniard Sylvie. Les Français et la maison individuelle. In: Economie et statistique, n°7, Décembre 1969. pp. 3-16 ; doi : https://doi.org/10.3406/estat.1969.2197

[13] Voir également l’article de Catherine Bonvalet, « Les aspirations des Français en matière de logement en 1945 : un regard sur l’histoire du modèle pavillonnaire », 14 mars 2020, https://politiquedulogement.com/2020/03/les-aspirations-des-francais-en-matiere-de-logement-en-1945-un-regard-sur-lhistoire-du-modele-pavillonnaire/

[14] Article publié dans le numéro 162 d’Etudes foncières, mars-avril 2013

[15] Citation reprise dans un article d’Olivier Piron, publié dans le numéro 4 de la Revue foncière, mars-avril 2015, « Mesurer l’occupation du territoire, disent-ils. L’incertaine ampleur de l’étalement urbain »

[16] Id.

[17] France Info, 11 juillet 2020 : « Ma ville demain. Vive la densité urbaine ! »

https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/ma-ville-demain/ma-ville-demain-vive-la-densite-urbaine_4033117.html

[18] Dépêche n°632472, rédigée par Anaëlle Penche et publiée le 31 juillet 2020.

[19] http://www.imaginerlequebecautrement.org/albums-photo/densit%C3%A9/densit%C3%A9/

[20] L’indice de peuplement des logements de l’Insee caractérise le degré d’occupation d’un logement, par comparaison entre le nombre de pièces qu’il comporte et le nombre de pièces nécessaires au ménage. L’occupation « normale » d’un logement est définie ainsi :

– une pièce de séjour pour le ménage ;

– une pièce pour chaque personne de référence d’une famille ;

– une pièce pour les autres personnes mariées ou remariées mais ne vivant pas en couple, veuves ou divorcées, ainsi que pour les célibataires de 19 ans ou plus.

Pour les célibataires de moins de 19 ans, on compte une pièce pour deux enfants s’ils sont de même sexe ou ont moins de 7 ans, sinon, une pièce par enfant.

Un logement auquel il manque deux pièces ou plus par rapport à une situation d’occupation « normale » est en surpeuplement accentué.

[21] D’après l’Insee (enquête logement), en 2013, 8,4 % des ménages sont en situation de surpeuplement. 3 % des ménages vivant dans une habitation individuelle sont en situation de surpeuplement contre 15,9 % de ceux vivant en collectif.

[22] Insee Focus n°189, avril 2020, « Logements suroccupés, personnes âgées isolées… : des conditions de confinement diverses selon les territoires », Vincent Bernard, Gabrielle Gallic, Olivier Léon, Catherine Sourd

[23] Trésor-Eco n°264, août 2020, « Inégalités de conditions de vie face au confinement », Marie-Apolline Barbara

[24] D’après l’article intitulé « La crise va-t-elle engendrer un exode vers les villes moyennes ? » et publié le 7 septembre 2020 par Michel Tendil (Localtis), avec l’effet de la crise et l’essor du télétravail, « près de 400.000 habitants de métropoles pourraient être tentés de déménager vers une ville moyenne » (baromètre 2020 de Villes de France réalisé à l’occasion des troisièmes rencontres Action cœur de ville du mardi 8 septembre).

[25] Le collectif d’experts réunis pour cette expertise scientifique collective (ESCo) était composé d’une cinquantaine de chercheurs. Leurs disciplines étant équiréparties entre les sciences de l’environnement, les sciences économiques et les sciences sociales.

L’ESCo consiste en un état des connaissances scientifiques actualisé et en son analyse critique permettant de faire le point sur les acquis, débats et controverses. Elle ne formule ni avis ni recommandation.

[26] La Fabrique de la Cité, note du 8 juillet 2020, « Lutte contre l’artificialisation des sols : un faux débat », Marie Baléo, responsable des études et des publications

[27] https://politiquedulogement.com/2019/10/zero-artificialisation-nette-des-sols-en-2050/

[28] L’Iddri est un think tank. « Institut indépendant de recherche sur les politiques et plateforme de dialogue multi-acteurs, l’Iddri identifie les conditions et propose des outils pour placer le développement durable au cœur des relations internationales et des politiques publiques et privées. »

[29] Colsaet. A. (2019), « Artificialisation des sols : quelles avancées politiques pour quels résultats ? » Iddri, Décryptage n°02/19

[30] Dépêche AEF n°632370, rédigée par Christine Lejoux et publiée le 28/07/2020

[31] Dépêche AEF n°630643, rédigée par Arnaud Paillard et publiée le 03/07/2020

[32] Instruction du gouvernement du 29 juillet 2019 relative à l’engagement de l’Etat en faveur d’une gestion économe de l’espace

[33] Le 15 janvier 2020, le Premier Ministre a adressé une circulaire aux préfets de région pour organiser la concertation relative à cette loi. Il est rappelé que : « dans son intervention du 25 avril 2019, le Président de la République a explicitement souhaité que le nouvel acte de décentralisation concerne les trois grands domaines suivants : la transition écologique, le transport et le logement ».

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Une réflexion sur “La lutte contre l’artificialisation des sols s’oppose-t-elle à la construction ?

  • 6 octobre 2020 à 21:21
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    Cet article pointe tres justement la cause première de la problématique de l’adéquation offre/besoin de logements : la concentration des emplois, ou plus exactement la manière dont l’emploi dicte en dernier ressort la dynamique « attractive » ou non d’un territoire. Par la pression foncière (ou la dépression) que crée l’offre d’emploi, c’est tout le marché du logement – autre besoin vital apres le salaire – qui s’en trouve organisé sous ce régime.
    L’autre point évoqué en creux, c’est la propriété foncière : tant que le foncier restera une stricte marchandise, dont la valeur dépend d’un marché (tendu ou atone), alors les regles d’urbanisme resteront bien impuissantes à faire émerger la ville autrement. Au mieux peuvent-elles sanctuariser des espaces ou interdire des usages, mais pas les faire advenir. Si les citoyens veulent conquérir le droit à la ville, celui de choisir la forme urbaine, le type de logement, la densité, les usages, cela passera par une remise en cause de la marchandisation du foncier ET du travail, à mon sens, et heureusement des pistes existent déjà sur ces deux sujets (emphyteose, salaire socialisé..)

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