Rien à louer
Traduction politiquedulogement.com
Si le contrôle des loyers semble être à la mode en France, ce n’est pas une nouveauté. La France a en effet connu un blocage des loyers de 1914 à 1948. L’article ci-dessous, qui en décrit les conséquences, n’a jamais à notre connaissance été traduit en Français. Il nous a semblé utile de combler cette lacune.
L’article original, « No vacancies », a été publié pour la première fois en 1948 par the Foundation for Economic Education et réédité dans l’ouvrage « Rent control : myths and realities », the Fraser Institute, 1981, pages 187 à 197.
1. Un dollar par mois
Un dollar par mois permet de payer le loyer d’un salarié à Paris. Notre source pour cette affirmation est le syndicat dominé par les communistes, la CGT. En présentant ses revendications pour un salaire minimum permettant d’assurer une vie décente, elle a produit un budget ouvrier dans lequel les dépenses de loyer sont estimées à 316 francs. (Dans cette analyse, tous les chiffres seront exprimés en dollars à la valeur approximative de 300 francs pour un dollar).
On peut opposer à ce chiffre l’estimation de la conservatrice Union des associations familiales. Cette source fixe les dépenses de loyer, pour un logement adéquat à la taille de la famille, à un dollar et demi pour un homme et une femme avec un enfant et un bébé ; pour une famille de six personnes, les dépenses de loyer devraient aller jusqu’à un peu moins de deux dollars.
Des loyers artificiellement bas
La faiblesse de ces coûts ne laisse pas d’étonner. Dans le budget de la CGT, le loyer est considéré comme égal au coût du transport aller-retour au travail. En d’autres termes, un mois de loyer pour un travailleur individuel ne coûte guère plus que six paquets de cigarettes les moins chères. Pour une famille nombreuse de six personnes, il s’élève à onze paquets de cigarettes (les cigarettes, non rationnées en France, coûtent 15 cents le paquet).
Même dans le budget très modeste d’un travailleur, une telle dépense n’absorbe qu’une petite partie de son revenu, soit 2 à 7 % du revenu minimum exigé par la CGT ; aussi peu que 1 à 2 % du revenu d’une famille de six membres tel que calculé par l’Union des associations familiales.
Ces estimations sont corroborées par les déclarations des salariés interrogés par les services statistiques français. Il ressort de leurs budgets qu’en moyenne, le loyer représente 1 à 4 % des dépenses des salariés ; pour les employés, de 1 à 7 % des dépenses totales.
Dans la pratique, il existe de nombreux loyers inférieurs à un dollar par mois ; les loyers d’un demi-dollar ne sont pas rares. Il ne faut pas non plus supposer que les logements en question sont nécessairement de moins bonne qualité, car le prix et le confort, comme nous le verrons, n’ont aucun rapport.
Des loyers aussi bas ne sont pas un privilège réservé aux salariés. Les appartements de la classe moyenne de trois ou quatre pièces principales coûteront fréquemment entre 1 et 50 dollars par mois. Les loyers payés par les cadres supérieurs vont de 3 à 50 dollars à 8 ou 10 dollars par mois. Il n’y a pas de corrélation étroite entre le revenu et le loyer. Le loyer dépasse rarement 4 % de tout revenu ; il est souvent inférieur à 1 %.
Il n’est donc pas étonnant que les Parisiens dépensent chaque mois beaucoup plus pour leurs loisirs qu’ils ne paient pour trois mois de loyer.
Voici un appartement
Cette situation peut sembler très souhaitable. Elle a, bien sûr, ses inconvénients.
Alors que vous ne payez pas plus que ces prix tout à fait ridicules si vous avez la chance de disposer d’un appartement, si vous cherchez un logement, vous ne le trouvez à aucun prix. Il n’y a pas de logements vacants, personne ne va libérer des logements qui coûtent si peu, et les propriétaires ne peuvent expulser personne. Le décès [de l’occupant] est la seule possibilité.
Les jeunes couples doivent être au nombre de cinq avec la belle-famille, et l’activité principale de l’épouse consiste à veiller aux décès. Les personnes âgées qui prennent le soleil dans les jardins publics sont reconduits dans leurs logements par des jeunes femmes cherchant à se mettre d’accord avec le concierge, afin d’être les premières prévenues du décès et d’être les premières à postuler pour l’appartement. D’autres chasseurs d’appartements ont un accord avec les pompes funèbres.
II. Le logement « clandestin »
Il y a deux façons d’obtenir un appartement que le décès a rendu disponible. Légalement, si vous remplissez certaines conditions qui vous donnent la priorité, vous pouvez obtenir d’une autorité publique un ordre de réquisition ; vous constaterez généralement que le même ordre pour le même appartement a été donné à deux ou trois autres candidats éventuels. La méthode illégale est la plus sûre. Il s’agit de traiter avec l’héritier, et avec sa complicité d’introduire immédiatement certains de vos meubles. Dès que vous êtes entré, vous êtes le roi du château.
