A propos du livre de Jean Bosvieux et Bernard Coloos : « Logement social : les enjeux du modèle français »
Publié quelques semaines avant le congrès annuel du mouvement Hlm, voici un livre qui a un lectorat tout trouvé, auquel on peut ajouter les étudiants des masters spécialisés, les élus responsables des politiques du logement et, plus largement, tout citoyen curieux d’économie politique car il parvient à expliciter sans les simplifier les principaux enjeux auxquels est actuellement confronté le logement locatif social.
Le rappel des modalités historiques de la constitution de ce patrimoine conduit à mettre en évidence la forte polarisation entre les logements construits dans les trois décennies de l’après-guerre, schématiquement les grands ensembles, et le reste du patrimoine, bien plus diffus. L’implantation urbaine, le quartier, déterminent encore largement l’attractivité des logements sociaux, avec des écarts que la politique de rénovation urbaine lancée à partir des années 2000, et appelée à être encore soutenue, ne peut résorber à elle seule. Si la population des locataires du logement social s’est globalement paupérisée au cours des dernières décennies, les données disponibles montrent qu’attractivité urbaine et occupation se recoupent en partie, les ménages à plus bas revenu et les familles les plus fragiles étant surreprésentés dans le patrimoine le moins valorisé.
D’où l’intérêt légitime porté aux politiques d’attribution, en plus des dispositions de la loi SRU visant à mieux répartir territorialement le logement social, pour parvenir à une certaine mixité sociale tout en préservant la priorité donnée par le droit au logement opposable à ceux qui sont dans les situations les plus précaires. Comment concilier ces objectifs et à quelle échelle géographique ? La question est débattue par les auteurs, qui décrivent le cheminement suivi pour rendre les procédures d’attribution plus transparentes à défaut d’être plus simples : numéro unique national du demandeur, dossier de demande numérisé, formalisme des commissions d’attribution, avant sans doute une généralisation de la cotation des demandes. En soulignant la difficulté à concilier des objectifs d’occupation définis nationalement avec une mise en œuvre dans un cadre intercommunal sans que des adaptations locales soient autorisées.
L’analyse de la place du parc locatif social dans le marché du logement se conclut par la nécessité impérative de poursuivre sa croissance. Les ménages à revenus moyens et supérieurs s’orientent en effet plus systématiquement vers le statut de propriétaire qu’il y a une quarantaine d’années et le parc locatif privé, s’il accueille également de nombreux ménages à bas revenu, ne le fait pas, car ce n’est pas sa vocation, dans les mêmes conditions financières. Les données sur la demande de logement social, comme le ralentissement de la mobilité des locataires en place dans le logement social, attestent la tension croissante sur l’offre locative financièrement accessible. Il faut donc que ce secteur dispose des moyens de son développement.
Un modèle fondé notamment sur la pérennité du patrimoine
Il n’y a pas, dans le modèle français, d’aide à l’exploitation pour abaisser le loyer des logements gérés mais, en principe, des conditions de financement de la construction calibrées pour obtenir le niveau de loyer souhaité de chaque opération nouvelle, qui devra être respecté pendant toute sa durée de vie, dans des conditions d’exploitation normales. Parmi les différentes composantes du financement de l’investissement initial, le mécanisme qui permet de transformer en prêts à très long terme l’argent liquide déposé sur le livret A et centralisé par la Caisse des dépôts est spécifique au modèle français. Ces prêts sont depuis les années 1960 la composante principale du financement des opérations nouvelles. La description du « puzzle du financement » met en évidence le jeu des différentes pièces et leur fluctuation : à côté des aides d’Action Logement présentes dès l’origine, la baisse tendancielle des subventions de l’Etat remplacées par des aides fiscales, la montée en régime des aides des collectivités locales – inégale et moins sensible ces dernières années compte tenu de la pression sur leurs propres finances-, ainsi que, facteur déterminant pour l’avenir, la part croissante des fonds propres apportés par les bailleurs sociaux. Bien que le sujet soit très technique, l’exposé est clair et se conclut, à juste titre, par la nécessité de préserver un modèle de financement qui a fait la preuve de sa solidité ou, pour employer un mot à la mode, de sa résilience.
Autant que les modalités de financement, la pérennité du patrimoine, au sens de son maintien sans limite de durée dans le champ du logement social, a jusqu’à présent caractérisé le modèle français. Le parc le plus ancien, dont la charge financière est amortie, permet de dégager des marges de manœuvre financières pour renforcer la réhabilitation ou apporter des fonds propres aux opérations nouvelles, voire de couvrir les résultats d’exploitation négatifs de certaines opérations mal financées sans compromettre la bonne santé financière globale. Cette pérennité prend la forme juridique du conventionnement, ce contrat passé entre le bailleur social et l’Etat (ou la collectivité délégataire) qui définit le loyer maximum et le plafond de ressources applicables et dont la durée est de fait sans limite pour les bailleurs Hlm et Sem, les logements ne pouvant sortir du dispositif que par la vente à l’occupant ou, en cas de vacance, à une autre personne physique. La seule exception concernait, jusqu’en 2019, le régime applicable à l’usufruit locatif social avec une durée de conventionnement limitée à quinze ans ; marginal dans la production, il peut être présenté comme un moyen de créer une offre locative sociale, essentiellement en PLS, dans les marchés les plus tendus, et parfois comme un moyen pour certaines collectivités de contourner les obligations de la loi SRU. Plus inquiétante pour l’avenir est la disposition de la loi Elan de 2019 qui fait sortir du conventionnement les logements PLS de plus de quinze ans vendus par les bailleurs sociaux à des personnes morales de droit privé et que les auteurs ne mentionnent pas.
