Le terme de mobilité peut être investi de sens multiples. Partons de la définition du Petit Larousse (Edition 2001) : « facilité à se mouvoir, à changer, à se déplacer ». En ce sens, c’est une aptitude qui renvoie à un potentiel (ce qu’il est possible de faire, que cette possibilité se concrétise ou pas). Les exemples donnés par le Petit Larousse renvoient quant à eux à une autre acception : « mobilité de la main d’œuvre ; mobilité sociale ». Cette fois, c’est plutôt à l’observation d’un état de la société que nous sommes conviés, avec par exemple l’évaluation du taux de personnes qui ont changé d’emploi ou de statut social au cours d’une période donnée. On passe alors d’une aptitude individuelle à une propriété plus collective (la fluidité du marché du travail…). En outre, à ce niveau, se mêlent indissolublement des aptitudes (mobilité choisie : rejoindre un emploi plus attractif) et des réponses à des injonctions (mobilité subie : l’entreprise a licencié). Un état observé de mobilité résulte simultanément d’aptitudes et d’injonctions. Ces sens multiples, voire contradictoires se retrouvent lorsqu’on circonscrit le champ d’analyse aux pratiques de déplacements sur le territoire du quotidien.
La mobilité quotidienne concrétise un potentiel d’échanges
La mobilité résulte du besoin de réaliser des activités hors du domicile, besoin maintenu malgré l’essor de la communication à distance. Définissons-la (provisoirement) comme l’ensemble des pratiques de déplacements d’une population dans son cadre habituel. Pour les besoins de l’observation statistique, ce « cadre habituel » est défini conventionnellement. En France, c’est l’espace à moins de 80 km du domicile, ce qui suppose un seul domicile, ou un domicile principal, ce qui n’est pas toujours le cas (enfants en garde alternée, actifs avec domicile occasionnel, retraités avec résidence « secondaire » très utilisée…). En dehors des déplacements « pour aller faire un tour », c’est une demande dérivée, le moyen de réaliser des activités (gagner sa vie, consommer, se distraire, rencontrer) exigeant une co-présence dans des lieux plus ou moins prédéterminés. La ville, en rassemblant une population importante sur un territoire restreint, est le moyen que se sont donnés les hommes pour maximiser les potentiels de co-présence pour un coût des déplacements en fatigue, temps, argent, donné.
La mobilité de chacun est la concrétisation de la réalisation d’une fraction de ce potentiel d’échanges, celle dont l’utilité (économique, affective, symbolique) l’emporte sur les coûts composites du déplacement. C’est ainsi que se pense la mobilité à un moment donné. Ce moment peut durer longtemps, si aucun des coûts afférents au déplacement en ville ne change significativement. C’est la situation qui prévaut en Europe jusqu’au début du dix-neuvième siècle. Alors, la morphologie, l’extension urbaine, les formes de peuplement ne peuvent connaître que des transformations limitées : une technique rudimentaire, la marche à pied, impose ses contraintes de densité, de continuité du bâti, de mixité sociale, de dissémination des activités les plus courantes au sein des quartiers, au moins dans les villes dont l’étendue excède celle de la marche.
La croissance de l’aptitude à la mobilité a transformé la ville
Tout commence à changer avec une innovation sociale (la voiture attelée exploitée en transport public), se poursuit avec des innovations techniques (rail, vapeur, électricité pour le souterrain – métro – et la hauteur – ascenseur -) et continue avec la diffusion des outils personnels de mobilité (bicyclette, cyclomoteur, automobile). Les propriétés de la ville imposées par la marche, comme les obligations de déménagement de personnes ayant trouvé un emploi peu accessible à pied de leur domicile, deviennent des options plus ou moins modulables que le jeu des acteurs intégrant les facilités nouvelles de mobilité sur les marchés urbains peut retenir ou éliminer. La mobilité facilitée contribuera à l’étalement de la ville et à la mise en place de processus de ségrégation sociale et fonctionnelle. Les transports ferrés permettront de répartir l’habitat sur des espaces plus vastes (urbanisation en doigt de gant) et faciliteront la concentration de certaines activités en des lieux très accessibles (grands magasins). L’autobus, la bicyclette, le cyclomoteur étendront l’aire d’attraction des gares pour l’habitat et faciliteront l’implantation hors des centres de certaines activités industrielles. L’automobile et les voies rapides rendront possible un peuplement plus diffus et transformeront les conditions de la concurrence entre les formes d’activité diffuses et les formes concentrées (commerce, loisirs) au profit de ces dernières.
