Accession à la propriété : l’ingénierie juridique peut-elle neutraliser le coût du foncier ? Bail emphytéotique, community land trust et BRILO.

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Pour permettre aux ménages modestes de devenir propriétaires, la collectivité dispose d’une palette variée d’incitations ou d’aides financières ou fiscales. Leur objet consiste à réduire leurs mensualités de remboursement ou à les garantir contre certains aléas qui rendent l’opération trop risquée pour le prêteur et pour eux-mêmes. Cela peut se faire au moyen d’aides fiscales, de primes, de prêts à taux inférieurs au taux du marché, d’aides personnelles au remboursement des mensualités de prêt, voire de garanties accordées à la banque en cas de défaillance de l’accédant. Une autre voie consiste à peser sur le prix des logements lorsque ceux-ci sont vendus à un prix inférieur à celui du marché ; c’est le cas par exemple lorsque les locataires du parc social achètent le logement qu’ils occupent. Quoiqu’il en soit, les candidats à l’accession doivent faire la preuve d’un niveau et d’une régularité de leurs ressources suffisants pour faire face à des engagements de long terme. Il existe donc un niveau de revenu, ou d’apport personnel, en deçà duquel ils n’obtiendront pas de prêt. Sur les marchés les plus chers, ce revenu minimum peut être très supérieur au revenu moyen, sauf pour les emprunteurs qui disposent d’un apport important, qu’il résulte d’une épargne préalable ou, cas fréquent, d’une aide familiale.
C’est dans l’espoir de contourner ce type d’obstacles que l’on fait appel à des dispositifs dits innovants et que les politiques présentent volontiers comme de l’ingénierie financière ou sociale[1]. Il peut simplement s’agir d’augmenter le nombre des accédants, mais les objectifs peuvent être plus ciblés et tenir à l’équilibre de peuplement : maintenir une certaine mixité sociale, permettre à des ménages des classes moyennes d’accéder à la propriété dans des villes chères, faciliter l’accession à ceux qui habitent déjà la ville ou à leurs enfants, voire retenir ou de faire venir certaines personnes indispensables au bon fonctionnement de la ville (les key workers). Ce genre de montages juridiques, financiers et fiscaux offre la possibilité soit de passer progressivement et dans un même logement du statut de locataire à celui de propriétaire, soit de bénéficier du statut de propriétaire occupant sans pour autant être le seul propriétaire du logement, ou même sans l’être de la totalité du logement, soit encore de ne bénéficier de la propriété que pour un temps déterminé. La France a plutôt l’expérience des formules d’accession progressive, les Britanniques et les Hollandais sont habitués aux formules de partage de la propriété.
Les procédés qui nous intéressent ici affichent une ambition plus large, celle de réduire le prix des logements et surtout de maîtriser son augmentation lors des reventes successives. C’est le cas du bail emphytéotique, du community land trust ou du nouveau BRILO/bail réel immobilier dédié au logement.

 Une question d’équité

Le succès des formules mentionnées précédemment tient à ce qu’elles intègrent toujours une aide publique supérieure à celle dont bénéficient les opérations d’accession classique. Il convient donc que cette aide soit identifiée, que son montant soit mis en relation avec le revenu ou le patrimoine des bénéficiaires et que les conditions d’attribution en soient parfaitement transparentes. Or ce n’est pas toujours le cas. C’est d’autant plus regrettable que ces procédés sont d’autant plus sévèrement contingentés que l’aide exceptionnelle dont ils bénéficient est conséquente. Tous ceux qui pourraient y avoir droit n’y auront pas accès. On est accoutumé à ce que seule une très faible proportion de ceux qui peuvent prétendre à un logement social dans une ville où les loyers sont très élevés en obtienne un ; c’est un fait admis, si les attributions sont honnêtement gérées, dès lors que l’enjeu est de maintenir une part de ménages modestes dans cette ville ou même d’y retenir des gens dont la ville a besoin pour fonctionner. A titre d’illustration, l’avantage dont bénéficie le locataire HLM à Paris tient à ce que son loyer moyen est de 7 € du m2 contre 25 € du m2 dans le parc privé. Un écart du même ordre serait-il aussi facilement admis s’il s’agissait d’aider certains à devenir propriétaires et de se constituer un patrimoine, quand bien même cette opération serait assortie de clauses dites anti-spéculatives ? De telles clauses, dont la mise en jeu est très rare[2], ont précisément pour objet d’écarter le risque d’enrichissement sans cause, dans le cas d’une revente rapide.