Ces derniers montrent comment ces principes ont dû plusieurs fois être adaptés aux réalités du moment : dans les années 1980 et 1990 quand le coût de l’énergie a mis en évidence l’inadéquation de certains logements conduisant à des politiques de réhabilitation massives qui ont combiné aides publiques et hausse de loyer ; à la fin des années 1990, quand l’évolution de la charge financière et celle de l’inflation et donc des loyers ayant trop fortement divergé, un réaménagement général de la dette a été nécessaire. Longtemps les alternances politiques se sont traduites par des inflexions ou des réorientations, sans toutefois aller jusqu’à la remise en cause du modèle : soutien plus ou moins massif à la production nouvelle, tentative ponctuelle de prélèvement d’une partie de la trésorerie des organismes, incitation plus ou moins forte à la vente aux occupants…
La rupture de 2017 : changement de logique et incitation à la financiarisation
La donne a changé à partir de l’été 2017 avec la loi de finances pour 2018, au terme de ce que Frédéric Paul, alors délégué général de l’Union sociale pour l’habitat, qualifie de Blitzkrieg (guerre éclair) dans son livre « Hlm, mon amour ». Cette loi de finances crée une réduction de loyer de solidarité (RLS), sorte d’impôt qui ne dit pas son nom sur les loyers des bailleurs Hlm et Sem. Cette ponction financière annuelle considérable prive ces organismes d’une grande partie des moyens qu’ils consacrent à leur développement sous forme de fonds propres investis dans la construction ou l’acquisition de nouveaux logements ou dans l’amélioration des logements existants. Même si diverses mesures financières de soutien à l’investissement, principalement supportées par Action Logement et la Caisse des dépôts ont été prises pour limiter l’impact de la RLS.
Le modèle économique est dès lors mis en déséquilibre et les auteurs s’attachent à identifier et expliciter les actions qui permettraient aux organismes de supporter la RLS sans réduire leur activité, à en peser l’intérêt et les risques : hausse des loyers, réduction des frais de fonctionnement, recours à des financements de marché et augmentation des volumes de vente. Voici quelques traits saillants de ce passage en revue :
- Augmenter les loyers pour disposer de marges de manœuvre financières sans revoir les barèmes de l’APL, dont le pouvoir d’achat a été sérieusement érodé au cours des vingt dernières années, n’est pas socialement acceptable ;
- Les frais de fonctionnement ont fait l’objet d’une analyse comparative récente de l’Ancols qui pointe la disparité de ces frais entre organismes et met en évidence une économie potentielle importante, mais sans pouvoir préconiser de méthode permettant de s’aligner sur les organismes les plus performants ; cette piste doit donc être encore approfondie, en tenant compte d’une demande toujours plus forte en matière d’accompagnement social et de présence physique accrue dans les résidences adressée aux bailleurs sociaux.
- Pour les diverses raisons exposées, le niveau actuel des ventes correspond à la « respiration » dont le secteur a besoin, tous les obstacles à la vente à l’initiative des bailleurs étant levés depuis des années. Pour atteindre le rythme de 1 % du parc vendu annuellement, que certains veulent imposer comme la norme, il faudrait multiplier par quatre ou cinq ce niveau. Et pour cela céder les logements à des prix revus à la baisse, ce qui réduirait les possibilités de reconstitution du patrimoine vendu et aboutirait à terme à un appauvrissement des organismes ;
- Difficile de résumer la partie consacrée à la financiarisation, c’est-à-dire à l’introduction de capitaux privés dans le financement du logement social, qui synthétise elle-même un intéressant rapport du CGEDD et de l’IGF publié en 2019. Parmi les pistes évoquées, on pourrait tracer une ligne de partage entre celles qui semblent compatibles avec le modèle actuel, comme l’émission de titres participatifs et la plupart des autres options étudiées qui impliquent de sortir à terme les logements concernés du conventionnement. Ces dernières reviennent à accepter de se priver de ressources futures en contrepartie de l’argent frais reçu pour assurer un bon niveau de développement ; choix délicat, qui nous ferait sortir plus ou moins rapidement du modèle mis en place il y a quelques décennies.
