Choix résidentiel

Choisir sa résidence, sa localisation, son type architectural, son mode de financement, est un acte important dans l’histoire d’un individu. Les enjeux économiques sont en général considérables et leurs implications sur la vie professionnelle, familiale, sociale, souvent de longue durée. Les choix résidentiels ne sont toutefois devenus un thème d’analyse pour les sciences sociales qu’à une période relativement récente, au cours du dernier demi-siècle.

L’importance du contexte historique

C’est l’avènement d’une société de classes moyennes urbaines, globalement « déracinées », et la baisse du coût de production du logement qui a permis aux individus et aux familles d’exercer un tel choix. En effet, dans un « ancien régime » économique et familial – pour utiliser une expression commode tant il est évidemment difficile d’en dater exactement la fin – les populations restaient attachées à un lieu, à un village, à un « pays », comme à une occupation, le plus souvent agricole, à une corporation, à une communauté de vie. Les lieux d’habitation et de travail étaient confondus : l’habitat n’était pas spécialisé. On changeait assez rarement plus d’une fois de résidence au cours de son existence : outre la conscription, il s’agissait le plus souvent de franchir quelques kilomètres pour se marier dans le village voisin. En France, cette situation de « non-choix » perdure plus longtemps que dans d’autres pays industrialisés. Jusqu’au milieu des années 1970, c’est en effet une conjoncture de pénurie qui domine. L’offre de logements urbains reste durablement insuffisante à la suite des lourdes destructions occasionnées par les deux conflits mondiaux et du moratoire des loyers, décrété au cours de la guerre de 1914‑1918 et prolongé par le blocage du marché immobilier entre les deux guerres. Après 1945, les déséquilibres entre offre et demande s’accentuent encore avec l’exode rural et l’afflux de populations en quête d’un emploi salarié dans les agglomérations urbaines. Pour pallier les carences du secteur privé, l’Etat lance et finance de grands programmes de construction à partir des années cinquante.
C’est d’ailleurs en raison du rôle majeur tenu par les pouvoirs publics pour résorber la crise du logement que les choix individuels n’ont suscité longtemps qu’un faible intérêt. Aussi, dans la recherche en sciences sociales, l’accent est-il plutôt placé sur les mécanismes de l’aide à la construction et sur la réorganisation du système de production du bâti, et ce d’autant plus que les règles d’attribution du logement social ne laissent que peu de place à l’expression des préférences personnelles. Certes, économistes et sociologues étudient aussi les inégalités entre les demandeurs : des thèmes comme l’aspiration à une maison individuelle et à la propriété, ou la segmentation du parc de logements – résultant de ces inégalités – font, dès les années cinquante et soixante, l’objet de nombre d’analyses. Cependant, avec le glissement d’une politique d’aide à la pierre à une politique d’aide personnalisée au logement, c’est surtout à partir de la fin des années soixante-dix que l’attention va se déplacer vers la question des choix, lorsqu’une proportion significative des individus et des ménages commence à disposer d’un réel éventail de possibilités. Plus récemment, les chercheurs qui étudient les politiques urbaines et les structures de l’offre, prennent davantage conscience des limites du pouvoir d’action des grands décideurs. D’une part, les préférences individuelles ne se coulent pas mécaniquement dans les cadres définis par les acteurs politiques et macro-économiques. Et d’autre part, de simple affaire privée, les choix résidentiels se muent en question de société dès lors que le succès de certaines de ces orientations entraîne des conséquences inattendues, génératrices à leur tour de nouveaux problèmes. C’est le cas, par exemple, du développement de l’habitat individuel. Sa dissémination dans l’espace « périurbain » pose des problèmes d’équipement et d’organisation des services publics et privés. C’est également le cas des transformations du peuplement des ensembles de logements sociaux, qui révèlent et amplifient les problèmes de cohésion sociale dont ces zones d’habitat sont le théâtre. Orienter les choix vers de nouveaux « produits » immobiliers, vers de nouvelles localisations, réduire les obstacles à la mobilité de certaines populations ou gérer la mobilité des autres, deviennent des enjeux essentiels, autant pour les pouvoirs publics que pour les autres acteurs du marché du logement (promoteurs, propriétaires, gestionnaires, habitants, etc).