 Comment favoriser l’accession à la propriété dans les zones chères/marchés tendus ?

Les élus parisiens peuvent prendre appui sur le parc locatif social pour loger les populations modestes, en revanche, ils sont démunis lorsqu’il s’agit d’aider à l’accession à la propriété des ménages de la classe moyenne. C’est ce qui les a conduits à étudier les possibilités d’aménagement du bail emphytéotique. La loi ALUR, poursuivant leurs réflexions, est venue introduire un nouveau bail de longue durée[3] appelé BRILO, (bail réel immobilier), réservé à la production de logements à des prix « abordables » et qui s’inspire de certaines des caractéristiques du community land trust. Bail emphytéotique, community land trust et BRILO justifient donc un examen plus approfondi. Bien au-delà de permettre à quelques personnes supplémentaires d’acheter un logement hors de leur portée par les moyens ordinaires, leur objectif est de peser durablement sur le prix du logement en neutralisant le prix du foncier, de geler son évolution et par la même d’interdire l’appropriation privée des plus-values foncières. On propose donc ici une analyse de ces différentes techniques en identifiant leur coût pour la collectivité, l’équité de leur distribution et l’étendue exacte des droits de propriété à laquelle elles permettent de prétendre, à l’exclusion des aspects idéologiques qui les sous-tendent.

 Neutraliser le coût du foncier 

Le bail emphytéotique, le community land trust et le BRILO sont supposés tirer leur efficacité de la neutralisation du coût du foncier. Or ce coût est directement identifiable dans une construction nouvelle : la procédure du compte à rebours consiste précisément pour le promoteur à déterminer le prix auquel il peut acheter le terrain en soustrayant du prix du marché l’ensemble des coûts liés à la construction (coûts techniques, frais administratifs et financiers, marge de promotion, etc.). Quant au prix du marché, il est déduit du prix des logements existants, lequel ne permet évidemment pas de distinguer ce qui revient à l’immeuble et ce qui revient au terrain. Aujourd’hui, le poids de la charge foncière s’étage entre 20 % du prix des logements dans les zones détendues à plus de 50 % à Paris. La maîtrise du prix du foncier, c’est un peu la pierre philosophale. Hors charge foncière, le prix du logement résulte des divers coûts de construction ; les différences entre régions tiennent à la forme du bâti, grands immeubles, petits collectifs ou maisons individuelles. L’intérêt nouveau manifesté pour le bail emphytéotique et pour le community land trust s’inscrit ainsi dans la ligne de ce qu’Edgar Pisani imaginait déjà pour la petite propriété familiale dans l’utopie foncière[4].