L’histoire de la mobilité urbaine a été celle d’une course-poursuite (Massot, 2009) entre trois types d’acteurs : les développeurs des lieux de la co-présence (employeurs, commerces et services modernes) qui intègrent dans leur stratégie spatiale (localisation et maillage) l’accessibilité offerte par les réseaux et les capacités de mobilité de la population ; les citadins dotés de capacités stratégiques sur le marché immobilier qui choisissent leurs territoires de vie en fonction de leurs aménités culturelles et environnementales et de leur composition sociale, tandis que les autres chercheront un solution compatible avec leurs budgets pour le logement et la mobilité ; les développeurs et gestionnaires de réseau enfin, qui ont fait face à la croissance de la demande induite par ces stratégies spatiales par la croissance de la capacité et de la vitesses de référence des réseaux. Du milieu du dix-neuvième siècle à la fin du vingtième siècle, la croissance de l’offre (capacités et vitesses) et la décroissance des prix relatifs pour les usagers ont suscité une demande toujours plus forte. Ainsi, de 1960 à 2000, la distance parcourue par personne a-t-elle été multipliée par 5. Cette croissance ne s’est pas accompagnée d’une croissance équivalente de la part des ressources consacrée aux déplacements dans le budget, qui est d’ailleurs stable depuis la fin des années soixante-dix, en raison de fortes baisses des prix réels (carburant, assurance, plus récemment véhicules). Il fallait ainsi 38 minutes de travail à un Smicard pour acheter un litre de carburant en 1960, il n’en faut plus que 10 aujourd’hui. Ces deux facteurs – augmentation des vitesses praticables, en particulier en périphérie de ville, et baisse des coûts kilométriques d’usage – constituent des facteurs permissifs de l’étalement urbain, d’autant plus actifs que les coûts unitaires (au mètre carré) de logement et l’aspiration à des logements plus grands sont à l’inverse croissants sur longue période.
Un tournant a été pris dans les années quatre-vingt-dix : l’offre routière n’augmente plus, les vitesses praticables en voiture en ville baissent, le stationnement est plus encadré, et la poursuite du développement des transports publics ne compense pas ce changement. La croissance démographique, majoritairement périurbaine dans les trois dernières décennies du vingtième siècle, est aujourd’hui plus homogène sur l’ensemble des territoires, y compris les villes centres d’agglomération. La demande de mobilité se stabilise (France), voire décroît légèrement (Grande-Bretagne, Etats-Unis), dans un contexte où par ailleurs le prix du carburant atteint des sommets (en 2008) et où la communication à distance explose. C’est aussi le moment où naissent les systèmes de véhicules en libre service (Vélib, Autolib…) et où la mobilité collaborative (autopartage, covoiturage..) acquiert une forte visibilité.
La mesure de la mobilité : une longue histoire
Les enquêtes de mobilité ont été développées à partir des années 1950 (aux Etats-Unis) et 1960 (en France), avec pour fonction première d’alimenter les modèles (dits gravitaires) destinés à planifier les besoins d’infrastructures. Le principe des recueils d’information a peu changé depuis cette date, bien qu’aujourd’hui les besoins d’infrastructures nouvelles soient très limités. C’est un avantage, car on dispose d’un corpus cohérent et de grande ampleur, mais c’est aussi un inconvénient car ces recueils ne sont plus nécessairement adaptés à l’éclairage des enjeux d’aujourd’hui. Le territoire est découpé en de multiples zones. Les individus (caractérisés par des critères tant démographiques, et sociaux que par leur localisation résidentielle et leur accès aux modes) décrivent tous leurs déplacements au cours d’une période donnée (en général une journée). Chaque déplacement est qualifié par son motif, ses zones de départ et d’arrivée (qui permettent d’approcher une distance), sa durée et le ou les moyens de transport utilisé(s). À partir de ces informations de base, une batterie d’indicateurs s’est progressivement constituée pour qualifier des niveaux de mobilité, comparer des populations, comprendre des dynamiques. Les plus utiles pour la compréhension des phénomènes sont (Orfeuil, 2000) :
– l’accès aux moyens de transport : permis de conduire, disposition de véhicules individuels, distance aux arrêts de transport public et fréquence de passage ;
– le nombre de déplacements (ou d’activités hors domicile) par personne et par jour, révélateur de l’interaction sociale hors domicile ;
– le partage modal exprimé soit en nombres de déplacements (% de déplacements à pied, en transport public, en voiture…), soit en proportion des distances parcourues dans chacun des modes ;
– la distance parcourue par personne et par jour, révélatrice de l’étendue du territoire d’interaction ;
– le budget-temps de transport, somme de toutes les durées de déplacements au cours d’une période donnée, et le budget monétaire affecté aux déplacements ;
– la vitesse moyenne de déplacement, quotient des distances parcourues par le temps consacré aux déplacements.
