Le patrimoine classé habité

 

La notion de patrimoine désigne l’ensemble des biens personnels ou familiaux qui, lorsqu’ils sont importants, bénéficient des services de gestion spécialisés des banques. Mais il existe aussi un patrimoine national, et maintenant un patrimoine mondial, constitués de biens immobiliers et mobiliers, et de sites urbains ou naturels, auxquels les États ou l’Unesco ont attribué ce label en les classant. Ces biens sont la propriété de la nation, de collectivités locales ou d’institutions, mais ils appartiennent aussi à des particuliers qui ainsi en font leur lieu de vie. Cependant il n’est pas donné à tout le monde de résider dans une parcelle de ce patrimoine collectif et ce privilège, à sa mesure, participe au système des inégalités.

Le patrimoine national

Ce patrimoine, par sa valeur historique et esthétique, compose une richesse collective. Sa dimension économique, sa valeur vénale, est importante, mais sa valeur symbolique l’est encore plus car elle fonde une part de l’identité nationale. Le critère qui paraît le mieux à même de définir, à un moment donné, les limites de ce patrimoine, réside dans la protection que lui accorde l’État. Les immeubles et monuments classés, les sites urbains ou ruraux protégés (quartiers anciens, paysages remarquables), les œuvres d’art soumises au droit de préemption dans les ventes publiques, ou l’interdiction de leur exportation, définissent l’ensemble de ce que la Nation considère comme un trésor inaliénable, fruit de siècles d’accumulation et de création.
L’hôtel Lambert, à l’extrémité orientale de l’île Saint-Louis, près du pont de Sully, est la propriété de la famille Rothschild. « Il n’existe pas dans tout Paris une plus belle demeure particulière et Voltaire disait qu’elle était faite pour un prince qui serait philosophe » écrit le Guide Bleu. Demeure classée, élevée dans un site qui l’est également, les salons abritent les œuvres accumulées par la famille Rothschild. Une maison qui pourrait devenir l’une de ces maisons musées, comme le musée Jacquemart-André ou le musée Nissim de Camondo, qui durent à l’absence d’héritiers de passer de la sphère privée à la sphère publique.
Les propriétaires de ces demeures d’exception sont détenteurs d’une partie du patrimoine collectif. À ce titre ils peuvent bénéficier de l’aide de l’État sous la condition d’autoriser l’accès du public. C’est ainsi que dans le Val de Loire, à Chenonceaux, ou au château de Breteuil en banlieue parisienne, le touriste peu parcourir quelques-unes des pièces de maisons fastueuses ou se promener dans les parcs à la française. Il ne s’agit pas de cas isolés : deux associations, qui publient des revues sur papier glacé, La Demeure historique et Les Vieilles maisons françaises, témoignent de l’importance du parc privé dans cet immobilier patrimonial. Dans les deux exemples cités, les propriétaires ont même fait de leur demeure une source de revenus, louant salons et jardins pour les réceptions les plus diverses, le tournage de films et l’accueil de séminaires et de congrès. Le domicile devient ainsi entreprise familiale, son appartenance au patrimoine national facilitant cette forme de rentabilisation. Mais habiter le patrimoine offre aussi des bénéfices symboliques considérables et n’oblige pas à une ouverture permanente au public. Celle-ci reste même facultative, et, lorsque la modestie relative des châtelains les y contraint, ils optent le plus souvent pour les durées minimales qui permettent de bénéficier des dégrèvements fiscaux au titre des monuments classés.