 Le bail emphytéotique avant la loi BRILO

En matière de logements, le bail emphytéotique est de pratique courante en Angleterre et au Pays de Galles. Les leaseholders se considèrent comme des propriétaires, même s’ils ne sont que des locataires titulaires d’un bail de très longue durée. Dans un système de droit fondé sur la common law, les règles régissant la propriété se sont progressivement forgées à partir des formes juridiques traditionnelles, souvent héritées de la féodalité. Le terme hold, qui entre dans freehold, la pleine propriété, et dans leasehold, exprime le droit que l’on possède sur la terre d’autrui, en l’occurrence la Couronne, en contrepartie d’un service. Reste que ce système est devenu de moins en moins cohérent avec la réalité des valeurs économiques reflétées par le niveau des transactions. Le landlord, bailleur emphytéotique, conserve certains pouvoirs de décision alors que la valeur du bail est souvent beaucoup plus élevée que celle de la nue-propriété, à tout le moins lorsque la durée restant à courir du bail est importante. De ce fait, les difficultés entre landlords et leaseholders ont été suffisantes pour que le législateur ait ouvert la possibilité à ces derniers, lorsqu’ils sont majoritaires, de « racheter » la propriété du landlord et de mettre en place un commonhold [5] qui revient à une forme de copropriété. Le système chinois est assez proche, puisque les nouvelles constructions sont édifiées sur des terrains concédés avec des baux emphytéotiques de 70 ans. Il s’agit également d’une évolution du droit, non pas féodal en l’occurrence, mais communiste et qui, comme tel, refuse l’appropriation privée du sol. Même en France, la formule adoptée par les Hospices de Lyon ne résulte pas d’une politique destinée à réduire le coût d’accès au logement. Il s’agissait de gérer, au bénéfice des hospices, des legs souvent faits par de riches familles lyonnaises sous forme de terrains, legs assortis d’une clause en proscrivant la vente. Alors que, dans ces exemples, le bail emphytéotique correspond à la survivance d’une logique correspondant à un état social passé, il peut paraître étonnant qu’il soit réactivé par les réflexions sur la maîtrise du coût de l’accession à la propriété. Le bail à construction peut être conclu pour une durée comprise entre 18 et 99 ans, sans pouvoir être prolongé par tacite reconduction. Dans tous les cas, la qualification juridique de l’emphytéose repose sur quelques caractéristiques essentielles : la longue durée, l’absence de tacite reconduction, la possibilité de céder le bail, le fait que les constructions appartiennent au preneur pendant la durée du bail et que le prix du bail soit notamment constitué par la remise, en fin de bail, des constructions au bailleur. Aucune restriction ne peut être apportée par le contrat à la libre cession du bail : si le propriétaire se réservait le droit de résilier le bail pour vendre ou démolir, le contrat serait requalifié au vu de la jurisprudence. Cela interdit donc d’assortir le bail de dispositions jouant un rôle de clauses anti-spéculatives. « En effet, les baux emphytéotiques ou les baux à construction offrent une véritable stabilité au preneur, mais empêchent de stipuler des clauses permettant le maintien du logement dans le marché intermédiaire. La présence d’une clause d’affectation précise (par exemple, niveau de revenu des ménages) ou d’une clause anti-spéculative dans ces baux emporterait une disqualification du droit réel, remettant en cause les financements éventuellement obtenus. »[6]
Dans le cas du community land trust, le bail est de durée illimitée. « Le community land trust conjugue une dissociation du foncier et du bâti avec l’attribution d’un régime de propriété distinct. Les ménages sont propriétaires du logement mais sont locataires du foncier qui est détenu de manière collégiale par les administrateurs élus du community land trust. … [7]». On voit bien ce qu’a de virtuel le fait de n’être pas propriétaire du terrain, dès lors que le bail est de durée illimitée ou même lorsque la durée du bail restant à courir s’étend sur plusieurs générations. En France, les propriétaires du sol ne sont pas propriétaires du sous-sol, mais cette restriction est sans conséquence.
Le community land trust prétend interdire l’enrichissement sans cause par le contrôle des reventes ou des occupations successives. C’est dans ce domaine que le BRILO s’en inspire et innove dans le droit français, puisqu’il introduit des règles permettant de limiter les possibilités de cession du bail par le preneur dans le cas d’une emphytéose : les plafonds de revenu qu’il impose ne s’appliquent pas aux preneurs successifs (les locataires emphytéotiques), mais aux occupants du logement. La durée du BRILO peut aller jusqu’à 99 ans.

