L’expérience du CNR Logement 3. Entretien avec Christophe Robert

Imprimer
Troisième entretien de notre cycle consacré aux animateurs et animatrices du CNR Logement. Rencontre avec Christophe Robert, délégué général de la Fondation Abbé Pierre, co-animateur de l’ensemble de la démarche avec Véronique Bédague.

La rédaction : Avant même le lancement du CNR, quelle perception aviez-vous de la situation du logement en France ?
Christophe Robert : En premier se pose la question de savoir s’il faut parler de crise ou de crises multiples ? Je ne sais pas trop, mais en tout cas, il y a aujourd’hui, comme avant, d’importantes difficultés de logement. Les rapports de la Fondation Abbé Pierre ont bien montré que depuis le début des années 2000, l’augmentation des prix, des loyers et des charges ont contribué à générer des difficultés de logement pour un spectre de population très large. Jusqu’à la fin des années 1990, dans le sillage des lois Besson de 1990 et de lutte contre les exclusions de 1998, on était dans une logique plus ciblée visant à apporter des solutions à celles et ceux qui étaient en grande difficulté et qui passaient entre les mailles du filet.
Dans les années 2000, la hausse des prix a produit des effets de concurrence entre les ménages les plus fragiles et de nouveaux ménages confrontés à des difficultés de logement. Il y a eu des effets de domino qui ont accru le nombre des victimes de la crise du logement. Donc le problème ne date pas d’aujourd’hui. Le poids du logement dans le budget des ménages est devenu de plus en plus prégnant en générant des arbitrages négatifs sur les autres dépenses, alimentaires, de santé, de vie quotidienne, de culture, etc.
C’est ce qui nous a conduit à élargir notre regard en montrant dans nos rapports une double identification des problèmes : les mal-logés d’un côté (4,1 millions de personnes) et les personnes fragilisées de l’autre (12,1 millions). Ce n’est pas anodin. Il est important d’avoir les deux sujets en tête, y compris parce que les politiques à mettre en œuvre pour traiter ces deux réalités ne sont pas forcément toujours les mêmes. Ce ne sont pas nécessairement les mêmes difficultés, les mêmes cibles, les mêmes chantiers à ouvrir, mais il est important d’être conscient de cette double dimension. Et ces questions peuvent aussi se décliner en fonction des catégories de ménages particulièrement confrontées à des difficultés : les jeunes particulièrement frappés par les difficultés à se loger, les femmes seules avec enfants, les personnes exilées, etc. Et tout cela se manifeste évidemment de façon très différenciée dans le territoire national.
Il faut ajouter, au-delà du sujet strict du logement, que ces 20 à 30 dernières années ont aussi été marquées par une fragilisation des ressources des ménages avec au-delà de la montée en puissance des travailleurs pauvres, une précarisation croissante du travail, l’uberisation d’une partie de l’économie, la montée de l’auto-entreprenariat… Ce décrochage d’une partie du salariat n’est pas compatible avec un marché du logement dont les fondamentaux ne changent pas et exigent toujours plus de garanties de solvabilité que beaucoup ne peuvent plus apporter.
Nous avons aussi pu constater la montée en puissance de certains problèmes. La précarité énergétique en est un. Il y a dix-quinze ans peu de monde parlait de ce sujet. A la Fondation nous le traitons depuis une douzaine d’années. Aujourd’hui, avec l’augmentation des coûts de l’énergie, la question devient encore plus centrale.
Et puis dans la période plus récente, il y a un double phénomène. Le premier touche les acteurs du secteur et le second touche les ménages. Tout le monde constate l’aggravation de la situation : augmentation des coûts de construction, hausse des taux d’intérêt et donc difficultés à produire des logements, à les rénover. Pour les ménages, difficultés à accéder à la propriété avec tous les blocages que cela entraine, en chaîne, dans les parcs locatifs. Et du côté des plus défavorisés, une inflation très douloureuse : hausse de 20% en 2 ans des prix alimentaires, hausse des coûts de l’énergie pour se chauffer et se déplacer, ce qui accroit les difficultés d’arbitrages entre des dépenses toutes nécessaires.
Tous ces facteurs viennent compliquer considérablement l’équation.
Pour conclure sur ces éléments de contexte et de bilan, je crois important de rappeler quand même que, depuis l’appel de l’Abbé Pierre en 1954 il y a eu des évolutions positives importantes : taille des logements, confort, augmentation du parc, etc. Et on ne peut pas nier une attention des politiques publiques depuis l’époque de l’après-guerre. Mais il y quand même quelques indicateurs qui ne cessent de nous inquiéter : le retour des bidonvilles que l’on pensait avoir éradiqués, avec des personnes qui, aujourd’hui, vivent comme le dénonçait l’Abbé Pierre en 1954. Le doublement du nombre de personnes sans domicile en dix ans. Et puis, quelques avancées de long terme qui semblent s’interrompre, voire se retourner. C’est le cas par exemple du surpeuplement qui croit de nouveau dans les secteurs très tendus.

