Fonctionnalisme

Le terme fonctionnalisme désigne tout à la fois une doctrine de l’urbanisme et de l’architecture et une école ethnologique. Si ces deux courants de pensée n’ont sans doute entretenu aucun rapport direct, sinon dans le rapprochement qu’a pu en faire rapidement l’architecte italien Aldo Rossi (1966), on peut cependant considérer que le premier trouve son origine dans la transposition sommaire de la vision mécaniste du corps développée par la physiologie au XIXe siècle.
Le fonctionnalisme a trouvé son plein épanouissement au XXe siècle, devenant même un mode de pensée dominant dans le champ de l’urbanisme et de la production du logement au lendemain de la seconde guerre mondiale ; mais c’est aussi dans le dernier quart de ce siècle qu’il sera âprement discuté et remis en cause.
Il reste cependant une forme de pensée encore profondément ancrée dans les habitudes de certains corps de métier ou de certaines administrations, qui ont tendance à raisonner et à agir dans leur domaine d’attribution sans prendre en considération les relations dans lesquelles s’inscrivent les objets qu’ils ont à traiter. On peut dire que le « fonctionnalisme » est une forme de pensée « simplexe » (pour ne pas dire simpliste) et qu’elle est désormais rendue caduque avec les progrès des pensées « systémique » ou « complexe ».

Apparition du concept de fonction

Le terme de fonction prend une place importante dans les écrits des architectes au milieu du XIXe siècle, mais aussi de certains penseurs de la ville, parmi lesquels ont peut mentionner Viollet-le-Duc et Proudhon.
Le premier voyait dans l’architecture gothique l’expression d’un état d’esprit pour qui  « tout doit avoir une fonction nécessaire ». Proudhon, également témoin des transformations du Paris haussmannien, affirmait pour sa part sa croyance dans la nécessité d’une « ville fonctionnelle », préoccupation qu’il partagera avec de nombreux pré-urbanistes progressistes (Françoise Choay, 1965). À la fin du XIXe, l’architecte américain Sullivan, l’un des constructeurs des premiers gratte-ciel de Chicago, formé en France, eut,  pour exprimer l’importance que la modernité n’allait cesser de donner à la fonction, cette formule restée célèbre : « form follows function ».
Les avant-gardes modernes se saisiront en effet de cette notion pour en faire le principe de leurs innovations théoriques et pratiques. Gropius, l’architecte fondateur du Bauhaus (Dessau, Allemagne, 1919) exprime le plus nettement cette orientation : « pour réaliser un objet qui fonctionne bien –récipient, siège ou maison – il faut commencer par l’étudier avec soin, pour qu’il réponde pleinement à son but : qu’il remplisse sa fonction pratique, qu’il soit solide, bon marché et « beau » ». Le Corbusier soutient des idées proches dans « Vers une architecture » (1924) : « La maison est une machine à habiter… Tous les hommes ont même organisme, mêmes fonctions. Tous les hommes sont mêmes besoins… Établir un standart, c’est épuiser toutes les possibilités pratiques et raisonnables, déduire un type reconnu conforme aux fonctions, à rendement maximum, à utilisation minimum de moyens… (p. 108) ».