Le montant de l’aide

Sans aide particulière, et si le terrain est loué au prix du marché, le prix d’un logement construit avec un bail emphytéotique de très longue durée ou même à durée illimitée doit être sensiblement équivalent à celui d’un logement acquis en pleine propriété. Le locataire emphytéotique doit supporter le coût de la construction et le loyer du foncier. L’écart entre le loyer du foncier et la charge d’un emprunt d’un emprunt à très long terme destiné à l’acquérir tient d’une part à la différence entre le rendement locatif et le taux d’intérêt, d’autre part à la valeur actualisée du logement à l’échéance du bail. Devrait donc être déduite du total actualisé des loyers, la valeur actuelle de l’ensemble qui reviendra au propriétaire à l’issue du bail. La valeur actuelle d’un logement lorsque le terme est très éloigné peut être considéré comme négligeable. A titre de référence, la valeur actuelle d’une somme de 1 000 000 € à 99 ans avec un taux d’actualisation proche du taux d’intérêt des années récentes soit 6% est égale à 3 125 € et de 53594 € si l’on choisit un taux de 3 %. De surcroît, on perçoit bien tout ce que cette restitution de l’ensemble à l’issue de bail a de théorique et le caractère virtuel des conventions qui engagent le très long terme. L’exemple des hospices civils de Lyon, mentionné plus haut et développé plus loin, en constitue une excellente illustration. La seule comparaison entre le rendement locatif d’un terrain et le niveau actuel des taux suffit à montrer que la formule du bail emphytéotique ne peut en elle-même être source d’économie. Seule la location du foncier à un prix inférieur au prix du marché peut réduire le prix de l’opération. Il s’agit donc d’une modalité d’aide comme une autre, à ceci près qu’elle est moins directement apparente aux yeux du public qu’une subvention ou une vente à un prix décoté.
Une évaluation équivalente pourrait être faite pour un community land trust. Ce dernier reste propriétaire du terrain et le loue, dans les exemples auxquels nous avons eu accès, pour une redevance symbolique. « De manière à abaisser significativement le prix de ses logements au-dessous des valeurs du marché, le CLT mobilise des subventions publiques dans le budget des opérations. Leur montant gomme en totalité le coût d’acquisition du sol et une partie du coût de construction [8]». La justification de cette aide se trouve dans le fait que le système du Community land trust est présenté comme l’outil de constitution d’un « parc d’accession sociale »[9].
De la même façon, dans le cas du BRILO « Les personnes publiques propriétaires de terrains ou de bâtiments à réhabiliter, mais également de nombreuses personnes privées (associations, fondations, organismes fonciers solidaires), pourront ainsi privilégier l’offre de logements intermédiaires en faisant un effort sur le prix de leur foncier dans le cadre de ce nouveau bail »[10].

Rapprochement entre l’aide et le revenu des bénéficiaires

Peut-on évaluer l’aide nécessaire pour abaisser le niveau de revenu nécessaire pour accéder à la propriété dans une ville chère ? La Ville de Paris est à l’origine des travaux qui ont donné naissance au BRILO. L’estimation qui suit a été faite de façon rapide pour la Mairie de Paris avant la mise au point du BRILO. Prenons un exemple extrêmement simplifié, uniquement destiné à donner des ordres de grandeur. Le prix moyen des appartements neufs en cours de commercialisation s’établit aujourd’hui à Paris aux alentours de 10 000 € / m2. La charge foncière représente plus de 45 %[11] de ce prix, soit 4 500 € / m2.
Examinons le cas d’un ménage primo-accédant qui achète un appartement de 80 m2 pour 800 000 € (dont 360 000 € de charge foncière) avec un apport personnel de 10 %, soit 80 000 €. Il emprunte 720 000 € à 4 % sur 25 ans, soit une annuité de l’ordre de 45600 €, ce qui suppose un revenu annuel de l’ordre de 140 000 € nets, avec un taux d’effort qui s’élève à 30 % de leur revenu.
L’enquête logement de 2006 nous renseigne sur les revenus par unité de consommation des habitants de Paris, de l’agglomération parisienne et de l’Ile-de-France. Actualisons ces chiffres pour tenir compte de l’évolution des revenus et de l’inflation, soit 12 % et prenons le cas d’un ménage de primo-accédants composé de deux adultes et d’un enfant (*1,8). Les chiffres de l’agglomération parisienne sont les plus significatifs, car l’agglomération forme un tout au regard du marché du logement.

