Le décor domestique, une mise en scène de soi

 

Le décor domestique est le lieu d’expression des identités individuelles et collectives dont les différents éléments, qui forment système entre eux, révèlent les modes de vie d’une société. Celui-ci donne à voir les fonctions des espaces, le statut social et les origines culturelles, les étapes du cycle de vie, l’état des relations familiales et des rôles sexuels.  Il se transforme tout au long de la vie des individus, et il participe de la consommation de masse et de la mode. Mais la circulation du mobilier et des objets décoratifs reste lente, le décor est toujours un espace de remémoration, relativement stable, dont les éléments nous relient aux autres, vivants ou morts, à des lieux et à des événements liés à notre vie.
Le décor domestique est une mise en scène, d’abord construite pour soi-même, et pour un certain nombre de personnes qui sont autorisées à la contempler. Ensemble composé de différents éléments mobiles, ameublement, objets divers, textiles et plantes, le décor domestique est « l’enveloppe intérieure » de notre habitat. Ces artefacts sont organisés et disposés dans l’espace et les liens qui sont tissés entre eux nous permettent de personnaliser un espace bien souvent standardisé, et de créer un chez soi, son foyer.
L’intérêt des sciences sociales pour le décor domestique s’inscrit dans celui des relations entre les sujets et les objets, la façon dont nous médiatisons nos rapports aux autres et au monde grâce et à travers eux. Les dimensions des liens qui existent entre les individus ou les groupes et les artefacts de leur environnement direct sont tout à la fois fonctionnelles, sociales et symboliques, et ceci dans toutes les sociétés. Longtemps négligés dans leur version contemporaine par les ethnologues, ou approchés sous l’angle de la distinction sociale par les sociologues, les décors domestiques sont redécouverts aujourd’hui par les chercheurs. Leurs analyses s’inscrivent dans des problématiques classiques de ces disciplines, celles de la parenté et de la famille, de la transmission, de la circulation et des échanges, de l’articulation des sphères privée et publique, de l’individuel et du collectif, et enfin de la construction identitaire.

Le décor domestique dans l’espace

Les éléments qui meublent et décorent l’habitat donnent à voir les fonctions attribuées aux diverses pièces du logement. Dans nos sociétés urbaines occidentales, les espaces sont spécialisés et requièrent donc un ameublement et des objets spécifiques. Dans d’autres cultures, ils peuvent remplir plusieurs fonctions : un lit se transforme durant la journée en siège devant lequel une table est placée pour les repas, par exemple. Le décor, du moins le mobilier, est alors mobile et multifonctionnel. L’architecture peut créer plus ou moins de contraintes sur l’habitat, en particulier en imposant certains découpages et surfaces : ainsi de vastes séjours, des cuisines ouvertes ou minuscules. Les résidents tentent alors de conserver leurs modes de vie en utilisant leur ameublement qui permet de créer des espaces distincts, salle à manger et séjour. Les degrés d’intimité des espaces varient, de semi-public pour le séjour jusqu’à intime pour la chambre à coucher du couple. Car si « décor » évoque le théâtre et suppose un public, « domestique » renvoie à « privé ».

Comme révélateur des modes de vie

Le choix et l’organisation des éléments du décor répondent à des critères fonctionnels, mais aussi sociaux et culturels. Les ethnologues ont montré qu’il existe des décors-types qui varient dans l’espace et dans le temps. C’est-à-dire un ensemble d’éléments qui sont organisés dans l’espace, et dont le nombre, la forme, la couleur, la fonction et la disposition spatiale diffèrent d’une société à l’autre, d’une culture à l’autre, et se transforment d’une époque à l’autre. En muséographie, les décors domestiques ont été considérés comme des témoins du mode de vie de tel ou tel groupe ; ainsi, les artefacts eux-mêmes, leur organisation spatiale, sont considérés comme des révélateurs du statut et de la culture de leurs habitants. Ces présentations privilégient des décors construits avec des éléments uniques ou produits en petite série, objets artistiques ou d’artisanat, ou encore de design.
Si cette approche a été développée avec succès dans l’étude des sociétés traditionnelles et historiques, par les ethnologues et les historiens, l’analyse des décors contemporains composés d’objets produits en grande série a posé problème. En effet, l’ethnologie a toujours lié la consommation à la production : le décor traditionnel est composé d’éléments qui portent la trace de la main de l’homme, dans des systèmes où consommateur et producteur sont très proches, voire la même personne. Ils possèdent alors une certaine valeur liée à leur unicité, que l’on retrouve dans une certaine mesure dans l’artisanat et surtout dans l’objet d’art. De plus, le développement de la circulation des marchandises rend caduque l’idée du « décor-type » culturel, puisque n’importe où dans le monde, les acteurs mélangent des éléments de provenance géographique diverse dans la construction de leur décor.

