Quand le logement se transforme
Quelques réflexions après une visite du consumers electronics show de Las Vegas
Passer une semaine à Las Vegas oblige à mettre de côté quelques convictions comme considérer que la transition énergétique constitue un enjeu mondial partagé[1]. Parfois, il faut accepter certains renoncements – au moins temporairement – et ne pas penser au bilan carbone lié à un nécessaire voyage…
Grâce au Consumer Electronics Show (CES), Las Vegas devient, durant la première semaine de janvier, le haut temple des nouveautés technologiques. Visiter cet énorme salon permet de se rendre compte des changements en cours (pas uniquement techniques) dans différents domaines. Cette année encore, avec un volet santé et bien-être fortement développé, la « smart home » et la « smart city » étaient au premier plan. Les innovations s’installent dans le quotidien et se consolident. Après avoir sillonné de nombreuses allées, deux points méritent notre attention.
Le premier est que le logement devient plus encore une expérience personnelle vécue à travers une ultra-personnalisation des usages. C’est sans doute là une rupture : jusqu’à présent, le logement était pensé comme une exigence de loger dignement des personnes, il devient un support à d’autres désirs sans que ces derniers soient forcément partagés entre les résidents.
Liée à la première, la seconde rupture que nous entrevoyons laisse penser que son « chez-soi », sa maison ou son appartement, sera demain le lieu d’autres fonctions que celle d’habiter.
Cet article ne s’inscrit pas dans une démarche prospective qui reprendrait de manière exhaustive toutes les innovations technologiques en cours. Des choix ont été faits pour illustrer au mieux le propos.
Personnalisation et adaptation
Que vous souhaitiez prendre une douche ou écouter de la musique, de nombreux appareils permettent désormais de vous identifier et d’adapter leur utilisation à votre profil. Qui dit « personnalisation » dit en effet « reconnaissance de la personne concernée », que ce soit par la voix, l’image ou des empreintes. Trois exemples particulièrement marquants ont été mis en lumière au CES 2020. Delta Dore[2], entreprise française présente pour la première fois dans ce salon, a dévoilé un gestionnaire d’eau chaude connecté, qui grâce à une intelligence artificielle, met quelques semaines à intégrer les usages des occupants d’un même logement. Lorsqu’un individu arrive devant la douche, il sait notamment s’il y a suffisamment d’eau chaude en fonction de ses habitudes. L’appareil est également équipé pour les événements exceptionnels, du type « la famille reçoit des amis le week-end, ce qui implique plus d’eau chaude que d’habitude ». L’objectif in fine est de mieux gérer les consommations et les factures énergétiques.
Une marque concurrente, Legrand, a quant à elle développé une gamme de produits pour la « maison connectée »[3], que ce soit pour des logements neufs ou dans le cadre de rénovations. Le contrôle se fait via les smartphones ou les assistants vocaux. Un système de commande générale vous permet d’éteindre toutes les lumières d’un appartement ou d’une maison. Comme précédemment, l’application « permet également de personnaliser depuis un mobile les scènes de vie en fonction de la vie quotidienne et de gérer l’envoi de notifications pour l’ensemble du système connecté ».
Panasonic a développé la plateforme « HomeX » (home experience) en vue d’un paramétrage des appareils électriques ou électroniques adapté à chaque membre d’une même famille, dans les différentes fonctions de la vie quotidienne (détente-loisirs, repas, courses à faire ou période de sommeil par exemple).
Avec les smartphones et désormais les assistants vocaux qui s’apparentent à de nouveaux compagnons[4], nous disposons désormais de vies numériques. Le logement connecté devient un support de confort augmenté et le cocon qui connaîtra tout des habitudes de chacun. Bien sûr, le point positif est qu’en matière de consommations énergétiques, chacun pourra agir en faveur de la transition écologique en contrôlant mieux ses usages. Le point plus inquiétant en revanche reste celui de l’utilisation des données en dehors du logement. Malgré le fameux règlement européen relatif à la protection des données personnelles et tous les avertissements en amont (que nous validons sans lire en général !), nous ne pouvons que rester dubitatifs à ce jour. Nos actions sont tracées pour la plupart, sans que nous sachions très bien où vont les données ni à quoi elles sont utilisées !
Pour le secteur du logement, on ne peut que se demander comment toutes ces captations d’usage par de grands groupes américains vont servir dans des projets plus larges lorsque l’on sait que : 1/ Amazon a investi dans une start-up appelée Plant Prefab qui crée et construit des maisons préfabriquées ; 2/ Facebook a prévu d’investir un milliard de dollars pour lutter contre la crise du logement en Californie ; 3/une filiale de la maison-mère de Google travaille sur la ville du futur à Toronto. Et si l’on ajoute les entreprises chinoises également à l’œuvre, la seule question qui se pose est : de quel côté viendra la disruption la plus importante en matière de logement ?