« Vente et financiarisation : le miroir aux alouettes » est le titre éloquent du chapitre consacré à ces deux thématiques. Il comporte d’intéressants parallèles avec les politiques mises en œuvre chez nos voisins comme le conventionnement à durée limitée dans le cas de l’Allemagne, les rapports agités entre pouvoirs publics et bailleurs sociaux aux Pays-Bas et les conséquences de la politique du Right to buy en Angleterre. A méditer avant de les imiter… Ces aspects européens auraient mérité d’être complétés par une analyse des interférences fréquentes entre politiques nationales et cadre européen. En effet, si la politique du logement reste une compétence nationale, sa mise en œuvre doit être conforme à la lecture des traités qu’en font les instances européennes, qui peuvent donc accroître ou restreindre les marges de manœuvre de chaque Etat en matière de fiscalité, de droit de la concurrence, d’aides publiques, de régime juridique des opérateurs du logement social, entre autres. Sans oublier qu’un opérateur ou une filière professionnelle saisissent à l’occasion la Commission européenne pour se plaindre d’un régime d’aide national qui les défavoriserait.
La dimension économique, si importante soit-elle, n’est pas seule abordée et d’autres changements en cours sont analysés notamment dans le chapitre qui esquisse perspectives et adaptations possibles des pistes de réformes : le mouvement de restructuration accéléré du tissu des organismes qui est encore loin d’avoir produit tous ses effets, la politique du « logement d’abord »- c’est-à-dire l’articulation entre logement social classique et hébergement-, l’adaptation de la production aux configurations familiales des demandeurs, ainsi que la montée en puissance des politiques locales de l’habitat et les changements qu’elles induisent dans les rapports entre bailleurs sociaux et intercommunalités.
Desserrer la contrainte pour conforter le modèle
Après ce large tour d’horizon, le lecteur devrait disposer d’une vue générale des mécanismes et des enjeux actuels du secteur. La boîte à outils étant entrouverte, il lui sera loisible d’y piocher pour, en pensée, modifier telle pièce ou reconfigurer plus ou moins largement le modèle. Pour ne pas casser celui-ci, on peut par exemple imaginer de desserrer l’étau mis en place en 2018 par la RLS et qu’au lieu d’alimenter le budget général de l’Etat, son produit soit utilisé comme outil de mutualisation des fonds propres des organismes et orienté vers le fonds des aides à la pierre (mutualisation que le mouvement Hlm a amorcée de lui-même dans les années 2014-2017). Revenir à une logique de mutualisation permettrait de faire remonter la production au niveau des années qui ont précédé la RLS. Quant à la production à venir de logements de qualité à loyer accessible, dont les auteurs esquissent certaines caractéristiques, on s’aperçoit que la réforme de 1977, si elle n’a pas atteint ses objectifs initiaux, nous laisse après divers ajustements un produit bien adapté pour la réaliser : le PLAI. Mieux articulé que le PLUS au barème de l’aide à la personne, le PLAI peut être mobilisé pour construire du logement neuf ou pour acquérir des logements existants, avec ou sans travaux, à l’unité ou par immeubles entiers, en maîtrise d’ouvrage directe ou en VEFA et permettre l’implantation de logements sociaux dans tout type de tissu urbain. Le fait qu’il soit également mis en œuvre par les organismes de maîtrise d’ouvrage d’insertion, qui visent les publics les plus démunis, est un indicateur de sa souplesse d’utilisation. Si l’on suit cette piste, la réflexion devrait porter sur les conditions de la généralisation du PLAI comme produit principal, comme le PLUS a remplacé le PLA il y a une vingtaine d’années : notamment en veillant à son équilibre financier unitaire grâce au fonds des aides à la pierre et en facilitant l’acceptation des collectivités locales par une compensation intégrale de l’exonération de TFPB, trop longtemps différée. On peut regretter que ces différents points ne soient pas développés dans le livre, il est vrai déjà copieux. Les auteurs ont préféré mettre l’accent sur d’autre points, comme la nécessité d’adapter le parc à la diminution de la taille des ménages, qui leur semble cruciale pour la mise en œuvre de la politique du « logement d’abord ».
La conclusion met à nouveau l’accent sur la transparence dans les procédures d’attribution et appelle tout simplement le mouvement Hlm à faire évoluer son organisation en poussant à l’unification du statut des organismes, dont la diversité est davantage le reflet de l’histoire que des besoins actuels…Constat proche de celui de Frédéric Paul dans l’ouvrage cité plus haut, qui tente de définir plus précisément la forme juridique d’un nouveau statut unique et la gouvernance rénovée du mouvement Hlm. Réorganisation institutionnelle et orientation politique sont cependant deux sujets distincts : alors que différentes sensibilités et réactions à la financiarisation en cours coexistent aujourd’hui au sein du mouvement Hlm, comment faire en sorte que l’organisation professionnelle rénovée, plus efficace dans la défense des intérêts de ses membres, continue à se mettre au service d’une conception du logement social comme bien commun, à la pérennité duquel elle doit participer ?
Le logement locatif social est une des composantes du modèle social français et, par sa taille, un puissant instrument de redistribution sociale. Les transformations considérables auxquelles il est soumis ces dernières années ne peuvent rester seulement l’affaire de quelques spécialistes, professionnels et décideurs politiques mais méritent une réflexion large et prospective, à laquelle cet ouvrage participe.
Michel Amzallag
Septembre 2021