Décors contemporains et la construction des identités

Les intérieurs contemporains des sociétés occidentales meublés et décorés d’artefacts aux fonctions similaires et aux différences formelles mineures, ont été analysés d’abord par des sociologues qui, dans une perspective post-marxiste et post-structuraliste, portaient un regard plutôt négatif sur ces décors. En effet, ils postulaient l’impossibilité pour les consommateurs de construire leur identité à travers et grâce à ces objets de consommation de masse. Ceux-ci ne seraient que l’expression d’une position sociale dont la « grammaire » serait imposée par la société et donc nécessairement extérieure aux individus. Cependant, leur apport principal a été de montrer que les objets forment tout d’abord des systèmes entre eux, puis qu’ils sont à mettre en relation avec d’autres dimensions du mode de vie (alimentation, goût musical, etc.). Des anthropologues, dans un premier temps anglo-saxons, puis français, ont tenté de sortir de ce postulat d’aliénation du consommateur en lui donnant la parole. Ils ont repris cette notion de système d’objets, mais en élargissant son contenu à des dimensions culturelles et symboliques, en s’éloignant donc du modèle linguistique qui est si réducteur pour appréhender la culture matérielle. Ils ont montré alors que l’acteur construisait un univers privé qui avait un sens pour lui et qui participait à l’expression de son identité sociale et culturelle, même s’il utilisait des objets semblables à des centaines d’autres. Le concept central pour appréhender ce processus de construction identitaire est celui d’appropriation, emprunté à la philosophie de Hegel et qui constitue l’approche la plus riche aujourd’hui sur le sujet.
Les études récentes des décors intérieurs ont montré que dans un groupe social et culturel donné, on retrouve un certain nombre d’éléments qui paraissent essentiels et nécessaires aux individus pour se sentir bien « chez eux ». Une sorte de « base » d’ameublement en quelque sorte, à laquelle ils ajoutent tout un ensemble d’autres artefacts. Si mobilier et objets peuvent être semblables, leur disposition dans l’espace est distincte culturellement et socialement. Ainsi on observe chaque fois des décors différents, mais qui possèdent aussi une dimension commune : on pourrait alors dire qu’ils sont à l’articulation de l’individuel et du collectif. Partout l’introduction du téléviseur a transformé la disposition des éléments du séjour : cet appareil devient souvent le point focal de la pièce, et il joue le rôle « d’autel domestique », comme d’autres meubles, le buffet ou le dessus de la cheminée par exemples.
Les psychologues et les psychosociologues ont étudié le décor domestique et les éléments qui le composent sous l’angle de la construction de l’identité des individus. Ils ont montré à travers diverses recherches, tant sur la perception de l’espace que sur les rapports privilégiés avec certains objets, à quel point cet environnement participe à notre socialisation et à la constitution de notre personnalité.