L’entrée dans un appartement coûte entre 500 et 1 500 dollars par pièce. À ce prix, vous pouvez également partager des appartements avec d’autres locataires. Quant aux salariés, ils peuvent tout aussi bien renoncer à l’espoir de s’installer ; ils devront rester dans leurs familles ou vivre dans des garnis misérables loués au mois.
Bref, les loyers sont très bas mais il n’y a pas de logement disponible. Il n’y en a pas non plus en construction. Et pratiquement aucun n’a été construit depuis 12 ans.
Il y a environ 84 000 immeubles d’habitation à Paris : 27,2 % d’entre eux datent d’avant 1850, 56,9 % d’avant 1880. Près de 90 % ont été construits avant la Première Guerre mondiale. La plupart des nouvelles constructions supplémentaires ont été réalisées immédiatement après cette guerre ; puis elles ont ralenti, et en 1936, elles avaient pratiquement cessé.
La détresse parisienne
Les estimations officielles elles-mêmes chiffrent à 16 000 le nombre d’immeubles qui sont dans un tel état de délabrement qu’il n’y a rien d’autre à faire que de les démolir. Les autres ne sont pas non plus tout à fait satisfaisants. Pour entrer dans les détails sordides, 82 % des Parisiens n’ont ni bain ni douche, plus de la moitié doivent sortir de leur logement pour trouver des toilettes, et un cinquième n’ont même pas l’eau courante dans les logements. Un peu plus d’un immeuble existant sur six est déclaré satisfaisant et en bon état par les inspecteurs publics. Et même ces immeubles souffrent d’un défaut d’entretien.
Les propriétaires peuvent difficilement être blâmés. Ils ne sont pas en mesure financièrement d’entretenir leurs bâtiments, et encore moins de les améliorer. Pour prendre un exemple de situation très courante, voici une dame qui possède trois bâtiments contenant 34 appartements, tous habités par des familles de classe moyenne. Sa perte nette, après impôts et réparations, est de 80 dollars par an. Non seulement son fils doit l’héberger et s’occuper d’elle, mais il doit aussi payer les 80 dollars. Elle ne peut pas vendre, il n’y a pas d’acheteurs.
Lorsque le propriétaire essaie de tirer un petit revenu net de sa propriété en réduisant les réparations, il court de grands risques. Ainsi, un propriétaire ayant différé les réparations sur ses toits, la pluie qui s’infiltre dans un appartement a gâché quelques fauteuils. Il a été poursuivi en dommages et intérêts et condamné à payer une somme équivalant à trois ans du loyer dérisoire du locataire.
La condition misérable des propriétaires s’explique facilement. Alors que les loyers depuis 1914 ont été multipliés par 6 à 8, les taxes ont été multipliées par 13 et le coût des réparations est de 120 à 150 fois celui de 1914 !
III. Le contrôle des loyers s’enracine
La situation est, bien sûr, aussi absurde que désastreuse. Un étranger pourrait être tenté de penser que seule une incroyable folie a pu nous conduire à cela. Mais il n’en est rien. Nous y sommes arrivés par de petites étapes, presque inaperçues, en glissant sur la pente douce du contrôle des loyers. Et ce n’est pas l’œuvre des Rouges, mais des parlements et des gouvernements successifs, dont la plupart étaient considérés comme plutôt conservateurs.
L’héritage de la Première Guerre mondiale
L’histoire commence avec la Première Guerre mondiale. Il semblait alors à la fois humain et raisonnable de préserver les intérêts des familles pendant que les hommes étaient à l’armée ou travaillaient pour la victoire. Les situations existantes ont donc été gelées. Il était également raisonnable d’éviter les perturbations à la fin de la guerre. Le retour des soldats ne devait pas être gâché par les expulsions et les augmentations de loyer. Ainsi, les situations d’avant-guerre ont été figées par le droit. Le propriétaire a perdu – « temporairement », bien sûr – la disposition de sa propriété, et les dispositions de la loi ont remplacé l’accord entre les parties. Ce n’était que pour un temps.
Mais au moment où la situation a été réexaminée en 1922, les prix de détail avaient triplé, les loyers étant toujours à leur niveau d’avant-guerre. Il était alors évident qu’un retour au marché libre impliquerait des augmentations considérables, un indice de celles-ci étant fourni par les loyers du secteur libre, qui étaient environ deux fois plus élevés que les ceux de 1914. Les législateurs n’ont pas cherché à résoudre le problème. Les salaires étaient alors trois fois et demie plus élevés qu’en 1914, et les dépenses de loyer dans le budget des travailleurs étaient passées d’environ 16 % avant la guerre à environ 100 %. À notre époque, les habitudes s’enracinent rapidement. Au lieu de considérer le loyer comme constituant normalement un sixième des dépenses d’un ménage, on admet maintenant un vingtième comme la norme. En outre, un « droit » s’est développé, le « droit » de s’incruster. Toujours très sédentaires, les Français avaient désormais pris racine dans leurs logements loués.