L’enjeu n’est plus de savoir si les Français sont prêts à utiliser la domotique, vocable générique utilisé pendant des années pour qualifier ses appareils apparentés à des gadgets. Mais il faut se demander si le logement de demain – neuf ou déjà construit – ne deviendra pas le support d’une individualisation à l’extrême. D’autant que cette vie numérique, intégrant les habitudes de chacun, pourrait se déplacer avec l’individu concerné. Que vous soyez chez vous, chez des amis ou chez votre grand-mère, vos paramètres, à partir du moment où vous êtes identifié(e), pourront être communiqués à votre douche pour qu’elle soit toujours aussi agréable ! LG ne s’y est d’ailleurs pas trompé en choisissant ce slogan affiché en gros au CES : « la maison partout[5] » !
Derrière tous ces appareils se profilent en effet des services nouveaux. Comme pour Netflix ou Canal Plus, l’addiction guette, voire l’obligation, telle celle qui touche les amateurs de Nespresso devant acheter les bonnes dosettes. Cette transformation du logement par les services va bien sûr toucher toute la filière bâtiment. Le secteur devrait assister à un accroissement des projets à la carte et des systèmes multiples d’abonnements individuels ou familiaux dans un objectif de décentralisation au plus près des personnes. D’un côté, le modèle économique va se transformer, de l’autre le numérique accompagnera le client dans les « bons gestes écologiques », ce qui conduira à affiner les obligations de résultat qui s’imposeront aux entreprises.
A titre d’illustration, le constructeur de maisons individuelles Trecobat l’a bien compris en développant l’application Nestor, utilisée par les particuliers de la définition de leur projet à l’après-construction, en passant par la phase chantier. Désormais, le lien avec le client ne s’arrête pas à la remise des clés, il se poursuit quand il est installé dans son logement.
Chaque client devient ainsi un marché, comme l’annoncent certains spécialistes du CES de Las Vegas. Et la transformation va encore plus loin. À l’image de la voiture qui se transforme en « cloud » et qui propose des contenus adaptés à chaque passager, le logement pourrait être le support d’autres fonctions.
Un médecin à la maison ?
Au vu des innovations qu’il présente dans d’autres domaines comme la santé et le bien-être, le CES de Las Vegas incite à penser que le lieu de vie deviendra – en exagérant à peine et au risque de faire réagir les médecins – un lieu de diagnostic médical, voire de soins. Le nombre de projets et de dispositifs ne se compte plus pour prendre sa tension, mieux dormir, lutter contre la dyslexie ou réaliser son propre bilan ophtalmologique. Certaines applications, initialement destinées aux professionnels, pourraient trouver des débouchés parmi les particuliers.
Demain, eu égard aux projets en cours, un bracelet communiquera avec une intelligence artificielle (IA) pour prendre le pouls en quelques secondes, un patch permettra de déterminer les carences observées à la surface de la peau, un vêtement connecté visera à observer le patient chez lui en temps réel pour limiter les séjours à l’hôpital.
Dans un contexte de vieillissement de la population, ces innovations ouvrent d’intéressantes perspectives. Le maintien à domicile des personnes âgées, même si la dégradation de la santé est, en moyenne, de plus en plus tardive, constitue en effet un enjeu majeur[6]. L’Insee estime à 9,3 % la part de la population âgée de plus de 75 ans au 1er janvier 2019 en France, y compris Mayotte. Cette part atteindra 17,9 % en 2070[7]. On passerait ainsi, en nombre, de 6,2 à 13,7 millions d’habitants « âgés », soit plus d’un doublement en cinquante ans. Disposer de tels objets connectés viendrait favoriser le martien à domicile tant souhaité par les personnes âgées.
Dans une société où le nombre de ménages composé d’une seule personne s’accroît[8], il est facile d’imaginer le rôle-clé que pourraient jouer toutes ces applications directement accessibles chez soi et permettant une télésurveillance à distance. On parle beaucoup du télétravail, qui change les habitudes de vie, mais la télémédecine à domicile pourrait également prendre de l’importance. Les données des capteurs présents dans différents supports pourraient être analysées en continu, des alertes envoyées à tout moment et des prédictions réalisées au fur et à mesure. Une interface écran (via un smartphone, un téléviseur ou un coussin[9]) permettrait ensuite d’établir le lien entre le patient et son médecin au meilleur moment ou en cas de situation critique avant intervention.
