Entretenir son logement est un acte banal, routinier et, pour beaucoup, anecdotique. Il fait partie de la vie quotidienne. Cependant derrière les multiples opérations d’entretien du logement se cache une complexité qu’il convient d’expliciter. Entretenir est l’une des manières de s’approprier un espace; c’est un acte fondateur de l’habiter qui engage la relation de l’homme à un territoire. Il est également au fondement de la culture familiale, distribuant et hiérarchisant les rôles de chacun mais il peut aussi être délégué c’est à dire confié à des personnes extérieures; il engage ainsi une mise en question des limites entre sphère privée et sphère publique.
L’entretien comme rapport au monde et comme rapport à l’autre dans l’espace domestique
Pour l’anthropologue, dans toute société humaine il existe des rites qui impliquent les hommes les uns vis à vis des autres, construisant ainsi un rapport social. L’entretien participe de ce processus; il résulte d’un ensemble d’actions matérielles et symboliques qui reposent sur des valeurs éthiques et esthétiques. Entretenir son logement renvoie à des jugements sur le propre et le sale, sur le beau et le laid, sur le bon et le bien avec, comme objectif évidemment, que les valeurs positives dominent. L’entretien est donc créateur de valeur, mais il informe aussi sur l’habitant lui-même en permettant à l’Autre de le situer socialement, culturellement. L’idée même d’entretenir son logement et d’habiter un immeuble ou une maison « bien entretenus » fait consensus dans une société donnée et toute défection, toute entorse à la règle entraîne reproche implicite et stigmatisation.
Dans l’enquête fondatrice sur l’Habitat pavillonnaire français (Haumont, Raymond, 1966) l’entretien du pavillon est présenté comme un modèle culturel c’est à dire comme un référent transmis et partagé par les tenants d’une même culture. Selon que l’on est locataire ou propriétaire le champ de l’entretien est plus ou moins investi et l’on peut distinguer l’entretien courant, de tous les jours qui se manifeste par les activités ménagères, éventuellement le bricolage ou le jardinage et des tâches plus lourdes d’entretien mobilier et immobilier (ravalement, peintures etc.) ; c’est alors l’investissement à long terme, la dimension de conservation d’un patrimoine qui est posée. Ces diverses activités s’organisent dans des temporalités différentes allant du tous les jours au de temps en temps.
L’emménagement est un moment où, à travers toute une série d’opérations de nettoyage on prend possession d’un espace en cherchant à en faire son territoire; c’est en quelque sorte un moment de fondation où le nouvel habitant cherche en général à effacer les traces de l’ancien occupant, en substituant ses propres marques; il s’agit, en repeignant, en décorant, en aménageant d’instituer, de produire dans l’espace un nouvel espace qui sera mien.
L’entretien est un rapport culturel fondé sur des valeurs; celles-ci ne sont pas universellement partagées et surtout les espaces où se déploie l’entretien ne sont pas équivalents d’une société à une autre. Si l’entretien de l’intérieur du logement n’est pas discutable car son champ d’action est délimité et généralement partagé par tous, l’extérieur l’est davantage et nombre de conflits de voisinage se développent à cause des différentes conceptions du sale et du propre ou plutôt des endroits qui doivent être maintenus propres. C’est donc le morceau d’espace que l’on considère comme relevant de sa zone d’action, généralement situé dans la sphère privée, qui accueille les pratiques d’entretien. La sphère publique, celle des espaces communs aux habitants étant laissée aux agents de nettoyage. Les conflits proviennent à la fois des différentes conceptions du sale et du propre et de ce que chacun considère faire partie du public et du privé. Le logement est en effet constitué par un ensemble d’espaces singuliers possédant des qualités symboliques différenciées par l’occupant et qui peuvent se manifester par leur ouverture ou leur fermeture, leur décoration, leur occupation etc. Du point de vue sociologique la manière de gérer le rapport propre/sale caractérise les groupes les uns par rapport aux autres. Le désaccord engendre hostilité et incivilités.
Les pratiques mêmes de nettoyage diffèrent: par exemple, l’utilisation de l’eau courante (symbole du pureté) et non stagnante est importante dans les sociétés musulmanes, le lavage à « grande eau » y est incontournable; même les manières de balayer diffèrent entre le France, l’Espagne ou le Maghreb: dans certaines sociétés on balaye toujours de l’intérieur vers l’extérieur, chassant ainsi les détritus dans un ailleurs indéterminé.
Les enquêtes de l’Institut National de la Statistique sur l’emploi du temps des Français sont conduites régulièrement et permettent d’évaluer les changements ou les permanences sur le partage du travail domestique.