Les revenus annuels, par déciles s’étagent ainsi pour un couple avec un enfant :

Décile de revenu annuel D1 D2 D3 D4 D5 D6 D7 D8 D9
Agglomération parisienne 15 884 € 23 122 € 29 274 € 34 875 € 40 473 € 47 235 € 54 765 € 66 832 € 86 716 €

Reprenons notre exemple de l’appartement de 80 m2 de 800 000 €. L’annuité de remboursement, 45 600 €, serait supérieure au revenu d’un ménage situé dans le 5ième décile de l’agglomération parisienne même s’il dispose d’un apport personnel de 80 000 € . L’aide publique devrait être supérieure à 70 % du coût de l’opération pour permettre à ce même ménage d’acheter ce logement grâce à un prêt sur 25 ans. Sur son territoire, l’aide qu’il faudrait consentir pour permettre à un ménage dont le revenu serait proche de la moyenne des revenus des habitants d’accéder à la propriété serait d’un montant impossible à justifier.
On voit bien que la neutralisation complète de la charge foncière n’y suffirait pas. L’annuité correspondant au seul remboursement de la construction sur 25 ans est d’environ 23 000 €, charge supportable pour un ménage dont le revenu annuel net est supérieur à 70 000 €, au-delà du 8ème décile, c’est-à-dire dans les 20 % des revenus les plus élevés dans l’ensemble des ménages de cette catégorie. Ce niveau de 70 000 € se situe encore plus haut dans l’échelle de revenus des seuls locataires, qui constituent la cible principale de ce type de dispositif.
Comment financer le report de la charge foncière ? Ecartons dans un premier temps l’idée d’une aide publique, qu’il s’agisse d’une subvention ou d’une moins-value de loyer correspondant à une mise à disposition du terrain à des conditions privilégiées : celle-ci serait consentie par l’ensemble des contribuables au bénéfice de jeunes ménages situés parmi les 20 % les plus riches en termes de revenu ou de patrimoine. Le BRILO ne pourrait donc bénéficier qu’à des ménages aux revenus élevés. La principale vertu du projet consisterait alors à dissimuler le fait que les bénéficiaires de l’aide publique ne pourraient être que des ménages parmi les 20% les plus aisés. Il s’agit d’un modèle de redistribution plus proche de celui de l’Opéra de Paris que de celui des HLM. L’auteur de la construction juridique du BRILO est difficile à suivre lorsqu’il estime que « le nouvel outil juridique […]pourrait représenter 10% des programmes de logements en zones tendues »[12]. Il n’indique pas comment pourront être gérés les problèmes d’attribution.