Dans une interview récente[10], Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur, alertait sur « le changement fondamental qui va se produire dans les prochaines années : aujourd’hui 80 % des données créées sont stockées dans des data centers ou dans le cloud ; et 20 % le sont en périphérie, dans des smartphones, les véhicules connectés, les objets communicants, etc. Cette proportion va s’inverser en cinq ans, passant à 80 % des données qui seront partout, dans tous les objets connectés. »
Dans cette perspective de « edge computing » ou « edge network » (l’Internet au coin de la rue ou du bâtiment : la puissance de calcul se déplace au plus près de l’utilisateur), le bâtiment avec ses capteurs devient un nouveau support technologique. Lorsque les périphériques perdront la connectivité, ils disposeront toujours d’une intelligence locale et seront en mesure d’exécuter les tâches requises. Dans un contexte de déploiement de la 5G, les données seront partout, tout comme l’intelligence qui les traitera, précise également Thierry Breton. La réduction des problèmes de latence et de congestion permettra d’améliorer les performances des applications. L’immédiateté des réponses et la capacité de réaction instantanée vont ouvrir de nouveaux potentiels, pour les usages évoqués en première et seconde parties.
Dans cette perspective, le champ des possibles s’ouvre plus largement encore quand Delta Airlines annonce au CES le déploiement de la réalité parallèle, c’est-à-dire la capacité de diffuser, sur des écrans, des messages adaptés à chaque individu. Dans son livre intitulé « IA la plus grande mutation de l’histoire »[11], Kai-Fu Lee indique qu’« en se perfectionnant dans la reconnaissance des visages, des voix et la détection du monde environnant, l’IA perceptive va créer des millions de nouveaux points de contact invisibles entre le virtuel et le réel – lesquels deviendront tellement omniprésents que la formule ʺaller sur Internetʺ n’aura plus aucun sens. »
Ces exemples montrent, s’il le fallait, que le logement même, au-delà de ses modes constructifs ou des processus de rénovation, connaît et va connaître plus encore des changements. Bien sûr, des questions se posent en matière de cybersécurité, de protection des données, d’interopérabilité des systèmes et, plus grave, d’illectronisme, c’est-à-dire d’illettrisme numérique, ou d’accès aux réseaux très haut débit. D’autres articles pourront être écrits sur ces enjeux.
La visite du CES de Las Vegas confirme que la numérisation est en marche et que l’effet gadget, même s’il demeure pour certains objets, est désormais dépassé. La transformation semble irréversible et les possibles ruptures en matière de logement s’inscrivent dans une dynamique plus large de smart-city. Il faudrait, à cet égard, citer les efforts, portés par des grands groupes notamment, pour mieux appréhender les données liées à la ville : améliorer le trafic grâce à une connaissance accrue des flux, adapter les consommations énergétiques globales… Certes les irréductibles réfractaires au numérique essaieront de résister, les autres seront sans doute embarqués avec les technologies. Kai-Fu Lee indique qu’« à rebours de la philosophie qui prévaut aux Etats-Unis, où l’intelligence autonome doit s’adapter à des environnements urbains préexistants, la Chine envisage une évolution conjointe entre l’intelligence artificielle et la ville. » Dans un contexte où la smart city devient un outil géopolitique avec des technologies qui opposent les Etats-Unis et la Chine[12], ces évolutions doivent interroger la filière de la construction en France. C’est pourquoi de nombreux acteurs du secteur ont lancé des réflexions en ce sens et soutiennent de plus en plus des start-up qui bousculent les pratiques.
Claire Guidi
Mars 2020
[1] Dans un monde de casinos, le touriste d’affaires reste ébahi par le nombre de lumières intérieures et extérieures qui ne s’éteignent jamais ! Et je passe la musique permanente…
[2] https://www.deltadore.fr/onsen-de-deltadore
[3] https://www.legrand.fr/
[4] Dans sa nouvelle publicité, même la radio France Inter met en lumière Alexa d’Amazon et « Ok Google » pour écouter ses programmes !
[5] Anywhere is home.
[6] La loi n° 2015-1776 du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement indique d’ailleurs dans son premier article que « l‘adaptation de la société au vieillissement est un impératif national et une priorité de l’ensemble des politiques publiques de la Nation ».
[7] Source : Insee Première n°1619, Projections de population à l’horizon 2070 – Deux fois plus de personnes de 75 ans ou plus qu’en 2013, novembre 2016. Scenario central établi par l’Insee.
[8] D’après l’Insee, 18,6 % des personnes de 15 ans et plus vivaient seules dans leur logement en 2011. Ce taux est passé à 19,8 % en 2016 et représentait 10,5 millions d’individus.
