Quand le comptable national s’invite dans la politique du logement…
La décision comptable de l’Insee qualifiée par certains de « technique et indépendante », par d’autres de « politique », serait lourde de conséquences si elle était confirmée par un arrêté du gouvernement. Mais de quoi parle-t-on et que signifie ce classement ?
700 organismes d’administration centrale
Selon l’Insee, « les Organismes divers d’administration centrale (ODAC) regroupent des organismes de statut juridique varié – souvent des établissements publics à caractère administratif – en général dotés de la personnalité juridique, auxquels l’État a confié une compétence fonctionnelle, spécialisée, au niveau national ».
Les ODAC sont regroupés selon dix fonctions : 1/ services généraux des administrations publiques, 2/ défense, 3/ ordre et sécurité publics, 4/ affaires économiques, 5/ protection de l’environnement, 6/ logement et équipements collectifs, 7/ santé, 8/ loisirs, culture et culte, 9/ enseignement, 10/ protection sociale.
D’après un document de l’Insee daté de mai 2022, la liste des ODAC relative à l’année 2020 rassemble environ 700 organismes de ce type, certains existant dans chaque académie (universités) ou chaque région comme les agences régionales de santé. On y trouve donc des structures aussi diverses que l’école nationale supérieure des officiers de sapeurs-pompiers, Météo France, l’office Français de protection des réfugiés et apatrides, l’agence nationale de la recherche, Bpifrance, le parc national du Mercantour, l’Académie française, le Centre national de la danse, TV5 Monde, l’école Polytechnique, le fonds de financement de la couverture maladie universelle (CMU), …
La fonction « logement et équipements collectifs » de ce classement regroupe trois structures : l’Anru, l’Agence nationale pour l’amélioration de l’habitat (Anah) et le Fonds national des aides à la pierre (FNAP). On pourrait ajouter deux autres organismes relevant eux de la fonction « protection sociale » : l’Agence nationale de contrôle du logement social (ANCOLS) et le Groupement d’intérêt public système national d’enregistrement (GIP SNE visant à gérer la demande de logement social).
Au 31 décembre 2020, la dette publique nette des ODAC s’élevait à 56,2 milliards d’euros, soit 2,4 % de l’ensemble de la dette des administrations publiques, si l’on ajoute celle de l’État (1 895,9 milliards d’euros), celle des administrations publiques locales (216,1 milliards d’euros) et celle des administrations de sécurité sociale (194,1 milliards d’euros). Ces chiffres consolidés sont importants car l’Insee, comptable national, calcule chaque année le déficit public au sens de Maastricht. Ces éléments sont évidemment regardés avec beaucoup d’attention par l’Union Européenne ainsi que par les ministères de l’Economie et du Budget (cf. graphique 1).
Graphique 1 : évolution des dépenses et recettes de l’État et des ODAC entre 1980 et 2020
2022 : le classement d’ALS en ODAC par l’Insee
En septembre 2022, les partenaires sociaux d’Action Logement découvrent, dans l’annexe au projet de loi de finances 2023 relative à la programmation des emplois de la PEEC, que « la négociation de la prochaine convention quinquennale [devrait] tenir compte de la décision du comptable national (INSEE) de reclasser Action Logement Services, filiale d’Action Logement Groupe, dans le champ des administrations publiques, au sein du sous-secteur des organismes d’administration centrale (ODAC) ».
Alors que la convention quinquennale 2018-2022 qui régit les emplois de la PEEC allait prendre fin[1] et que les négociations devaient s’engager avec l’État, cette décision de l’Insee, qui est une direction générale du ministère de l’Économie[2], a eu l’effet d’une onde de choc pour plusieurs raisons :
- la crainte que ce classement comptable conduise à une captation pure et simple de la PEEC par l’État, cette épée de Damoclès étant depuis plusieurs années sur la tête de l’ex-1% logement ;
- le dévoiement possible de ces fonds soit vers d’autres politiques que celle du logement, soit vers d’autres structures déjà classées ODAC, Action Logement finançant l’Anru et le FNAP (pour mémoire, le projet de loi de finances 2023 a acté un prélèvement de 300 M€ d’Action Logement vers le FNAP) ;
- l’impossibilité pour le Groupe de poursuivre ses importants efforts d’investissement, ce classement venant interroger la capacité d’endettement d’ALS.