Ces indicateurs peuvent présenter de très grandes différences selon les populations analysées (entre pays, notamment de niveaux de richesse différents, entre zones, notamment selon la densité, entre ménages, selon le revenu, entre personnes, selon la position dans le cycle de vie…) ou au contraire être étonnamment proches. Ils permettent de « dresser le portrait » de la mobilité en France aujourd’hui.
La mobilité : les pratiques en France aujourd’hui
Plus de 80 % des adultes disposent du permis de conduire et plus de 80 % des ménages disposent d’au moins une voiture. Disposer du permis est plus rare en bas de l’échelle sociale : seuls 66 % des adultes le détiennent dans le premier quartile des revenus. Disposer d’une voiture est plus rare en bas de l’échelle sociale, dans les centres ville et pour les personnes vivant seules. Plus de 40 % de la population vit en dehors des périmètres de transport urbain (sans transport public fréquent) et, au sein de ces périmètres, une part encore significative habite loin des arrêts ou ne dispose que de passages peu fréquents. Globalement, seule 18 % de la population utilise les transports publics au moins une fois par semaine, et plus de 80 % des distances parcourues par les Français le sont en voiture.
On compte en moyenne un peu plus de 3 déplacements par personne et par jour. Ce taux est plus élevé pour les personnes dans la partie active du cycle de vie, plus faible pour les enfants et les personnes âgées. Il varie peu avec les revenus et les localisations. Ces déplacements sont motivés pour un tiers par le travail et les études, pour un tiers par les achats et les services, et pour un tiers par les loisirs.
En moyenne, les Français qui ont un emploi sont à 14 km de leur lieu de travail et s’y rendent en 34 mn en Île-de-France et 20 mn ailleurs. Pour l’ensemble de leurs déplacements et toutes classes d’âge confondues, ils parcourent de l’ordre de 25 km par jour. Cette distance est non seulement très sensible à la position dans le cycle de vie, mais aussi à l’équipement du ménage en voitures, à sa position sociale et à sa localisation résidentielle. Dans les grandes agglomérations notamment, les habitants des espaces périurbains parcourent au quotidien des distances trois fois plus élevées que les habitants des centres. Cette « surmobilité » est partiellement compensée par une mobilité nettement moindre pour les déplacements de loisirs à longue distance, nettement plus pratiqués par les « urbains » (Orfeuil, 2007).
Ils consacrent en moyenne un peu moins d’une heure par jour à leurs déplacements, nettement plus en Île-de-France (près d’1h30, toutes classes d’âge confondues, du fait d’un partage modal plus orienté vers les transports publics), un peu moins d’une heure dans les autres villes et régions. Ce budget-temps augmente avec la position sociale du ménage (d’un quart entre les personnes du premier quartile et celles du quatrième quartile). Il est en revanche peu sensible à la localisation au sein de l’agglomération, car les plus longues distances des périurbains sont compensées par des vitesses de déplacements elles-mêmes nettement plus élevées. Ils consacrent environ 15 % (20 % pour le quart le plus modeste des ménages) de leur budget à l’ensemble de leurs déplacements, (y compris à longue distance), dont 9 % environ pour leur mobilité quotidienne.
La mobilité : les problèmes en France aujourd’hui
La mobilité pose trois types de problèmes.
Les premiers sont des problèmes publics bien identifiés : bruit, pollution, congestion, insécurité routière, consommation d’énergie et contribution au réchauffement climatique. Ils ont été à l’origine de la révision des politiques de mobilité des années quatre-vingt-dix. Pour certains d’entre eux, des progrès considérables ont été accomplis. C’est le cas pour la pollution, avec une chute très importante des émissions liées aux trafics routiers, et de l’insécurité routière, avec une division par quatre du nombre de morts de la route depuis le début des années soixante-dix, pour un trafic plus que doublé. Pour d’autres, les progrès existent, mais sont plus lents. C’est le cas des consommations d’énergie. Pour d’autres encore, on peut douter qu’il y ait des améliorations. C’est le cas pour les congestions, notamment en Île-de-France, où les congestions routières ne donnent pas de signe de baisse tandis que la suroccupation des Rer en heures de pointe défraye la chronique.
Le second est un problème collectif encore assez mal reconnu. Il s’agit du besoin de financement public des services de transport collectif (urbain, départemental, et régional) par leurs autorités organisatrices (Orfeuil, 2011). Les usagers ne paient que 20 % du coût global de ces services, le besoin de financement public de ces services dépasse aujourd’hui 20 milliards d’euros et reste installé sur un rythme de croissance très supérieur à celui de la richesse nationale, une situation insoutenable à moyen terme, surtout dans le contexte actuel des finances publiques.