[9] Pourquoi pas puisqu’au CES étaient présentés des écrans ultra-souples et déroulables sur un sac à main !
[10] « Thierry Breton : Pour accéder au marché européen, il faudra accepter nos règles », Les Echos du vendredi 7 février 2020
[11] I.A. La plus grande mutation de l’histoire – Comment la Chine devient le leader de l’intelligence artificielle et pourquoi nos vies vont changer, Kai-Fu Lee, éditions Les Arènes, 2019
[12] Voir l’étude de l’Institut français des relations internationales (Ifri), La Smart city chinoise : nouvelle sphère d’influence ?, Alice Ekman, décembre 2019
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Merci pour cet article très éclairant, mais qui ne manque pas non plus de faire frissonner. On peut en effet s’interroger sur les libertés qui nous resterons quand la moindre de nos habitudes sera marchandisée ; on peut également s’interroger sur la frontière entre personnalisation et individualisme ; autrement dit, comment faire « humanité » en prenant en compte seulement la satisfaction des individualités ? Comme en toute chose, il faut savoir poser des limites et veiller à ne pas creuser encore les inégalités…
les enjeux indirects de ces dispositifs qui exigeront la 5G posent effectivement de reels questions en terme de controle des libertés, et d’effets environnementaux collateraux (datacenter tres energivores)
https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/ekman_smart_city_chinoise_2019.pdf
Cet article lu en plein confinement s’avère opportun, tout spécialement le passage sur la médecine à domicile pour les personnes âgées. On peut espérer que la future génération très âgée, constituée de personnes déjà rodées à l’informatique sous toutes ses formes (nées après 1945) pourra sans doute tirer parti de ces formules.
En revanche sur la maison connectée, il faudrait comprendre les apports réels des produits et logiciels proposés. Depuis trente ans des outils très simples (commande radio des volets roulants, des éclairages etc) se sont installé chez nous avec succès car commodes et pas cher. L’électroménager a intégré, sans augmenter ses prix, des fonctions de programmation utiles. On ne saisit pas bien l’intérêt de centraliser les informations, voire de les stocker ou les déporter vers l’extérieur. Le réglage de la douche c’est surtout un bon robinet thermostatique fiable.
Ce qui serait intéressant serait de disposer de dispositifs de surveillance et de prévention des sinistres les plus courants, tout spécialement les fuites d’eau en tout genre pour ce qui concerne le parc immobilier français. La plomberie comme les fonctions d’étanchéité attendent avec impatience des avancées technologiques réelles. Des progrès dans la gestion de l’air seraient aussi opportuns, par exemple pour optimiser les dépenses d’énergie tant en confort d’été que d’hiver. Mais pour l’air comme pour l’eau, les applications informatiques doivent être au service des supports physiques qui, eux, ont encore assez peu évolués.
Quand au rôle des sociétés informatiques vis-à- vis de l’habitat on ne peut que s’en réjouir, il serait temps que les employeurs états-uniens découvrent l’intérêt de dispositif comme Action logement pour aider à loger les travailleurs. On note que 1 Md USD permet de produire 5000 logements soit 7% de la production de logement en une année en Californie. Résoudre la crise du logement là-bas va donc avoir besoin d’apports financiers nettement plus importants…
Je vous remercie pour votre lecture attentive de l’article, écrit avant le confinement.
Vu l’usage accru des outils numériques, la crise actuelle pourrait en effet constituer un accélérateur en matière de suivi de la santé à domicile (sous réserve toutefois de la qualité des infrastructures, de l’appropriation individuelle du sujet et des réponses attendues en matière de sécurité des données).
Concernant la maison connectée, je partage votre interrogation sur les apports réels de certains capteurs ou objets. Je vous invite à lire le texte portant sur le « logement intelligent » et qui vient d’être publié au niveau du dictionnaire de l’habitat accessible sur ce site (https://politiquedulogement.com/dictionnaire-du-logement/l/logement-intelligent/).
On y pointe justement la différence entre la domotique (comme le pilotage des volets et des éclairages) et la « smart home ». Le grand changement s’avère lié à la capacité de collecter et de traiter des millions de données concernant les usages personnels pour, in fine, proposer des réponses individuelles, anticiper des décisions ou organiser un pilotage automatique selon les habitudes de chacun.
Quant à la question plus générale du logement, au-delà du rôle essentiel d’Action Logement (présence dans tous les territoires, structure au service des entreprises et des salariés), c’est l’enjeu de la diversité des besoins (et donc de l’offre) qui doit être traité. Le lien au télétravail ou les spécificités liées au grand âge apparaissent plus clairement aujourd’hui, avec la crise sanitaire, comme des sujets de société dans de nombreux pays.