En effet, l’article 12[3] de la loi de décembre 2010 de programmation des finances publiques pour les années 2011 à 2014, modifié par la loi de programmation 2018 (2018-2022), prévoit que ces ODAC ne peuvent pas souscrire d’emprunt de plus de 12 mois et que, pour tout nouvel organisme classé en ODAC, cette « interdiction s’applique un an après la publication de l’arrêté modifiant ladite liste ».
Le classement par l’Insee n’est, si l’on peut dire, pas contraignant en tant que tel. Il le devient si le ministre chargé du budget le confirme par un arrêté. Dans son rapport relatif au projet de loi de programmation des finances publiques pour les années 2023 à 2027, le Sénat écrit notamment : « un arrêté du ministre chargé du budget doit fixer la liste des organismes concernés et reprend dans les faits la liste des ODAC dressée par l’Insee, hors exceptions prévues à l’article 12. » Les partenaires sociaux du Groupe ont donc, sans surprise, contesté le classement d’ALS en ODAC et s’y opposent vigoureusement.
Les enjeux majeurs
Le premier enjeu est économique et financier pour Action Logement. Le Plan d’Investissement Volontaire (PIV) d’avril 2019[4] avait en effet conduit à modifier le modèle économique du Groupe[5]. Il était clairement prévu, en accord avec l’État signataire du texte, que ce PIV de 9 milliards d’euros soit en partie financé par le recours à la dette (6,2 milliards d’euros). Il était également précisé que « la mise en œuvre des mesures du PIV, hors contribution au FNAP, [serait] conditionnée à la mobilisation de la dette, dans des conditions de maturité et de taux permettant d’assurer la soutenabilité économique du plan. Ce financement sera souscrit au fur et à mesure de la montée en charge des dispositifs prévus au plan. »
Cet enjeu économique est régulièrement souligné lorsqu’une structure entre dans le champ des ODAC. À titre d’exemple et en écho aux arguments parfois utilisés contre Action Logement, on peut citer le classement de l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger (AEFE). Le sénateur Jean-Yves Leconte avait notamment interpellé le gouvernement sur ce point, indiquant que « l’inscription de l’AEFE sur cette liste l’empêche d’accompagner la croissance du réseau des établissement d’enseignement française à l’étranger[6] ». Dans sa réponse, Agnès Pannier-Runacher, alors ministre chargée de l’industrie, indique qu’il y a des « solutions substitutives à l’endettement ». Elle évoque la trésorerie « abondante » de l’AEFE et l’idée de mettre en commun la trésorerie des établissements concernés. Elle précise qu’en matière de classement, « toute évolution ne pourra résulter que de changements significatifs et objectifs dans le modèle économique de l’AEFE par rapport à la situation antérieure qui avait conduit à sa qualification en ODAC »[7].
C’est donc toute la question du modèle économique et des missions d’ALS qui serait posée à travers ce possible classement par le gouvernement, et par conséquent celle du financement de la politique du logement, en particulier du logement social.
Le deuxième enjeu porte sur la nature de la PEEC. L’Insee précise, dans la définition qu’il donne des ODAC sur son site Internet et qui date de 2016, que « contrôlés et financés majoritairement par l’État, ces organismes ont une activité principalement non marchande ». Certes, trois commissaires du Gouvernement sont nommés au sein des conseils d’administration des cinq entités du groupe (Action Logement Groupe, Action Logement Services, Action Logement Immobilier, Association pour l’accès aux garanties locatives et Association Foncière Logement) et disposent d’un droit de veto conjoint sur certaines décisions. Mais la spécificité historique d’Action Logement est d’être géré par les partenaires sociaux. Quant à la PEEC, c’est en 1953 que le législateur a généralisé la démarche volontaire de certains employeurs en faveur du logement de leurs salariés. Depuis 70 ans, ces actifs ont donc été financés sur des fonds privés.
