Les concierges et gardiens d’immeubles effectuent un contrôle des flux de personnes, et pour partie de messages et de biens entre l’espace privé et l’espace public. Ils assurent ainsi à la fois une fonction de sécurité de l’immeuble, tant pour protéger des intrusions externes, que pour assurer d’une occupation paisible entre voisins. Ceci a permis à l’immeuble collectif, né au XVIIIe siècle, de se développer au XIXe en s’appropriant le dispositif de la loge de portier propre à la résidence aristocratique. Ils incarnent ainsi un nœud du réseau des relations sociales internes à l’unité d’habitation que forme la montée d’escalier. Ils contribuent à définir et gérer les limites de l’espace privé et de l’espace public, qui ne se réduisent pas à la porte d’entrée de l’appartement.
Les conditions de logement de cette population de gardiens, souvent inconfortables, trahissent le statut dans lequel ils sont rangés : de la loge sordide, à pièce unique, espace à moitié public, au “ bureau d’accueil ” actuel. Elles conditionnent aussi l’exercice même de leur fonction. Cependant, plus centrale encore est la question de la disposition de cet espace de surveillance dans l’architecture de l’immeuble à appartements. Le gardien contrôle l’ouverture diurne et nocturne de la porte cochère, rendue obligatoire par voie réglementaire, conditionnée par la formulation d’une demande et par l’annonce de son identité.
La loge de portier ou d’artisan faisant office de concierge, dominante au début du XIXe, et qui avait une forte ouverture commerciale sur la rue, civilisant l’espace public proche, faisant de ce métier une présence dans la ville, a évolué vers la loge ouverte sur le porche seul ou le couloir en “allée”, se retirant de l’espace urbain vers un espace semi-privé, s’internalisant. Les loges actuelles, bureaux professionnels plus que logements, retrouvent un droit de regard sur le voisinage immédiat du porche, mais rarement du trottoir et de l’espace urbain.
Cette présence permanente et rassurante (plutôt que policière) pour nombre d’habitants est souvent faite d’une multitude de petites interventions (heures de ménage dans le voisinage, repas pour une personne âgée, gardiennage des clefs, de messages, etc.), de dégrippages des situations quotidiennes. Elle comble les vides laissés par la spécialisation des tâches et la division du travail moderne.
Les transformations de la loge et des rituels de passage matériels entre espace privé et public sont un révélateur de celles du tissu urbain, des modes de régulation du lien social et de la civilité. De nouveaux dispositifs et techniques de service, de nettoiement et de sécurité sont apparus. La tendance actuelle à la disparition de ces gardiens, surtout dans les petits immeubles (parfois une seule personne assure le gardiennage de plusieurs immeubles contigus), au remplacement par des dispositifs de seuil mécaniques et électroniques, tant dans l’héritage urbain ancien que dans de la promotion immobilière contemporaine, faisait émerger de nouveaux problèmes. De ce fait, la loi vient d’en faire obligation pour tout groupe de cent logements dans le parc public social.
Du point de vue de la population qui exerce cet office sans qualification à l’origine, essentiellement féminine (quoique le personnage de Pipelet et son ancêtre le « suisse », ou prétendu tel, étaient masculins), souvent d’origine flamande puis espagnole ou portugaise, il faut noter que la loge est une étape résidentielle à visée économique, à l’entrée dans la ville, réponse à la difficulté de se loger, pour devenir propriétaire ailleurs, construire au pays d’origine, ou acheter aujourd’hui un appartement dans l’immeuble même. Dans cette attente qui se prolonge souvent, l’espace exigu se convertit d’heure en heure, pour le repas familial, pour le dépliage des lits la nuit. L’espace est souvent saturé d’objets, de souvenirs de voyages, de photos de la famille restée au pays, de bibelots imposants donnés par des résidents, composant une miniaturisation du monde qui fait oublier l’étroitesse et réaffirme une intimité menacée par les intrusions permanentes. Certaines cependant défendent jalousement leur espace privé et leurs horaires. Le métier se revalorise progressivement avec l’application tardive de la législation du travail. Les immeubles récents introduisent le confort d’un vrai logement, séparé de la loge conçue comme espace professionnel.
Philippe Bonnin et Roselyne de Villanova
Mars 2015