Le choix des acquéreurs successifs et la gestion de la file d’attente

Dans le cadre du bail emphytéotique, le prix de rachat d’un bail est déterminé par le seul jeu du marché et aucune condition ne peut venir entraver la liberté du choix du nouveau locataire[13]. De ce fait, s’il y a eu aide de la collectivité, celle-ci ne bénéficie qu’au premier locataire. C’est la différence essentielle avec le community land trust et avec le BRILO. Dès lors que l’allocation des ressources n’est pas réglée par les prix, la difficulté tient à la gestion de la file d’attente. Le community land trust garde la maîtrise du choix des acquéreurs successifs et des conditions de la revente. Il recourt à quatre méthodes pour encadrer les prix de revente. La première prévoit le taux d’augmentation de la valeur d’acquisition ; dans la deuxième, dite «par composants », le prix de vente inclut l’investissement initial du propriétaire et la valeur des investissements du propriétaire ; la troisième repose sur l’indexation et la dernière sur l’évaluation du bien. La gouvernance tripartite, où sont représentés les intérêts des propriétaires, de la société civile et des acteurs publics locaux est censée garantir le fait que le community land trust agit pour le bien de la communauté, autrement dit pour l’intérêt général. On peut s’interroger sur la transposition en France de la notion de community. N’est-elle pas porteuse d’un risque d’entre soi, plus facilement admis là-bas que chez nous. Il suffit d’avoir à l’esprit le fait qu’au Royaume-Uni, l’accord des membres du bureau d’une copropriété, lorsqu’elle est gérée sous la forme d’une coop, peut être nécessaire pour agréer ou repousser la candidature des nouveaux copropriétaires.
Le BRILO apporte une solution nouvelle qui prend appui sur un autre élément, le revenu de l’occupant, lequel peut être le nouveau preneur lui-même ou son locataire. La revente est libre, à ceci près que le revenu de l’occupant doit être inférieur à un plafond fixé par décret. « Les logements réalisés dans le cadre d’un BRILO devront ainsi être destinés, pendant toute la durée du contrat, à être occupés, à titre de résidence principale, par des personnes physiques dont les ressources n’excèdent pas des plafonds qui seront fixés par décret … Cependant l’occupant – de même que son conjoint – pourra continuer à jouir de son logement qu’elle que soit l’évolution de ses ressources. Ces conditions ne s’imposent qu’à l’occupant et non au propriétaire. Quant au coût des logements, leur prix d’acquisition ou, pour ceux donnés en location, leur loyer, n’excèdera pas des plafonds fixés par décret. Un décret en Conseil d’Etat fixera une méthode de calcul du prix des logements, méthode qui devrait permettre d’obtenir non pas un prix administré mais un prix régulé qui suivra les évolutions du marché[14] ». Mais à quel prix le détenteur d’un tel bail pourra-t-il revendre son logement ? « Prenons le cas d’un bail de 75 ans, qui pourra concerner une famille sur trois générations. Après une soixantaine d’années, la valeur d’usage du logement supplantera la valeur liée à la propriété. Concrètement, s’il reste une dizaine d’années à courir sur le bail, la valeur du bail correspondra à la valeur d’une location pendant dix ans », détaille Bruno Chevreux. Le moins que l’on puisse dire est que cette estimation témoigne d’une belle confiance dans la stabilité du droit[15]. Comment procédera-t-on lors des reventes successives dans le cas d’une augmentation très forte des prix ? Rappelons qu’au cours de la seule décennie 1996-2007, ils ont plus que doublé en France. Comment évitera-t-on, lors du choix de l’acquéreur, les reprises qui se pratiquaient lors de la transmission du droit au bail des logements soumis à la loi de 1948 ? L’exigence d’une reprise sera d’autant plus facile à justifier que le propriétaire aura eu le loisir d’améliorer considérablement le logement.