La rédaction : Comment a émergé l’idée d’un CNR consacré au logement ?
Christophe Robert : Il faut peut-être d’abord rappeler une chose que tout le monde n’a pas nécessairement en tête. Il se trouve que je siège au CNR national qui a été installé en octobre 2022 par le Président de la République et qui partait de l’idée qu’il y a un certain nombre de sujets qui traversent la société et sur lesquels il faut se pencher pour mieux répondre aux difficultés rencontrées.
Dans le viseur du gouvernement, il y avait des sujets majeurs sur le vieillissement de la population, l’écologie, l’école, qui sont évidemment très importants. Or, lors de la première journée, en présence du Président de la République, de la Première ministre, de nombreux ministres et d’une trentaine de personnes dont j’étais, la question du logement est venue très fortement dans nos échanges sur la situation sociale et économique du pays. Elle a été mise en avant aussi bien par le Medef que par les associations d’élus, les syndicats, et bien-sûr par la Fondation Abbé Pierre. A la fin de cette journée, le Président de la République a acté le fait que le logement doit faire l’objet d’une attention renouvelée dans le cadre d’un CNR dédié, ce qui n’était pas forcément son idée au départ.
Il y a deux hypothèses pour expliquer cette séquence : soit, comme certains me l’ont dit, nous lui aurions « forcé la main », soit il y avait une réelle volonté de creuser le sujet de la part du Président de la République. En tout cas, tout le monde s’est dit que c’était bien, pas forcément chacun pour les mêmes raisons. Tout le monde donnait à voir là à quel point cette question du logement ne pouvait pas se limiter au ministère du Logement tant elle touche à de nombreux sujets. Pour le MEDEF, c’était la mobilité des salariés, la réindustrialisation et sa territorialisation ; pour les syndicats, c’était le poids du logement dans le budget et la façon dont ça pénalise les travailleurs ; pour les associations d’élus, c’était parce que la plupart des gens qui viennent dans leurs permanences pointent le logement comme un problème et pour nous, l’attention portée aux plus défavorisés.
On voyait bien là à quel point se dessinait une occasion d’ouvrir le sujet et de sortir du débat traditionnel d’un ministère du logement sous la pression de Bercy. On se plaçait ainsi au niveau sociétal, mais sans savoir où cela allait nous mener.
Dans la foulée, Olivier Klein, ministre du Logement, est venu nous voir, Véronique Bédague et moi en nous disant qu’à nous deux nous représentions un large spectre du domaine du logement et en nous demandant si nous étions partants pour l’animer. Nous n’avons pas hésité longtemps.

La rédaction : Comment avez-vous organisé le travail ?
Christophe Robert : En termes de méthode et en coordination avec le ministère du logement nous nous sommes dit qu’il fallait associer une grande diversité d’acteurs pour réfléchir ensemble à ce que l’on pourrait faire qui puisse changer les choses quitte à dépasser les analyses et demandes habituelles de chaque organisation. L’idée était également d’investir dans l’animation des groupes, des personnes ayant une certaine antériorité dans le sujet, qui n’étaient pas seulement centrés sur la situation du moment et qui venaient d’horizons divers et complémentaires. C’est ainsi que nous avons proposé des députés nouveau et ancien de la majorité (Marjolaine Meynier-Millefer et Mikael Nogal), un maire (Cédric Van Styvendael), une organisation sensible aux questions d’architecture (Christine Leconte), une attention pour le logement social (Serge Contat) et une personne qui a une bonne expertise du secteur (Catherine Sabbah, Déléguée générale d’IDHEAL).
Pour les groupes, il y avait une consigne centrale : essayer d’oublier un peu d’où on parle pour s’emparer du sujet et de se concentrer sur l’action. Nous aurions peut-être pu plus nous concentrer sur le diagnostic, notamment sur la question des besoins en logement, mais en fait, la plupart des personnes autour de la table avaient bien en tête le contexte et les besoins. En plus, il fallait faire vite et assumer un temps court permettant de tracer une feuille de route pour les quatre ans qu’il restait du quinquennat.
Ensuite, chaque groupe a fonctionné à sa façon même si nous avons régulièrement échangé avec leurs animateurs. En cours de mise en œuvre, nous avons rencontré une difficulté qui était que nous ne savions pas bien où le gouvernement voulait aller. Parce que si on se dit que l’idée, c’est de travailler sur les éléments de consensus, ou en tout cas largement partagé, sur la manière de faire, et vite, ça demandait d’être en phase, au moins en partie, avec le politique.
« Sur quoi vous voulez travailler ? », « Où est-ce que vous êtes prêt à bouger ? ». Nous n’avions pas de réponses suffisamment précises sur ces points et cette dimension-là a quelque peu manqué, sans doute parce qu’elle manque aussi au sein du gouvernement. Cette absence de cap a été pour nous, avec Véronique Bédague, un problème pour faire fructifier au maximum cet investissement collectif.

