Processus par lequel, selon les marquages sociaux des territoires, les caractéristiques du parc immobilier et les tensions sur le marché du logement, les lieux vont retenir certains groupes sociaux, en attirer d’autres et en faire fuir certains.
Ces jeux de stabilité-mobilité et d’attraction-répulsion peuvent tout aussi bien aboutir à la dévalorisation sociale de certains secteurs (si les riches le quittent et les pauvres y restent par exemple) qu’à leur valorisation sociale (lorsque par exemple sous la pression de la demande de ménages aisés les pauvres ne peuvent plus se maintenir dans des logements devenus trop chers). Dans ces différents schémas, l’espace est donc appréhendé comme un lieu de compétition entre les différentes couches sociales qui tentent de l’investir ou de s’y maintenir.
C’est aux sociologues de l’Ecole de Chicago que l’on doit les premières analyses fines de cette question. Elles ont abouti, au début du XXe siècle, au modèle concentrique d’occupation proposé par E.W Burgess. Le modèle repose sur le constat d’une forte spécialisation des territoires des agglomérations américaines : à la périphérie les couches sociales les plus aisées ; au centre les minorités sociales et ethniques n’ayant pas accès aux logements les plus valorisants ; entre les deux, des zones bien délimitées qui traduisent les positions des habitants dans l’échelle sociale avec une progression au fur et à mesure que l’on se rapproche de la périphérie cotée. Cette distribution spatiale relève d’un mécanisme que la littérature de langue anglaise nomme filtering process. Celui-ci implique tout autant la production de l’offre de logement, la mobilité résidentielle, que les aspirations des groupes sociaux à privilégier tel ou tel segment du marché immobilier. Plus que les effets économiques, le filtering process montre la forte portée symbolique du logement occupé, dans la mesure où les positions résidentielles sont fortement associées aux positions sociales (ce que l’on appelle aujourd’hui l’effet d’adresse). Dans ce mécanisme, la construction neuve de logements à la périphérie des villes attire les couches sociales supérieures qui délaissent ainsi les logements centraux qui se dévalorisent. Ceux-ci sont alors investis par les minorités, notamment parce que les couches moyennes, en reproduisant les comportements résidentiels des groupes mieux situés dans la hiérarchie sociale, refusent la cohabitation avec les minorités sociales et ethniques et tentent de se rapprocher de la périphérie au fur et à mesure de leur ascension sociale. Il s’ensuit un jeu d’avancée « pas à pas », où toute progression dans l’échelle sociale provoque le départ de sa zone de résidence vers une autre zone plus proche de la périphérie huppée. Le mouvement est continu car le mécanisme s’enchaîne : toute avancée d’un ménage libère un logement qui permet à un autre ménage moins bien situé dans l’échelle sociale de progresser dans un parcours résidentiel ascendant. La progression s’arrête lorsque l’on a atteint le but final (la périphérie huppée) et tout blocage dans l’échelle sociale implique une stabilité dans la zone de résidence correspondant à son statut social.
Certes, dans sa dimension spatiale le modèle n’est pas applicable tel quel et, selon la taille de l’agglomération, le niveau de croissance et l’ancienneté de l’urbanisation, des variations peuvent moduler cette répartition socio-spatiale classique de la population nord-américaine (Schnore, 1964). Le modèle n’est pas non plus totalement adapté au contexte européen où l’on observe une forte demande des jeunes élites pour les quartiers centraux (Authier et al, 2001). Il apparaît cependant valide dans la description du processus, car il permet de définir le filtrage social comme le mécanisme socialement et spatialement différencié de changement de position résidentielle. Dans le cadre de cette définition, le concept de filtrage social peut s’appliquer à tous contextes nationaux ou locaux.
On distingue généralement deux types de processus : le filtrage passif et le filtrage actif (Bourne, 1981). Dans le premier cas, le changement de position ne relève pas d’une action du ménage à proprement parler, mais des modifications des conditions du marché immobilier : un ménage stable dans un contexte en valorisation verra sa position résidentielle s’accroître, tandis qu’un ménage stable dans un contexte en dévalorisation verra sa position diminuer dans la hiérarchie résidentielle. C’est notamment ce qui s’est produit pour la première génération des habitants des grands ensembles qui n’ont pas quitté leur cité. Le regroupement de ménages fragilisés au fur et à mesure des départs des couches moyennes marque socialement ces espaces et a tiré leur position résidentielle vers le bas de la hiérarchie, à tel point que certains auteurs parlent de quartier cul-de-sac pour qualifier l’occupation de ces logements par une population sans perspective résidentielle (Ballain et Jacquier, 1986).