Les législateurs ont décidé de traiter cette question de manière prudente. Le droit du locataire de garder la possession du logement a donc été confirmé et le loyer légèrement augmenté. Les augmentations successives ont été accordées par d’autres lois, toutes vivement débattues. Une nouvelle relation propriétaire-locataire a ainsi pris forme. Le propriétaire est impuissant à expulser le locataire ou à discuter avec lui du prix du loyer, car l’État s’en charge. Le prix a augmenté, mais lentement, tandis qu’entre-temps, le champ de la réglementation s’est progressivement élargi pour inclure les appartements qui y échappaient auparavant. Les nouveaux immeubles construits depuis 1915 étaient les seuls à ne pas y être soumis, cela pour stimuler la construction. Cette exception ne devait pas durer longtemps.
La peur de la liberté
Aucune réflexion systématique n’a inspiré cette politique. Elle est simplement née de la crainte d’un retour soudain à la liberté qui semblait de plus en plus dangereux à mesure que les prix augmentaient. Et, bien sûr, si l’on devait contrôler le prix des loyers, on ne pouvait pas permettre au propriétaire de donner congé au locataire, car dans ce cas il aurait pu sans difficulté passer un accord en secret avec le nouveau locataire ; le contrôle des loyers impliquait donc nécessairement le déni du droit d’expulsion du propriétaire.
Qu’est-il alors arrivé aux loyers sous ce régime ? En 1929, avec des prix de détail plus de six fois supérieurs à ce qu’ils étaient en 1914, les loyers n’avaient même pas doublé ; les loyers réels, c’est-à-dire les loyers en termes de pouvoir d’achat, étaient inférieurs d’un tiers à ce qu’ils étaient avant la guerre.
La législation sur le contrôle des loyers a perduré, non sans difficulté. En effet aucun sujet n’a coûté autant de temps et d’énergie au Parlement. Mais l’amélioration de la condition des propriétaires, lorsqu’elle est intervenue, n’était pas le fait des législateurs. Elle a été provoquée par la crise économique qui a fait baisser les prix de détail. Ainsi, en 1935, les loyers étant alors presque trois fois plus élevés qu’avant la guerre, les prix de détail ont baissé et les propriétaires auraient dû voir leur revenu atteindre près des deux tiers de leur revenu réel d’avant-guerre. Cela aurait été le cas si le gouvernement Laval n’avait pas alors décidé de réduire les loyers de 10 % dans le cadre des mesures destinées à faire baisser le coût de la vie et à mettre en œuvre une politique de déflation.
Lorsque le Front populaire est arrivé au pouvoir en 1936, le processus des dévaluations a repris, les prix de détail ont grimpé en flèche et le revenu réel des immeubles s’est effondré d’année en année.
Puis vint la Seconde Guerre mondiale. Le retour à la liberté qui avait été prévu pour 1943 fut, bien sûr, mis en veilleuse, et tous les loyers furent gelés, y compris cette fois-ci ceux des immeubles récents qui y avaient jusqu’alors échappé.
IV. Les législateurs occupés
Depuis la Libération, un décret de 1945 et deux lois en 1947 sont intervenus, portant à 119 le nombre de lois ou quasi-lois sur le sujet depuis 1918. Les nouvelles lois ont prévu des augmentations de loyers. Les appartements construits avant 1914 peuvent désormais être loués à des prix supérieurs de 70 % à ceux de 1939. Mais alors que les loyers ont augmenté de 1 à 7 fois, les prix de détail ont augmenté de plus de 14 fois. En d’autres termes, le pouvoir d’achat des loyers a été fixé à 12 % de son niveau de 1939, déjà fortement déprimé comme nous l’avons vu. Les immeubles construits depuis 1914 ont été traités plus sévèrement, en partant du principe que les loyers en vigueur en 1939 étaient plus adéquats. L’augmentation autorisée par rapport aux niveaux de 1939 a été fixée à 30 %, ce qui a permis de maintenir le pouvoir d’achat de ces loyers à 9 % de ce qu’il était avant la Seconde Guerre mondiale. Il était en outre précisé, pour les bâtiments datant de 1914 ou d’avant, qui représentent, comme nous l’avons noté, neuf dixièmes du parc total, que leurs loyers ne devaient en aucun cas être supérieurs à 6,8 fois le loyer de 1914. Et ce, malgré le fait que les prix de détail étaient alors 99,8 fois plus élevés qu’en 1914.