Un patrimoine en extension

Il est possible d’établir ce qui fait, officiellement partie du patrimoine national. Mais ces limites, mouvantes, sont l’objet d’enjeux, voire de luttes. Il n’est pas indifférent qu’un bâtiment, qu’un site soit classé, ou qu’une œuvre d’art soit protégée. Cela a des conséquences directes sur les conditions d’entretien du bien, sur sa valeur, marchande et symbolique. Les récriminations des marchands d’art et des commissaires-priseurs envers le droit de préemption des musées publics et les interdictions à l’exportation en sont une preuve.
Le patrimoine habité peut se décomposer en deux catégories. D’une part les biens construits dès l’origine pour des familles privilégiées, et qui n’ont cessé de leur appartenir (les Brissac ont toujours possédé le château de Brissac) ou à des familles de la haute société, parfois nouvellement enrichies, qui en ont fait l’acquisition à une date plus ou moins récente (la revue Propriétés de France, publiée par Le Figaro, atteste de l’existence d’un marché immobilier où se négocient des demeures historiques, et classées). D’autre part des biens dont les détenteurs ont appartenu à différents milieux sociaux. Ils peuvent avoir été délaissés par les familles fortunées, comme les hôtels particuliers du Marais qui, avant d’être restaurés, furent occupés par des artisans et leurs ouvriers. Il peut s’agir aussi de biens produits pour des familles modestes, et devenus l’habitat de classes moyennes, voire supérieures, à la recherche d’un pittoresque populaire (le faubourg Saint-Antoine, à Paris, ou les maisons de saunier aux Portes-en-Ré). Dans ces différents cas, la reconquête par des catégories aisées a suscité ou a suivi des procédures de classement qui ont intégré les biens et les paysages urbains ou ruraux, dans le patrimoine national.
Ces procédures de classement datent de 1913 et ne furent que progressivement mises en œuvre. Si bien que le quartier du Marais put être menacé, un moment, de disparition pure et simple dans une grande opération de rénovation. Ancien quartier de la haute aristocratie et riche en demeures à valeur historique, il bénéficia toutefois dès 1964 de mesures de protection qui prirent la forme d’un Plan de sauvegarde et de mise en valeur. Le faubourg Saint-Antoine, lui, dont les origines sont beaucoup plus populaires, s’est vu reconnaître une valeur urbaine exceptionnelle par l’adoption en sa faveur d’un Plan d’occupation des sols (POS) spécifique, destiné à assurer le respect de l’identité artisanale et industrielle du quartier. Le quartier est devenu un écomusée, les cours des anciens ateliers d’ébénisterie et les cafés auvergnats où se retrouvaient les ouvriers du meuble et ceux de la petite métallurgie du boulevard Richard-Lenoir, conservés et restaurés, donnant l’illusion d’un passé toujours vivant. Quant aux Portes-en-Ré, leur conquête est le fait de familles de la haute société qui ont réhabilité un vieux village de l’île, à son extrémité nord. Ses protagonistes, prudents, firent adopter par la municipalité un POS dont les mesures interdisaient le morcellement des parcelles et l’installation de campings. Garantir la pérennité d’un lieu ainsi revivifié et magnifié permettait là aussi de fixer les qualités architecturales et esthétiques d’un habitat au départ bien modeste mais dont les paysages protégés et l’isolement relatif permettaient de préserver l’entre-soi cher aux nouveaux résidents.
La délimitation du patrimoine est mouvante. Certains espaces peuvent rester longtemps ignorés avant d’être consacrés par une reconnaissance formelle à travers les lois et les règlements d’urbanisme. Habiter le Marais, le faubourg Saint-Antoine ou les Portes-en-Ré, habiter un château, un hôtel particulier ou dans un site remarquable, c’est vivre dans la richesse patrimoniale de la Nation, dont l’extension, variable, englobe régulièrement de nouvelles richesses, découvertes ou remises au goût du jour par les défricheurs d’espaces.

Vivre dans le patrimoine, c’est vivre dans l’éternité

Vivre au quotidien dans ces espaces d’exception, c’est échapper au quotidien. Les grandes familles de la noblesse et de la bourgeoisie excellent à s’approprier, à travers l’usage de ces demeures et des œuvres qu’elles abritent, le passé, le présent et l’avenir. Parce qu’elles sont faites pour ces lieux, qui sont faits pour elles, elles appuient leur inscription dans des lignées sur cet usage de maisons et d’objets d’art qui, à l’image de leur culte des ancêtres, transcendent la fugacité de l’existence humaine. Il n’est que de voir, dans le château familial en Limousin, tel marquis parisien flâner avec son petit-fils dans la galerie de portraits des aïeux, dont l’un est dû au pinceau de David, pour comprendre toute la magie sociale qui ainsi produit chez l’enfant la certitude d’être le fruit d’une dynastie dont à son tour il lui échoit d’assurer la survivance. Les commentaires faits au passage sur les vertus et les travers de tel ou tel, la référence à leurs titres de gloire, inscrivent l’histoire familiale dans la nuit des temps et la projettent déjà dans ceux à venir. L’heureux bénéficiaire de cette initiation personnalisée à l’histoire de France se voit offrir une immortalité symbolique qui n’est pas l’un des moindres privilèges des privilégiés. Ne serait-ce qu’en raison de l’assurance de soi qu’elle génère.
Il n’est pas indifférent que ce travail d’inscription de l’individu dans la longue durée se fasse à travers des lieux et des objets consacrés par la culture dominante. Non seulement l’appartenance dynastique (y compris bien sûr pour les bourgeois) protège des errances de ceux dont les racines sont incertaines, mais de plus ce travail d’alchimie, qui transforme les qualités (et les défauts) de la personne en traits de la lignée, s’appuie sur la culture la plus légitime, celle de l’École et de l’Académie. La familiarité avec le passé, la confiance dans l’avenir s’inscrivent dans ce patrimoine, fierté nationale, mais aussi familiale. Exemple extrême, peut-être, mais par cela même révélateur de la logique sociologique des effets de ce luxe, habiter le patrimoine.