Une inscription dans le temps

Les décors intérieurs ne sont donc pas figés, ils sont le fruit d’une élaboration sans fin qui ne se termine souvent qu’au décès de son constructeur ; ils se transforment tout au long du cycle de vie du groupe domestique. Si, auparavant, ce sont les étapes de celui-ci qui provoquaient les changements de décor, aujourd’hui, sous l’effet de la diffusion de masse et du prix réduit de nombreux objets, aux formes et fonctions nouvelles, et de la mode, les transformations n’ont plus besoin de ce prétexte, même si la circulation du mobilier reste moins rapide que celle d’autres objets. Les possibilités de combinaisons des formes et couleurs deviennent innombrables et ne contraignent plus les individus à un style particulier.
Le décor domestique n’échappe pas au système de la consommation de masse, du marketing et de la mode. Il existe aujourd’hui un véritable marché international qui touche tous les groupes sociaux et toutes les classes d’âge. L’exemple le plus notable est celui de la chaîne suédoise « Ikéa » qui propose du mobilier en « kit », à construire soi-même, qui se situe donc à mis chemin entre le magasin d’ameublement et celui de bricolage. Cet ameublement concurrence les meubles « traditionnels », car il est souvent plus adaptable à la petite taille des logements modernes et facile à déménager. Des magazines spécialisés et des émissions de télévision – bien que peu nombreuses en France par rapport à d’autres pays comme la Grande-Bretagne – incitent les consommateurs à suivre une mode dans le domaine de l’ameublement. Des salons saisonniers de l’habitat, de l’ameublement et du design proposent des modèles destinés aux professionnels, mais aussi à un plus large public.
Pourtant des études, ainsi que des enquêtes statistiques de l’INSEE montrent que le mobilier reste peu sensible aux phénomènes de mode en France, et qu’après leur installation, les ménages conservent leur ameublement de nombreuses années (l’ancienneté moyenne d’acquisition des meubles est supérieure à dix ans). Souvent les transformations concernent des éléments mineurs, comme le papier peint ou certains objets décoratifs. Les éléments du décor domestique, bien que marchandises, ne sont donc pas devenus des objets de consommation comme les autres.
Les modes d’acquisition sont diversifiés : grandes surfaces d’ameublement, petites boutiques, mais aussi dépôts-ventes. Des études ethnologiques ont montré les aspects valorisés des objets et recherchés par les acheteurs : l’ancien, l’authentique, l’exotique, etc. On échange et emprunte dans son réseau de parenté, et enfin on construit soi-même. Le bricolage lié à la construction et à la transformation du décor domestique est une activité en plein développement. Des grandes surfaces spécialisées proposent aux consommateurs tous les éléments nécessaires à cette pratique. Enfin, on reçoit des meubles et des objets en cadeau et en héritage. Ce sont des éléments contraignants du décor, car ils nous relient directement aux donateurs : d’une certaine manière, ils incarnent cette relation, s’en débarrasser signifie y renoncer ; mais au contraire, les disposer en bonne place dans notre décor valorise ce lien social. Le décor domestique est un espace de remémoration : ses éléments nous relient aux autres, vivants et morts, à des lieux et à des événements liés à notre vie. Leur contemplation stimule le souvenir et l’imagination. Cette mémoire est aussi celle du corps, de nos sens : vue, ouïe, odorat et toucher.

Transformations des relations familiales et des rôles sexuels

La construction du décor et son entretien quotidien sont aussi analysés en lien avec les rapports de genres et les rôles sexuels. Dans une répartition traditionnelle des tâches, les femmes ont longtemps été confinées à l’univers privé ; les sociologues ont montré les transformations de l’allocation du travail domestique et des activités de bricolage qui ne va plus de soi et se négocie dans les couples. Cette transformation des relations familiales, certains sociologues la voient dans les changements de l’habitat contemporain qui doit pouvoir satisfaire plusieurs besoins sociaux des membres d’un ménage : être ensemble en faisant la même activité, être en co-présence mais en ayant sa propre activité et enfin être séparé. Les éléments du décor, leur emplacement et orientation permettent la satisfaction de ces nouvelles aspirations dans des espaces restreints. En France, la disparition d’une salle à manger bien séparée du séjour accompagne moins de formalisme dans les relations familiales, et plus d’égalité entre les genres.
Lieu d’expression de nos identités individuelles et collectives, le décor domestique donne à voir à nous-mêmes et aux autres notre vie quotidienne, notre histoire et les relations que nous entretenons avec les autres, proches ou lointains, vivants ou morts.

Sophie Chevalier

→ appropriation, bricolage, « Le Chez soi : habitat et intimité », « Le déménagement, un drame du quotidien », « Entretenir son logement », foyer, groupe domestique, pièce, transmission

Références bibliographiques :

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Auteur/autrice

  • Jean Bosvieux

    Jean Bosvieux, statisticien-économiste de formation, a été de 1997 à 2014 directeur des études à l’Agence nationale pour l’information sur l’habitat (ANIL), puis de 2015 à 2019 directeur des études économiques à la FNAIM. Ses différentes fonctions l’ont amené à s’intéresser à des questions très diverses ayant trait à l’économie du logement, notamment au fonctionnement des marchés du logement et à l’impact des politiques publiques. Il a publié en 2016 "Logement : sortir de la jungle fiscale" chez Economica.

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