Dans l’entretien de la maison les rôles sont classiquement répartis: ce sont généralement les femmes qui procèdent à certaines tâches domestiques et les hommes à d’autres; même si on a pu montrer que pour certaines catégories de la population, ces rôles différenciés pendant longtemps selon les sexes, commencent à se rapprocher, avec un déplacement de la prise en charge par les hommes vers certaines tâches (dans les phases du traitement du linge comme le repassage par exemple). L’enquête Emploi du temps des ménages de 1999 cependant que c’est toujours la femme qui est majoritairement en charge de l’univers domestique. L’investissement masculin a très peu changé au cours des deux dernières décennies tant en termes de quantité de temps accordé à ces tâches qu’en termes de spécialisation entre les sexes.
Depuis 1986, le « temps domestique » (ménage, cuisine, linge, soins aux enfants et aux adultes, bricolage, jardinage, soins aux animaux) a diminué de quatre minutes ; il occupe en moyenne aujourd’hui trois heures et vingt six minutes ; malgré la généralisation du travail féminin et la réduction du temps de travail, le temps passé par la femme au travail domestique, est toujours supérieur à celui de l’homme.
L’externalisation de l’entretien ou l’entretien comme service
Il s’agit de la délégation de certaines tâches domestiques (que ce soit le ménage ou la prise en charge des enfants) soit à une personne soit à un service extérieur. Plusieurs facteurs y participent: la généralisation du travail féminin, l’enrichissement des classes moyennes, le développement des techniques et des produits qui facilitent l’entretien.
Kaufmann voit quatre raisons majeures nourrissant les résistances à la délégation: l’idée encore forte dans la société française de l’assignation de la femme au travail domestique; celle-ci conciliant à la fois le travail extérieur et le travail à l’intérieur du foyer (même si, subsiste l’idée de viser une répartition des tâches au sein du ménage). La seconde raison est la peur du jugement d’autrui qui implique une possible incompétence soit dans l’exécution technique de la tâche déléguée elle même soit une incompétence dans l’organisation du foyer. La protection de l’intimité est une troisième raison et la question du coût une quatrième. Celle-ci pose la question de la monétarisation d’un travail qui, en principe est considéré comme personnel donc hors marché.
Mais « faire faire à sa place » implique une relation entre deux personnes: celle qui donne l’ordre et celle qui le reçoit et l’exécute; cette relation a pris de multiples figures (maître/esclave; maître/domestiques…) qui se sont déclinées et hiérarchisées différemment au cours des siècles. Elles se sont aussi matérialisées dans des espaces spécifiques de la maison ou de l’immeuble ; elles ont été organisées par les constructeurs et déclinées dans ce qu’ils ont nommé la relation espace servant/espace servi: on peut citer selon les époques les communs, les chambres de bonne, les loges, les offices et autres buanderies. Le film de… montre bien cette relation entre les sous sols investis par le monde des serviteurs entièrement dédié aux occupants des étages supérieurs de la maison.
Faire entretenir donne lieu aujourd’hui à de nouveaux métiers (aides ménagères, hommes de ménage, agents d’entretien) et à de nouveaux services à domicile : c’est une relation marchande mais ce peut être plus: une démarche d’intégration comme l’entretien pratiqué au sein de régies de quartier. Dans la mouvance des politiques de la ville mises en place depuis vingt ans, celles-ci visent, outre la maintenance des immeubles et des espaces collectifs, une implication professionnelle et sociale de populations en difficultés, une coproduction et une gestion de la vie quotidienne.
La question de l’entretien est cruciale pour les bailleurs sociaux; elle représente des enjeux qui sont à la fois matériels et symboliques: outre des aspects financiers et techniques, elle renvoie à l’image des bâtiments donc à celle du quartier et de ses habitants. Un immeuble dégradé, pas entretenu entraîne toute une série de dysfonctionnements matériels et symboliques et au bout du processus, la vacance, bête noire de tout gestionnaire.
L’entretien ne saurait se réduire à une série d’opérations techniques.
L’individu est rarement neutre en ce qui concerne la question de l’entretien de son logement ou de son immeuble car il touche l’identité de la personne et de son entourage. Il est totalement impliquant parce qu’il rencontre notre vie quotidienne qui, loin de se réduire à la banalité de tous les jours, met en scène, selon H. Lefèbvre un « mystère». Ce « mystère » ne serait-il pas celui d’une théâtralité cachée que dissimulerait la vie quotidienne, à ses propres acteurs ?
Marion Segaud
2003
→ autoconstruction, bricolage, entretien, « Gestion de site, gestion de patrimoine », « Hygiène du logement : l’évolution des normes », « Le chez soi : habitat et intimité », « Les services au domicile », « Le décor domestique »
Références bibliographiques :
Desjeux D., Montjaret A., Taponier S. (1998), Le déménagement. Circulation des objets domestiques et rituels de mobilité dans la vie quotidienne en France, PUF, Paris.
Haumont N., Haumont A., Raymond M.G., Raymond H. (2000), Les Pavillonnaires, L’Harmattan, Paris.
Kaufmann J.C. (1996) Faire ou faire faire? Famille et services, Rennes, Presse universitaire de Rennes.
Singly F. de (1996), Le soi, le couple et la famille, Paris, Nathan.