La vanité des engagements de très long terme

L’exemple des hospices civils de Lyon, qui constitue la principale référence disponible en France, suffit à montrer ce qu’ont de virtuel ces prescriptions à très long terme. Il illustre la façon dont les choses peuvent se passer en cours de bail et à l’issue du bail. En cours de bail, l’achat d’un droit au bail obéit strictement au jeu du marché et le recours à un bail emphytéotique n’a aucune incidence sur le prix autre que celle qui résulte du terme du bail. A l’issue du bail, les locataires emphytéotiques des hospices étaient censés détruire les constructions et à restituer un terrain libre de toute construction pour permettre au bailleur de louer à nouveau un terrain nu. Dans les faits, il semble que système ait fonctionné comme si le bail emphytéotique dont bénéficiaient les locataires des Hospices civils de Lyon était assorti d’une garantie concernant sa tacite reconduction, au prix d’une éventuelle réévaluation du loyer. L’emphytéose semble s’être transformée en bail à durée indéterminée. Les conventions de très long terme n’ont pas résisté à la pression des occupants, qui dans le cas de Lyon, n’ont probablement pas eu de difficulté à faire valoir leur droit à reconduction. Même sur des périodes moins longues, il est difficile de s’opposer à ce que des personnes en place considèrent, avec le temps, comme des droits acquis. Ainsi, lorsque des propriétaires institutionnels ont voulu faire jouer leur droit à donner un congé pour vente à leurs locataires, ceux-ci se sont regroupés et les pouvoirs publics ont édicté de nouvelles règles pour empêcher les ventes dites à la découpe. Peut-on seulement imaginer qu’à l’issue du bail, tous les locataires en place acceptent simultanément la remise en cause de leur situation ?

Les deux natures de la propriété : usage et valeur patrimoniale

Tant le Community land trust que le BRILO s’accompagnent d’une restriction conventionnelle du droit de propriété. Quelle est alors l’étendue exacte du droit du preneur à bail ? Pour en rendre compte, plutôt que d’utiliser la distinction usuelle entre usus, fructus et abusus, envisageons la propriété comme un bouquet de droits, en s’inspirant du concept de bundle of rights des Anglo-Saxons. Qu’attendent en effet les ménages de la propriété ? Laissons de côté les valeurs symboliques qui s’attachent à ce statut pour nous concentrer sur deux aspects plus objectifs : d’une part la liberté d’usage du logement qu’apporte la propriété et d’autre part le patrimoine qu’il représente, c’est-à-dire sa valeur d’échange. Le propriétaire est libre de l’usage qu’il fait de son logement. Il peut l’améliorer, le transformer et n’est limité que par les règles d’urbanisme, les règlements de lotissement ou de copropriété. En revanche, le community land trust, s’il fonctionne de la façon dont il est décrit, et le BRILO de la façon dont ses promoteurs l’imaginent, sont des formules qui n’offrent aux propriétaires qu’un droit patrimonial restreint[16], à mi-chemin entre la propriété et la location. C’est que propriété et location ne sont pas des catégories éternelles et universelles. Ainsi, certains locataires peuvent disposer d’une véritable rente dès lors qu’ils jouissent du droit au maintien dans les lieux et même, comme c’était le cas dans plusieurs pays anciennement socialistes, du droit de transmettre leur logement à leurs héritiers. A l’inverse, l’accédant d’un pays anglo-saxon qui recourt à un prêt non amortissable ou à de l’extraction hypothécaire, bien que juridiquement propriétaire, peut n’accumuler aucun actif et se trouver dans les faits simple locataire d’argent. On ne sait pas si les réflexions actuelles sur le CLT et le BRILO sont plutôt motivées par le souci de loger les classes moyennes dans les villes chères ou de satisfaire leur attrait pour le statut de propriétaire.