Le filtrage actif, par contre, implique une action volontaire de l’occupant par sa mobilité résidentielle. Trois situations peuvent être envisagées (Lévy, 1998). La première et la plus classique s’inscrit dans des mobilités résidentielle et sociale ascendantes : en améliorant ses conditions de logement, le ménage ajuste sa nouvelle position résidentielle à sa nouvelle position sociale. Le second cas de figure correspond à une trajectoire inverse, une difficulté passagère ou durable (telle qu’un licenciement) ne permet plus au ménage de maintenir sa position résidentielle antérieure trop coûteuse, on parlera alors d’une trajectoire résidentielle régressive. Enfin, un ménage peut également changer de logement tout en gardant la même position résidentielle en se maintenant dans une zone ayant un statut social identique (par exemple lors d’un événement familial tel qu’une naissance ou le départ des enfants à l’occasion duquel il cherche à ajuster la taille du logement à celle de la famille sans modifier son environnement social) : on dira alors que sa mobilité s’inscrit dans une trajectoire neutre.
Dans le concept de filtering process, ces trajectoires sont associées, c’est-à-dire que, tout en concernant des ménages socialement différenciés, elles relèvent du même processus. Cet enchaînement de causalité a permis de conclure à l’unicité du modèle de mobilité promotionnel et de ses effets sur le filtrage social des territoires. Dans une représentation de la société dans laquelle l’ensemble des ménages serait en phase de promotion sociale, le filtrage social devient linéaire et continu. Chaque individu est inscrit dans une progression résidentielle, tous évoluent aux mêmes rythmes : les entrants débutent leur parcours en bas de la hiérarchie, les futurs sortants se stabilisent en haut de la hiérarchie. Dans ce schéma simpliste et mécanique nul besoin de construire pour les pauvres ou les entrants. En concentrant les constructions sur les segments supérieurs du marché, on fluidifie l’ensemble de la chaîne et l’on permet à l’ensemble des ménages de progresser d’un cran dans la hiérarchie résidentielle (Hoyt, 1939). En bout de chaîne, on libère ainsi des logements dans les segments inférieurs. C’est notamment cette logique qui a servi à justifier pendant plus de trente ans la politique du logement de la ville de Chicago (Kuklick, 1994).
Les vérifications empiriques de remontées de chaînes contredisent cependant cette représentation des mécanismes du marché immobilier. Les études montrent sans équivoque qu’il n’existe pas de liens entre les trajectoires résidentielles des ménages situés aux deux extrêmes de la hiérarchie sociale, si ce n’est par les mécanismes d’attraction –répulsions déjà évoqués. Les travaux récents français (Lévy, 2002a) comme les études nord-américaines (Caplow, 1948-49) plus anciennes montrent que les individus déménagent majoritairement entre des zones ayant le même statut social. Si des mobilités entre des zones de statut social différent se produisent, elles sont généralement le fait de ménages qui circulent entre des catégories d’habitat de même statut, la pente de la trajectoire étant alors déterminée par la succession des marquages sociaux des quartiers habités (Lévy, 2002b). En d’autres termes, les différentes catégories sociales mobilisent conjointement les statuts sociaux des territoires et des catégories d’habitat pour inscrire leur trajectoire résidentielle dans des filières cloisonnées et peu perméables. Il existe peu d’échanges entre ces filières et la progression dans la trajectoire ne modifie pas les positions résidentielles d’un groupe social par rapport à un autre.
Pour autant, les marquages sociaux des espaces urbains sont toujours susceptibles d’évoluer. Des types d’habitat spécialisés dans l’accueil des plus fragilisés peuvent être transformés, il est toujours possible de construire de nouveaux logements, les ressources locales des quartiers peuvent créer de nouvelles dynamiques. Il n’existe donc pas d’espaces socialement pré-construits et les polarisations et les exclusions sont toujours susceptibles d’être reconfigurées selon les dynamiques sociales à l’œuvre (Castells, 1981, p. 231).
Jean-Pierre Lévy