La hiérarchisation et la combinaison des critères

Les choix résidentiels sont des actes complexes. Ils reposent sur la prise en compte, par l’agent concerné – qu’il soit un individu isolé, un couple ou un groupe familial –, de toute une série de facteurs qui vont définir un ensemble de stratégies possibles dans les limites des ressources disponibles. Leur étude conduit, en première approche, à distinguer quelques caractéristiques élémentaires : la localisation géographique (liée à l’histoire familiale et dépendante des lieux de travail), le type de construction (que l’on réduit en général à deux sous-catégories : maison individuelle ou appartement), le statut juridique d’occupation (location, achat au comptant, achat à crédit précédé ou non d’une épargne). D’autres critères interviennent dans les choix : la superficie, le confort, l’environnement physique et social, la proximité des transports publics, la qualité des écoles du quartier, etc. Un des traits distinctifs du bien logement est d’ailleurs que toutes ces caractéristiques sont largement interdépendantes : ainsi, à surface égale, le prix d’un logement croît avec la qualité du bâti, la proximité du centre, ou du moins des équipements et des services, avec la notoriété du quartier, etc. Le choix d’une résidence consiste précisément à établir entre elles une hiérarchie, ou plus exactement, étant donné la complexité des combinaisons possibles entre les divers critères influant sur la décision, à procéder à un arbitrage. Même si cet arbitrage n’est jamais complètement conscient sur l’ensemble des critères, la classification permet cependant de disposer de données suffisamment fiables pour fournir une première base à des analyses, voire à des tentatives de modélisation quantitative.

Maison individuelle ou appartement ?

L’option pour la maison individuelle est celle qui a donné lieu au plus grand nombre d’études approfondies. Elle a d’autant plus retenu l’attention des chercheurs, que la décision de s’installer dans un pavillon semble rompre avec des pratiques résidentielles jusqu’alors considérés comme dominantes. Habiter une maison individuelle n’était effectivement pas un « choix » au sens fort du terme dans une France majoritairement rurale. Cela le devient lorsque, à partir des années 1970, une fraction importante des citadins, en particulier dans les classes populaires, quittent les vieux centres dégradés, les faubourgs ou les banlieues industrielles pour les lotissements taillés dans des zones anciennement agricoles – même si le mouvement s’était amorcé dès la fin du XIXème siècle ou entre les deux guerres. Nombre d’études se penchent alors sur l’analyse des motifs de la prédilection pour la maison : elle est souvent considérée comme l’expression d’un attachement à la vie de famille (l’école américaine de la Social area analysis, puis celle de l’Ecologie factorielle parlent de « familism » pour désigner un faisceau d’indicateurs traduisant l’attrait des zones périurbaines, marquées par la prédominance de l’habitat individuel). En effet, par sa dimension (souvent plus vaste à prix comparable) la maison favorise à la fois la vie collective de la famille (salle de jeux, jardin, etc.) et l’isolement – l’intimité – de ses membres. De plus, la maison est habituellement perçue comme plus propice à une fonction d’accueil, au centre du fonctionnement d’un réseau de relations sociales : avec la famille étendue d’abord, mais aussi avec les amis, les camarades des enfants, etc. Enfin, elle se prête davantage à la constitution d’un patrimoine, assurant la continuité entre les générations.
La plupart des critères favorables au choix de la maison valent également pour les appartements en immeubles, s’ils sont suffisamment spacieux et si leur aménagement répond aux exigences d’une vie familiale et d’une vie sociale active. Néanmoins, l’arbitrage entre maison et appartement est essentiellement déterminé par un mode de vie et un mode de financement. Si l’habitat individuel est plus fréquemment associé à la propriété à crédit, à la famille, à l’espace, il se situe aussi à une plus grande distance du centre-ville. En revanche, à budget égal, l’habitat en immeuble collectif témoigne généralement d’une sociabilité plus intense tournée vers l’extérieur de la famille, d’un engouement pour les loisirs culturels procurés par une localisation centrale, ou de la nécessité d’accès à des emplois, à des centres de formation, présents essentiellement au cœur des agglomérations. L’expression de telles préférences est le fait d’individus plutôt jeunes, et qui optent aussi plus souvent pour la location, car elle correspond mieux à leurs capacités financières et à l’état (inachevé) de leur projet professionnel et familial.

Déterminisme ou stratégies ?

Quoiqu’il en soit, lorsqu’il s’agit de reconstituer les processus d’une décision aussi fondamentale dans l’existence des individus ou des ménages, se pose un double écueil méthodologique d’observation et d’interprétation des choix. Au cours des entretiens, les interviewés peinent à reconstituer la logique de leurs comportements (en invoquant le hasard, l’adaptation aux circonstances, le poids des situations héritées), ou au contraire tendent à exagérer l’autonomie, la rationalité de leurs choix (oubliant qu’ils ont été soumis à un jeu complexe de contraintes). Pour le chercheur comme pour la personne interrogée se pose, à chaque étape du parcours résidentiel, la difficile question de la perception des enjeux et de leur diversité, de leur combinaison, de leur hiérarchisation. Une chose est d’admettre que les individus (ou les ménages) peuvent « choisir », ce qui suppose que l’éventail de leurs options n’est ni in(dé)fini, ni totalement surdéterminé par leur position dans la société. Une autre est de définir leur marge de manœuvre. Les sciences sociales, en combinant observation des effets des choix et analyse du discours des acteurs, sont toujours menacées de dégager une « logique », une rationalisation a posteriori.

Denise Arbonville et Jacques Brun

« La double résidence », « Evolution de la famille et modes d’habiter : les grandes évolutions depuis les années cinquante », « L’habitat rural, une notion désuète ? », aide à la personne, demande, prix

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