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Comment réduire le coût des opérations dans les localités où les prix sont élevés ? Bail emphytéotique, community land trust et BRILO offrent une réponse simple : il suffit que quelqu’un, collectivité publique ou fondation philanthropique le donne ou le loue à bas prix. Reste à désigner les bénéficiaires de cette manne. Il est difficile d’imaginer un système équitable d’aide à l’accession dans les zones les plus tendues. Le rôle que joue l’apport personnel dans le financement des achats suffit à écarter les nouveaux arrivants qui ne détiennent pas un patrimoine hérité ou accumulé lors d’un premier achat. C’est ce qui explique que les métropoles mondiales sont majoritairement locatives. Les mégalopoles chinoises font exception parce qu’elles ont procédé au transfert de la propriété des logements locatifs sociaux à leurs occupants ; aujourd’hui, confrontées à la difficulté de loger les « jeunes professionnels qualifiés et talentueux[17] » qu’elles cherchent à attirer, elles redécouvrent les vertus du locatif social. Encourager à grand prix l’accession à la propriété de quelques-uns ne permettra pas aux classes moyennes disposant de leurs seuls revenus d’habiter dans les villes les plus chères. A l’inverse, ce sera peut-être les différentes formes de droit au maintien dans les lieux qui seront mises en question si le fait d’ouvrir plus largement les villes aux jeunes et aux nouveaux arrivants devient la priorité. Il n’existe pas d’ingénierie juridique ou financière socialement équitable qui permette à des ménages de revenu moyen d’acheter un logement neuf dans les localisations où le prix des logements représente presque 20 années du revenu de ces mêmes ménages.
De ce point de vue, le BRILO a toute chance de rejoindre l’étagère des OJNU (objets juridiques non utilisés). Bail emphytéotique, community land trust et BRILO offriront peut-être des outils à la palette des aménageurs, mais en aucun cas un système susceptible de faciliter l’accession à la propriété dans les zones tendues.

[1] B. Ailleret B. Vorms, « Des formules innovantes pour encourager l’accession sociale » 1 2, 3, CGPC, 2003.

[2] Augustin Chomel  Clauses et dispositifs anti-spéculatifs dans l’accession aidée à la propriété Habitat-actualité 2011

[3] Ordonnance n°2014-159 du 20 février 2014 relative au logement intermédiaire, introduite dans le code de la construction et de l’habitation (art. L. 254-1 à L. 254-9 CCH)

[4] Edgard Pisani, “Utopie foncière”, Gallimard, 1977.

[5] Douglas Robertson and Katharine Rosenberry, “Home ownership with responsibility. Practical governance remedies for Britain’s flat owners”, Joseph Rowntree Foundation, 2001

[6] B. Cheuvreux et R. Leonetti, « Le bail réel immobilier dédié au logement », 2014. Cheuvreux, « Le bail réel immobilier relatif au logement », 2014

[7] Jean-Philippe Attard « Un logement foncièrement solidaire : le modèle des community land trusts », Mouvements 2/2013 (n° 74)

[8] Attard, op.cit.

[9] Vincent Le Rouzic , « Le community land trust, un modèle pour l’accession sociale à la propriété dans les villes globales ? », Mémoire de recherche, Université de Paris-Ouest, 2014.

[10] Cheuvreux,op. cit.

[11] La charge foncière peut être supérieure à 50 % pour certains programmes.

[12] Cheuvreux, op. cit.

[13] ibid. « En effet, les baux emphytéotiques ou les baux à construction offrent une véritable stabilité au preneur, mais empêchent de stipuler des clauses permettant le maintien du logement dans le marché intermédiaire. La présence d’une clause d’affectation précise (par exemple, niveau de revenu des ménages) ou d’une clause anti-spéculative dans ces baux emporterait une disqualification du droit réel, remettant en cause les financements éventuellement obtenus. »

[14] Ibid.

[15] Ibid.

[16] Ibid. « Il s’agit donc d’une propriété dans tous ses attributs avec cependant deux spécificités: une durée limitée (et non susceptible de tacite reconduction) et une affectation relative à l’objectif de maintien des logements dans le parc intermédiaire »

[17] B.Vorms, « Chine : l’immobilier avant le logement », Informations sociales, 2014

Auteur/autrice

  • Bernard Vorms

    Economiste spécialisé dans le domaine du logement, IEP de Paris et DES d’économie politique. Il a dirigé l’ANIL/agence nationale pour l’information sur le logement et présidé la SGFGAS/société de gestion du fond de garantie de l’accession sociale jusqu’à la fin de l’année 2013. Il a présidé le Conseil national de la transaction et de la gestion immobilière de 2014 à 2019. Il a réalisé de nombreux rapports pour le gouvernement et publié des études mettant l’accent sur les comparaisons internationales.

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