En bref, les propriétaires de nouveaux bâtiments ont été autorisés à obtenir en termes de revenu réel moins d’un dixième de ce qu’ils obtenaient avant la Seconde Guerre mondiale.
Les propriétaires d’immeubles anciens, c’est-à-dire les neuf dixièmes de tous les immeubles, ont été autorisés à percevoir en termes de revenu réel soit 12 % de ce qu’ils avaient en 1939, soit un peu moins de 7 % de ce qu’ils avaient en 1914 – le montant le plus faible étant celui que la loi a pris soin de préciser !
Le problème des prix
Si, en revanche, un constructeur devait maintenant construire des appartements similaires à ceux qui existent déjà, ces nouveaux appartements devraient être loués à des prix représentant de 10 à 13 fois les plafonds de loyer actuels, afin de rentabiliser les coûts de construction et le capital investi. Selon une source officielle, un rapport du Conseil économique, un appartement pour salarié de trois petites pièces et d’une cuisine se louant actuellement entre 13 et 16 dollars par an ( !) devrait être loué entre 166 et 200 dollars par an ; et un appartement de grand standing d’une surface de 150 mètres carrés devrait être loué entre 55 et 70 dollars par mois, contre le prix actuel de 14 à 17 dollars par mois. Il est évident que tant que les loyers des logements existants seront maintenus artificiellement bien en dessous des coûts, il sera psychologiquement impossible de trouver des clients à des prix 10 ou 12 fois plus élevés, et donc la construction ne sera pas entreprise.
L’écart entre le prix légal et le prix économique des logements est tel que même les plus fervents défenseurs de la liberté frémissent à l’idée d’un retour brutal à la réalité. Ils estiment que si le droit de licencier les locataires était rétabli, et le droit de négocier et de contracter avec eux, les expulsions ne pourraient pas être exécutées, tous les locataires exigeant l’annulation de la décision. La chose, disent-ils, est maintenant allée trop loin, le prix du loyer est trop éloigné du coût.
D’où les étranges projets qui sont actuellement examinés par le Parlement français. Il est proposé de maintenir un droit d’occupation, un droit de conserver son logement, et il est proposé de parvenir à une « fixation équitable des prix ». C’est-à-dire que la véritable valeur de service de chaque appartement serait fixée en fonction de la surface au sol, la valeur au mètre carré étant multipliée par un coefficient en fonction des commodités, de la situation, etc. Ainsi, le « loyer équitable » serait déterminé. Mais il ne serait pas entièrement payé par le locataire. Il bénéficierait d’une subvention spéciale, une mesure inflationniste bien sûr, comme toutes les subventions. La plus grande partie de ce loyer équitable ne serait pas non plus versée au propriétaire. Il serait divisé en tranches. Une tranche correspondant au coût de l’entretien serait versée au propriétaire, non pas directement mais sur un compte bloqué pour s’assurer qu’elle est dépensée pour les réparations. Une part beaucoup plus importante pour la reconstitution de l’investissement ne serait pas du tout versée au propriétaire, mais à un Fonds national de la construction, de sorte que la dépossession des propriétaires serait finalement sanctionnée. Ils seraient légalement transformés en concierges de leurs propres bâtiments, tandis que sur la base de leur dépossession, une nouvelle propriété de l’État pour les futurs bâtiments se dresserait fièrement.
Le chemin de la ruine
L’exemple français pourrait s’avérer intéressant et utile pour nos amis d’outre-mer. Il montre que le contrôle des loyers se perpétue et qu’il aboutit à la fois à la ruine physique des logements et à la dépossession légale des propriétaires. Il suffit de visiter les maisons à Paris pour en tirer des conclusions. Les ravages causés ici ne sont pas le fait de l’ennemi, mais de nos propres mesures.
Bertrand de Jouvenel
1948
(traduction politiquedulogement.com)
Au départ (1914) le contrôle des loyers apparaît comme une mesure humaine et raisonnable. Sauf qu’il est ensuite impossible de faire marche arrière à cause du fossé qui se creuse entre le prix réglementé et le marché. Le retour à la case départ devient trop violent donc impossible à soutenir par les politiques qui n’ont d’autre choix que d’aménager le système, en général pour le durcir.
Aujourd’hui l’encadrement réactivé par la loi ELAN en 2018 n’a pas encore fait de dégâts mais le doigt est dans l’engrenage. Un nombre croissant de villes et d’agglos vont l’adopter. Au terme de l’expérimentation (juin 2023), le système sera évalué positivement, prolongé et probablement durci parce que des voix se seront élevées pour réclamer plus d’efficacité, de contrôles et au final une plus forte déconnexion par rapport au marché. Le temps fera le reste.
L’article est remarquable. On y apprend au passage que les parlementaires de 1948 avaient réfléchi à des projets encore plus confiscatoires et bureaucratiques que la loi de 1948, déjà bien gratinée.