Les exclus du patrimoine

Les différentes catégories sociales n’ont pas un accès égal au patrimoine classé, surtout lorsqu’il s’agit de l’habiter. Bien plus, la seule présence de familles modestes peut dévaloriser et « dépatrimonialiser » un habitat de prestige. Il en a été ainsi au Marais. À l’inverse, dans le faubourg Saint-Antoine ou dans l’île de Ré, le changement de population, au profit de catégories aisées, peut transfigurer l’habitat modeste, parvenant même à le constituer, sinon en monument historique, du moins en patrimoine au titre d’ensemble urbain remarquable ou de paysage à préserver.
Si l’habitat populaire peut devenir patrimoine par la magie de sa transfiguration liée à l’arrivée de catégories privilégiées, un habitat pauvre, habité par des pauvres, reste pauvre et ne saurait figurer dans le patrimoine national. Le destin quelque peu tragique de ces tours ou de ces barres de logements HLM disparaissant par implosion dans un nuage de poussières est significatif de la valeur patrimoniale de cet habitat : nulle. Il y a dans ces destructions une violence symbolique d’une grande brutalité. Elles signifient l’absence de valeur sociale de ces lieux de vie qui ne peuvent même pas être réhabilités. L’existence populaire est vouée au précaire. Quelques objets rustiques peuvent être sauvés du désastre par le temps dont la patine peut, comme dans les écomusées, leur donner un certain lustre. Mais l’essentiel se retrouvera un jour sur les trottoirs, parmi les objets encombrants.

La valeur symbolique du patrimoine

La valeur symbolique du patrimoine exige l’homologie entre le patrimoine habité et ceux qui l’habitent. Le patrimoine est du social objectivé dans des bâtiments, des paysages, des objets. Une objectivation qui est aussi celle d’une histoire et de l’Histoire. Il peut aussi s’agir d’œuvres récentes mais déjà consacrées, comme ces villas d’architectes, contemporaines mais légitimées par leur présence dans les revues d’architecture ou d’art. Habiter une maison de Le Corbusier ou de Frank Lloyd Wright, c’est, et depuis quelques décennies déjà, habiter le patrimoine.
Un prolétaire logé dans un hôtel particulier du xviiie siècle ne peut être que le gardien. Sinon, dépourvu des ressources économiques et culturelles adéquates, le décalage avec son domicile trahit un hiatus, une incongruité. Habiter une maison classée exige d’avoir de la classe. Sinon il est impossible de faire corps avec l’écrin d’une belle demeure. Limiter sa bibliophilie aux reliures des livres de la Sélection du Reader’s Digest, c’est signer son forfait et avouer l’incongruité de sa présence. Comme l’hexis corporelle, la posture physique, le langage et les manières, le domicile et sa qualité signifient la position sociale tout en induisant subrepticement l’idée, l’impression qu’au fond, les privilèges ainsi visibles ne sont pas immérités : les personnes de goût ne peuvent être que de qualité. À l’inverse ceux qui par leur attitude trahissent la modestie de leurs origines et de leur position ne peuvent être que des imposteurs.
Certains châteaux, délabrés, sont aujourd’hui achetés à bas prix par des salariés modestes, agents à l’EDF ou à la SNCF par exemple. La reconnaissance de leur statut de châtelains est beaucoup plus difficile à faire admettre, aussi bien par les autorités de tutelle que par les habitants du village. Tel récent possesseur d’un château médiéval doit rétribuer une troupe professionnelle pour assurer une animation historique dans le style sons et lumières, alors que des spectacles similaires sont montés dans un bénévolat joyeux par les villageois pour l’aristocrate héritier d’un domaine.
La richesse symbolique est d’un maniement délicat car elle demande de savoir manipuler la magie sociale qui construit en qualités des personnes celles qui, produites dans les rapports sociaux eux-mêmes, au fil des siècles ou des décennies, se trouvent objectivées dans leurs traces historiques.

Monique Pinçon-Charlot – Michel Pinçon

bien, dévalorisation, adresse, « Le patrimoine des ménages : biens immobiliers et autres », « Gestion de site, gestion de patrimoine »

Références bibliographiques :

Mension-Rigau ,Éric (1994), Aristocrates et grands bourgeois, Plon.

Pinçon Michel, Pinçon-Charlot Monique (1998), Grandes fortunes, Petite bibliothèque Payot, [1996].

Pinçon Michel, Pinçon-Charlot Monique (2001), Paris mosaïque, Calmann-Lévy.

« Paris-Rome. Protection et mise en valeur du patrimoine architectural et urbain », Paris Projet, n° 23-24, 1983

« Quartiers anciens, approches nouvelles », Paris Projet, n° 32-33, 1998

Saint Martin, Monique de (1993), L’Espace de la noblesse, Métailié.

 

 

Auteur/autrice

  • Jean Bosvieux

    Jean Bosvieux, statisticien-économiste de formation, a été de 1997 à 2014 directeur des études à l’Agence nationale pour l’information sur l’habitat (ANIL), puis de 2015 à 2019 directeur des études économiques à la FNAIM. Ses différentes fonctions l’ont amené à s’intéresser à des questions très diverses ayant trait à l’économie du logement, notamment au fonctionnement des marchés du logement et à l’impact des politiques publiques. Il a publié en 2016 "Logement : sortir de la jungle fiscale" chez Economica.