Fonctionnalisme et Mouvement moderne

La réunion des avant-gardes nationales de toute l’Europe, dans le cadre des CIAM (Congrès internationaux d’architecture moderne), va contribuer à consolider la théorie fonctionnaliste. Plus que celui de La Sarraz, qui affirme l’accord autour de l’importance du logement du plus grand nombre, l’enjeu de l’urbanisme et la condition de l’industrialisation, les 2e, 3e et 4e congrès fondent les principes du fonctionnalisme pour le « logement minimum », le « lotissement rationnel » et la « ville fonctionnelle » telle qu’elle est définie dans la « Charte d’Athènes » : « Les congrès y développèrent particulièrement les résultats consacrés à « la Ville fonctionnelle ».
Le critère de l’économie d’espace est poussé dans sa logique la plus extrême, sur les plans surfacique, volumique, constructif et plastique. Les « lois d’hygiène » définissent ainsi le volume minimal d’habitat que propose Le Corbusier au Congrès de Francfort (1929), tenu sur le lieu même des applications de la « ration de logement » établie par l’architecte allemand Ernst May pour les « Siedlungen » qu’il est en train de réaliser. Cette « ration/ratio » est établie sur la base de calculs dimensionnels prenant en compte l’évolution du corps dans l’espace du logement, en particulier pour ce point-clef du plan que constitue la cuisine. On est ici dans une transposition des principes tayloristes qui ne seront pas sans intéresser Le Corbusier. Ils feront aussi l’objet de ce manuel (« Bauentwuftlehre », 1936) élaboré par un professeur du Bauhaus, Ernst Neufert, traduit dans toutes les langues, qui présente l’optimisation dimensionnelle de l’espace de divers programmes architecturaux. Les pratiques d’habiter sont ainsi réduites à des fonctionnements essentiellement biologiques et ergonomiques.
La confirmation de ce mode de pensée sera plus tard étendue à la ville. Elle est résumée dans la Charte d’Athènes à quatre fonctions principales : habiter, travailler, circuler, se recréer. Les obsessions d’ordre rationnel des Modernes vont les pousser à rompre avec le pragmatisme de l’urbanisme ancien qui ne pratique la séparation fonctionnelle que d’une manière mesurée, pour énoncer les principes d’une séparation fonctionnelle absolue. Le zonage devient dès lors un principe incontournable de l’urbanisme fonctionnaliste : il caractérise non seulement les quatre fonctions principales elles-mêmes, mais s’introduit aussi dans les fonctions elles-mêmes. Il en est ainsi des circulations, séparées selon la nature du trafic, ce qui contribuera ultérieurement à faciliter l’hégémonie de la circulation mécanique automobile.

Reflux et actualité du fonctionnalisme

L’influence de cette « Manière de penser l’urbanisme » (Le Corbusier, 1946) trouve sans doute son couronnement avec l’établissement de la grille des CIAM. Promue par l’ASCORAL (Association des constructeurs pour un renouvellement architectural), elle édicte d’une manière très prescriptive une série de normes en matière de logement et d’urbanisme dont tiendront compte les organismes de normalisation (Afnor, CSTB…). Trente ans plus tard, un ouvrage comme : « Adaptation du logement à la vie familiale » (Claude Lamure, 1976) montre la prégnance de ce mode de pensée dans les milieux de la construction : les deux derniers chapitres traitent en effet de l’« Organisation fonctionnelle générale du logement » et de la « Conception des diverses aires fonctionnelles », en subordonnant la conception du logement à des considérations de « caractère pratique » concernant l’espace. Or ces dernières, si elles font sens pour l’habitant, ne peuvent en résumer la totalité du contenu, niché par ailleurs dans une épaisseur portée par des « modèles culturels » (Raymond, Haumont, 1966).
S’appuyant sur les recherches du CSU (Centre de sociologie urbaine), Henri Lefebvre contribuera à démystifier le caractère réducteur du « fonctionnalisme », en précisant que « l’habiter était une pratique millénaire, mal exprimée, mal portée au langage et au concept, plus ou moins vivante et dégradée, mais qui restait concrète, c’est-à-dire à la fois fonctionnelle, multifonctionnelle, transfonctionnelle. » (La révolution urbaine, 1970, p.110).
L’architecte Aldo Rossi, l’un des théoriciens de l’approche typo-morphologique de la ville, défend un point de vue proche, lorsqu’en procédant à une « Critique du fonctionnalisme primaire », il affirme que « La méthode qui consiste à expliquer les faits urbains par leur fonction n’éclaire à [s]on avis en rien leur constitution et leur conformation » et conclut à la « complexité des faits urbains » : « L’élément fondamental à retenir de tout ceci est donc la conception de la ville comme totalité et l’idée qu’on peut s’approcher d’une compréhension de cette totalité en étudiant ses différentes manifestations et la façon dont elle se comporte » (« L’architecture de la ville », 1981, p. 40).
Si, aujourd’hui, l’examen des fonctions urbaines, la prise en compte des fonctions élémentaires du logement, restent des objets d’études qui ne sont pas négligés, on porte aussi une égale attention à d’autres dimensions qui leur sont liées et en redistribue l’économie, à l’abri d’une hégémonie de la « mécanique » fonctionnaliste réductrice.

Daniel Pinson
Mars 2015

Charte d’Athènes, usages

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