Les derniers sont des problèmes individuels, qui ne sont vécus que par une minorité de la population. Il s’agit des difficultés que peuvent rencontrer des personnes à se déplacer vers des lieux où pourtant ils doivent ou devraient aller (lieux de travail, d’approvisionnement, d’études, de soins…). Les capacités de mobilité peuvent être entravées par des problèmes physiques (personnes à mobilité réduites), psychologiques (manque de hardiesse, peur de se perdre…), cognitifs (connaissance des lieux ressources, difficultés à lire un plan, à utiliser des automates, à passer le permis de conduire…) ou encore économiques (coût trop élevé du trajet par rapport aux ressources disponibles). Bien qu’un recensement de l’ensemble de ces difficultés (Orfeuil, 2015) dans l’ensemble de la population fasse apparaître que la prévalence d’au moins une difficulté excède un tiers de la population, on se limitera ici à deux exemples significatifs qui peuvent être renseignés par les enquêtes classiques de mobilité.
Dans un contexte où l’automobile a contribué à la (dé ?) structuration des territoires, l’absence de permis de conduire (qui concerne 12 % des personnes d’âge actif) est très pénalisante sur le marché de l’emploi (Coudert, 2015). Le taux de chômage des actifs sans permis est quatre fois plus élevé que celui des actifs qui en disposent (25 % contre 6 %). L’écart va de 1 à 3 lorsqu’on raisonne à niveau de diplôme donné, il se creuse (de 1 à 5) pour les actifs qui vivent hors des agglomérations de plus de 100.000 habitants.
Dans un contexte où l’obligation de changer d’emploi s’impose plus souvent, faire le choix d’un lieu de résidence en milieu rural ou périurbain, peu ou pas desservi par les transports collectifs et éloigné des pôles d’emploi, peut être une bonne opportunité pour se loger. Ce choix ne posera pas de problèmes de budget aux ménages disposant de ressources moyennes ou élevées. En outre, et en moyenne sur l’ensemble des ménages, la somme des dépenses de logement et de transport ne varie que très peu entre les espaces urbains, suburbains et ruraux. Il peut en revanche en poser aux salariés modestes. C’est ce qui est arrivé aux Etats-Unis lors de la crise des « subprimes ». Pour faire face aux augmentations des coûts de la mobilité vers le travail liées à la très forte augmentation du prix des carburants dans les premières années du millénaire, les ménages modestes vivant en suburbain éloigné ont cherché à changer de localisation, mais dans ce contexte leur maison ne trouvait pas preneur et le prix de leur bien a chuté à un niveau inférieur à celui des remboursements qu’ils devaient réaliser (Orfeuil, 2013). En dehors de toute augmentation brutale du prix du carburant, retrouver un emploi en France à 20 km de chez soi (une distance de migration assez courante aujourd’hui) et qui ne serait accessible qu’en voiture implique un coût de migration en voiture d’environ 20 % du Smic, ce qui amène beaucoup de ces actifs à ne prospecter que dans une aire plus réduite, où la durée de recherche sera plus longue. S’il n’y a pas, dans l’absolu et en moyenne, de territoire plus favorable qu’un autre du point de vue de la somme des coûts de logement et de transport, les territoires peu denses apparaissent moins résilients, plus vulnérables à des évolutions non choisies de la situation des individus. En revanche, lorsque ces situations ont pu être évitées, ou maîtrisées, c’est sur ces territoires que l’accès à la propriété définitive (sans emprunts pendants) est le plus fréquent pour les ménages modestes et moyens.
Jean-Pierre Orfeuil
Mars 2015
Références:
Coudert Xavier, Fontanes Marc, Orfeuil Jean-Pierre, 2015, « Les relations entre permis de conduire, chômage et niveau de vie », Revue Transports, à paraître.
Massot Marie-Hélène et Orfeuil Jean-Pierre, 2009 « Mobilité et cohérence urbaine » in La mobilité qui fait la ville, sous la direction de Chalas Y. et Paulhiac F., Éditions du Certu.
Orfeuil Jean-Pierre, 2000 L’évolution de la mobilité quotidienne, comprendre les dynamiques, éclairer les controverses Synthèse Inrets n° 37.
Orfeuil Jean-Pierre, 2007 « Les mobilités dans la ville et hors la ville » in Données urbaines n° 5 sous la direction de Mattei M.F. et Pumain D. , Anthropos / Économica.
Orfeuil Jean-Pierre, 2011 « Le vrai coût des transports publics de la vie quotidienne » Infrastructures et mobilités n° 111.
Orfeuil Jean-Pierre 2013 « Quand la voiture devient contrainte », Revue Projet n° 334.
Orfeuil Jean-Pierre et Ripoll Fabrice, 2015 Accès et mobilités : les nouvelles inégalités, In folio.