La rédaction : Et quel bilan global en tirez-vous ?
Christophe Robert : Sur le fond, pour ma part, je ne regrette pas du tout d’avoir participé à cette démarche. Nous avons vécu, avec ces acteurs que nous connaissons de longue date, un moment assez fort de recherche de l’intérêt général. Non pas que certains ne sont pas venus avec leurs propositions sectorielles, c’est normal, mais la grande majorité des participants ont fait cet effort. Cela me donne beaucoup d’espoir. Le jour où quelqu’un voudra bien s’appuyer sur cette force collective, sur ces gens qui savent vraiment comment les choses se passent sur le terrain et comment faire pour avancer, on disposera d’une vraie capacité pour avancer. On ne change pas la société depuis le perron de l’Elysée, ça doit passer par des effets d’entrainement générés par l’investissement de tout le monde.
Donc, le champ du logement investi dans le CNR était mûr pour engager une dynamique collective. Mais elle a été franchement freinée car, au-delà des économies budgétaires faites sur le logement social et l’APL depuis 2017, un des éléments des annonces post-CNR a été d’ajouter deux milliards d’euros d’économies en plus en réduisant la voilure sur le prêt à taux zéro (PTZ) et le Pinel. Comment peut-on renvoyer tous les acteurs qui ont travaillé pendant six mois à une telle réalité sans provoquer la désillusion ?
Et s’il n’est pas surprenant que l’on ait ensuite revu de nombreux acteurs du secteur repartir vers leurs revendications sectorielles, on peut tout de même regretter que cela ait cassé l’élan. Ce moment utile aurait pu l’être plus s’il avait été davantage utilisé par l’exécutif dans une logique visant à investir les acteurs. Or, le choix a été fait de les renvoyer dans leur camp et ça, c’est une grande déception à la hauteur des grandes attentes que cela avait généré.
Mais je le redis, je ne regrette pas du tout car je pense que ce qui a été fait trouvera son utilité à un moment donné.