Le troisième enjeu concerne le combat juridique en cours. Un précédent est à garder en tête en matière de contestation de classement en ODAC : celui de la Société anonyme de gestion de stocks de sécurité (SAGESS). L’affaire est allée jusqu’au Conseil d’État. La SAGESS avait demandé au tribunal administratif de Paris d’annuler les arrêtés des 27 juillet 2016 et 14 août 2017 la classant en ODAC. L’arrêt du Conseil d’État du 1er avril 2022 indique que : « en s’en remettant exclusivement à l’appréciation de l’INSEE (…) les ministres chargés de l’économie et du budget avaient méconnu l’étendue de la compétence qu’ils tiennent de l’article 12 de la loi du 28 décembre 2010 ». L’arrêt précise également qu’il n’y a pas de compétence liée entre l’Insee et le ministre pour établir la liste des ODAC. Dans un document publié par l’Assemblée nationale en septembre 2022[8], il est indiqué que « à la suite de la décision du Conseil d’État, l’État s’est désisté de l’appel en cours dans le contentieux parallèle portant sur les arrêtés de 2017 et de 2018. Par une lettre du 6 avril 2022, le ministre chargé des comptes publics a notifié à la SAGESS sa possibilité d’emprunter à long terme. » La SAGESS a donc bénéficié d’une exception. Deux autres hypothèses avaient été évoquées : la poursuite du financement à court terme et la sortie de la SAGESS du périmètre des ODAC. Or cette option présentait un risque important comme l’écrit l’Assemblée : « Impact direct très probable sur d’autres organismes, en cas de changement du périmètre des ODAC. »
En conclusion, ce texte montre qu’Action Logement continue de susciter convoitise ou aigreur. S’attaquer à l’un des acteurs majeurs de la politique du logement en France interroge sur les intentions plus globales de ses détracteurs dans un contexte où l’on parle de plus en plus de réindustrialisation et où la production de logements s’effondre. Le lien emploi-logement, ADN du groupe paritaire, devrait pourtant prendre tout son sens pour répondre à la diversité des besoins sur tous les territoires.
[1] Voir l’entrée « Action Logement » du dictionnaire :
[2] Cf. site du ministère : https://www.economie.gouv.fr/organigrammes-directionnels
[3] « Nonobstant toute disposition contraire des textes qui leur sont applicables, ne peuvent contracter auprès d’un établissement de crédit ou d’une société de financement un emprunt dont le terme est supérieur à douze mois, ni émettre un titre de créance dont le terme excède cette durée les organismes français relevant de la catégorie des administrations publiques centrales, au sens du règlement relatif au système européen des comptes nationaux et régionaux en vigueur, autres que l’Etat, la Caisse d’amortissement de la dette sociale, la Caisse de la dette publique, le fonds de garantie des dépôts et de résolution et la Société de prises de participation de l’Etat. Un arrêté du ministre chargé du budget établit la liste des organismes auxquels s’applique cette interdiction.
Pour tout organisme nouvellement entrant dans la liste mentionnée au premier alinéa, l’interdiction s’applique un an après la publication de l’arrêté modifiant ladite liste.
[4] Convention du 25 avril 2019 relative au Plan d’Investissement Volontaire valant avenant à la convention quinquennale 2018-2022 du 16 janvier 2018 entre l’Etat et Action Logement (texte disponible sur le site de Légifrance).
[5] Cf. titre II, point 6.
[6] Question orale n° 1516S de Jean-Yves Leconte (Français établis hors de France – SER) publiée dans le JO Sénat du 18/02/2021.
[7] Réponse du Ministère auprès du ministre de l’Économie, des finances et de la relance – Industrie, publiée dans le JO Sénat du 14/04/2021.
[8] Projet de loi de programmation des finances publiques pour les années 2023 à 2027, 26 septembre 2022