La rédaction : Quelles sont selon vous les recommandations les plus importantes issues de vos travaux ?
Christophe Robert : Nous voulions accrocher une partie des sujets que le gouvernement serait prêt à investir. Mais je l’ai dit, ça n’a pas été possible et je le regrette, car ne nous trompons pas, c’est quand même la compétence du gouvernement et du ministère. En revanche, j’ai apprécié que dans le document diffusé après la réunion de septembre du CNR national, sous en-tête de la République Française, les points qui ont émergé de nos travaux ont enfin été repris, même si sans doute, je ne les aurais pas écrits comme ça.
Au total, plusieurs centaines de mesures ont été proposées ou discutées, dont environ 150 qui ont été portées par les groupes, pour atterrir finalement sur une vingtaine de chantiers prioritaires ; dont la plupart se retrouvent dans le document officiel auquel je viens de faire référence (six ambitions transversales, 19 propositions). Cette trace existe et, pour tous les acteurs mobilisés au cours de ce CNR, c’est important.
Pour en venir aux mesures, ce que je veux souligner, ce sont des axes stratégiques de politiques publiques. J’en pointerai cinq.
D’abord, l’idée qu’on peut discuter décentralisation. Nous l’avons fait en portant des mesures visant, par exemple, à renforcer les coquilles vides que sont les autorités organisatrices de l’habitat (AOH), etc. Mais nous avons aussi souligné l’importance d’un pilotage par l’Etat dans sa capacité à donner une impulsion, ce qui n’enlève rien à la nécessité d’avoir une lecture territorialisée. Mais la question est importante pour assurer la solidarité, pour lutter contre les inégalités territoriales, etc.
Deuxième élément, très transversal : la nécessité d’avoir de la visibilité à long terme, avec des objectifs pluriannuels pour savoir où on va, tant dans la construction neuve que pour la rénovation, mais aussi pour les politiques de soutien aux plus fragiles. Dans cet esprit, il y a le deuxième plan quinquennal pour le logement d’abord, mais cela ne suffit pas. Les échanges entre les acteurs présents au CNR ont montré un consensus sur ce sujet : il y a trop d’incertitudes et de revirement ; « on ne peut pas travailler dans ces conditions ». Si on veut embarquer les acteurs dans la nécessaire transformation, il faut leur permettre de construire leur force de travail, dans la durée, dans la direction de ce que l’exécutif veut faire.
Troisième élément, peut-être pas totalement consensuel au sein du CNR, mais personne ne m’a reproché de le dire publiquement : la nécessité d’une attention au fait que les aides publiques soient assorties de contreparties proportionnelles, sociales et écologiques. L’engagement de la Nation et des finances publiques, par exemple en soutien aux bailleurs privés, doit être assortie de contreparties sur des enjeux clés de société.
Ensuite, le plus gros point souligné par tous a été le foncier. Dès la réunion de lancement de la démarche, la question a été mise en avant. Aussi bien collectivités que promoteurs et bailleurs sociaux ont mis en relief, par exemple, que la construction n’était pas à la hauteur de ce qui est théoriquement rendu possible par les PLU et que ce constat trouvait son pendant avec la nécessité d’encourager ceux qui font, avec des aides aux maires bâtisseurs, le fonds friches, etc. On sent bien sur ce sujet la petite musique inquiétante sur les tensions entre l’enjeu écologique et l’enjeu de construction, la lutte contre l’étalement urbain et le ZAN, etc. Ces sujets ont été présents tout au long des échanges, avec la volonté de d’encourager ceux qui font, voire les obliger à faire plus en termes de densité.
L’autre élément qui m’a paru intéressant, c’est l’idée qu’il faille travailler sur tous les maillons de la chaîne. Cela ne nous apprend rien, mais il était frappant de voir le consensus que cela générait en soulignant, par exemple, le caractère essentiel de la primo-accession dans ses liens avec les secteurs locatifs privé et social. Toutes ces liaisons, sans tomber dans une lecture idéalisée de parcours résidentiels linéaires, ont été abondamment mise en avant et Véronique Bédague et moi l’avons beaucoup portée auprès de l’exécutif en disant qu’il faut faire feu de tous bois en agissant conjointement sur les différents leviers. Beaucoup de propositions portent sur ce point. C’est, par exemple, le cas du BRS qui a le mérite de combiner plusieurs objectifs partagés au sein du CNR : l’accession à la propriété, la maîtrise des prix, la dimension sociale et peut-être aussi des enjeux écologiques avec, par exemple, notre proposition de rachat de logements interdits à la location qui sortiraient du champ.
Pour finir, plus globalement, j’ai trouvé une appétence un peu plus grande que ce que j’ai connu auparavant pour la régulation des marchés immobiliers. Certains n’ont sans doute pas exprimé ce qu’ils pensaient profondément. Mais par exemple sur l’encadrement des loyers, j’ai perçu moins d’hostilité d’un certain nombre d’acteurs. Même chose sur l’encadrement des locations touristiques qui fait consensus. Sur l’encadrement du foncier, ou la recherche d’une optimisation du foncier et de la densification, on n’était pas loin du consensus.
Et puis, je voudrais finir par deux dernières remarques.
D’abord le constat d’un consensus autour de la rénovation thermique et des préoccupations écologiques. Le chantier est complètement intégré, mais avec une précaution : ce n’est pas soit la construction neuve, soit la rénovation, c’est l’un et l’autre et cela s’est ressenti dans les prises de parole médiatiques des acteurs sur le sujet.
Ensuite, et je prends là ma casquette Fondation Abbé Pierre, j’ai trouvé une attention de la grande majorité des acteurs aux plus défavorisés. Comme s’il y avait une prise de conscience du désordre social que créent les grandes difficultés que connaissent certains et qui les éloigne de bonnes conditions de logement. J’ai entendu des acteurs économiques du secteur parler mieux qu’avant du logement social et très social et du mal-logement. Je ne sais pas comment l’analyser, mais c’est une note un peu personnelle sur ce que j’ai ressenti.

Propos recueillis en visio-conférence le 11 octobre 2023

Auteurs/autrices

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *