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Vers une fusion des aides personnelles dans une « allocation sociale unique » ?

Le 14 novembre 2025, à l'occasion des Assises des départements de France, le Premier ministre a annoncé le dépôt, en décembre, d’un projet de loi visant à créer une allocation sociale unique. Cette allocation regrouperait la prime d’activité, le revenu de solidarité active (RSA) et certaines aides au logement en un seul versement, effectué à une date commune. La formule employée, « certaines aides au logement », désigne manifestement les aides personnelles au logement, qui est la principale prestation relative au logement versée aux ménages.

Un projet réactivé

On voit ainsi resurgir, sous un autre nom, le projet de revenu universel d’activité (RUA), l'une des mesures proposées en 2019 par le président de la République dans le cadre de la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté, qui était « censé se substituer d'ici 2023 à plusieurs prestations sociales, dont le revenu de solidarité active (RSA), les aides au logement et la prime d’activité. »[1] La pandémie de Covid19 avait porté un coup d’arrêt au projet.

L’objectif affiché est d’évoluer vers un système de solidarité plus simple et plus lisible, plus équitable et incitatif à l’activité. Il est en effet reproché au dispositif actuellement en vigueur sa complexité, « à tel point que bon nombre de personnes renoncent à faire valoir leurs droits » et qu’ « il n’offre pas non plus toutes les conditions pour un retour rapide à l’emploi »[2]. En clair, un bénéficiaire peut voir le total de son revenu, allocations comprises, baisser en cas de retour à l’emploi.

Puisque le projet de réforme concerne les aides personnelles au logement (APL), il est légitime de s’interroger sur l’impact que pourrait avoir une telle réforme sur l’APL qui est d’assez loin la principale dépense publique en faveur du logement.

L’idée d’un regroupement des trois prestations a fait l’objet dès 2015 d’une étude de l’Institut des politiques publiques (IPP)[3], qui formulait les critiques suivantes à propos des APL :
- il s’agit d’une aide affectée : « Elle conduit alors à une distorsion de la consommation des ménages dans le sens d’une surconsommation du bien subventionné », ce qui « ne peut se justifier que si l’on considère que les ménages à revenu modeste ne consommeraient pas suffisamment de logement s’ils recevaient une aide monétaire d’un montant équivalent » (argument paternaliste). Cette critique s’applique principalement aux locataires du parc social;
- elles ont un effet inflationniste. « On a pu mettre en évidence un impact important sur le niveau des loyers et donc le fait qu’elles sont en grande partie capturées par les bailleurs ». Ce jugement s’appuie sur une étude qui évalue à 78% la part capturée par les bailleurs[4]. Ce niveau élevé s’expliquerait par la faible élasticité de l’offre aux prix, mais aussi par la ségrégation des marchés locatifs (étudiants), la visibilité de l’aide, le tiers-payant. Ce supposé effet inflationniste, dont nous verrons plus loin qu’il est contesté, concernerait exclusivement le parc privé dont les loyers ne sont pas plafonnés ;
- elles souffrent d’« une mauvaise articulation avec les autres prestations sociales, qui nuit à la reprise d’activité des ménages à revenus modestes », car « une personne dont les revenus d’activité augmentent perçoit aujourd’hui [en 2015] moins de RSA-activité, mais aussi moins d’aide au logement. […] Une augmentation de 100 € des revenus d’activité nets se traduit par une hausse de seulement 27 € du revenu disponible ».

Si le troisième de ces arguments semble irréfutable, il n’en va pas de même des deux premiers.

L’aide personnelle entraîne-t-elle une surconsommation de logement ?

Le fait que l’aide soit affectée au paiement de la dépense de logement, effectif dans le cas de son versement direct au bailleur, dit en « tiers-payant », prive le bénéficiaire de la possibilité de décider de l’affectation de ses ressources entre différentes dépenses. Cette question avait d’ailleurs suscité de vifs débats lors de la réforme du financement du logement en 1977. Le tiers-payant est systématique dans le secteur social, optionnel à la demande des bailleurs – environ la moitié y recourent - dans le secteur privé. Peut-on, pour autant, considérer qu’il conduit à une surconsommation de service de logement ? Rien n’est moins certain, si l’on prend en considération le fait que le montant de l’aide n’est fonction croissante du loyer que jusqu’à un certain point : au-delà d’un loyer plafond qui dépend de la composition du ménage, il n’augmente plus. Autrement dit, la part du loyer qui dépasse ce plafond est intégralement à la charge du locataire. Or le loyer effectif est pratiquement toujours supérieur (souvent largement) au loyer plafond dans le secteur privé et, le plus souvent, dans le parc social. Par ailleurs, le barème de calcul de l’aide comprend un taux de participation minimal, de sorte que le montant de la dépense à la charge du locataire augmente avec le loyer. Enfin, une étude de l’Insee a montré que « l'occupation d'une HLM n'entraîne pas de surconsommation de logement »[5] : elle porte, certes, sur les locataires HLM et non sur les seuls bénéficiaires des APL, mais la part élevée de ces derniers dans le parc social conduit à penser que l’effet de l’aide sur la consommation de service de logement est infime, sinon nul. L’hypothèse de surconsommation est d’ailleurs peu vraisemblable, s’agissant de ménages très modestes : dans la zone la plus tendue, une personne seule ne perçoit plus l’APL au-delà d’un revenu mensuel de 1 121 €.

Controverse sur l’effet inflationniste

Reste la question de l’effet inflationniste de l’aide. Le jugement de l’IPP repose sur les résultats d’une étude de G. Fack portant sur la période du « bouclage » des aides personnelles (1992-93), c’est-à-dire de leur extension à tous les locataires sous seule condition des ressources, qui évalue à 78% la part capturée par les bailleurs[6]. Ce niveau élevé s’expliquerait par la faible élasticité de l’offre aux prix, mais aussi par la ségrégation des marchés locatifs (notamment le logement des étudiants), la visibilité de l’aide, le tiers-payant. Cet effet inflationniste concernerait exclusivement le parc à loyers libres. L’évaluation de l’effet inflationniste est toutefois contestée dans un rapport[7] fondé sur un travail effectué il y a plusieurs années, mais qui n’a été publié que très récemment. L’auteur, J. Friggit, a répliqué les calculs de G. Fack avec le souci de mieux prendre en compte les effets de structure et d’améliorer les spécifications du modèle hédonique[8] utilisé pour estimer l’effet inflationniste. Voici un extrait de sa conclusion :

« En appliquant un modèle hédonique à l’ensemble des enquêtes logement successives de 1973 à 2013, nous obtenons que, aussi bien pendant la période du "bouclage" que sur la totalité de la période 1984-2013, la surcroissance du loyer des locataires à bas revenu résulte principalement d’effets de structure, et que la surinflation est beaucoup plus faible et imputable pour l’essentiel à la variation de la structure des durées d’occupation. Ainsi, de 1984 à 2013, sur l’ensemble de la France, le loyer moyen des logements occupés par les locataires du premier quartile de revenu par unité de consommation a augmenté de 19% de plus que celui de l’ensemble du parc locatif privé.  Cette surcroissance résulte pour l’essentiel de quatre effets de structure :
- diminution relative de la taille des logements occupés par les locataires à bas revenu (- 5%) ;
- augmentation relative de leur qualité intrinsèque hors taille (confort, etc.) (+10%) ;
- augmentation relative du poids des zones chères dans leur localisation (+8%);
- raccourcissement relatif de leur durée d’occupation (+6%).

La surinflation non imputable au raccourcissement relatif de la durée d’occupation n’est que de 2%. »

Bref, il y a bien d’autres raisons à l’augmentation des loyers que l’octroi de l’APL.

Aide affectée ou non ?

L’annonce du Premier ministre ne donne aucun détail sur les modalités de la réforme envisagée. Malgré son regroupement avec d’autres allocations dans un versement unique, l’aide personnelle au logement serait-elle calculée à part, et en fonction de quels critères ? L’étude de l’IPP préconise d’en modifier le barème pour que, toutes choses égales par ailleurs, son montant ne dépende plus du niveau du loyer. Sa modulation géographique – liée au niveau des loyers dont le niveau est très sensible à la localisation des logements – qui constitue l’une de ses spécificités serait-elle abandonnée ? Enfin, et surtout, le système du tiers-payant serait-il maintenu ? Ce dernier point est crucial pour les organismes de logement social, car il constitue pour eux une garantie partielle contre les impayés. Dans ce parc, mais aussi dans le parc privé, sa suppression aggraverait probablement les réticences à accueillir les ménages les plus modestes, dont l’essentiel de la dépense de logement est pris en charge par l’aide. On pense notamment, pour ce qui concerne le parc privé, au cas des étudiants.

Rappelons que la version du projet de RUA soumise à la concertation prévoyait de fusionner les trois aides mais en conservant le mode de calcul actuel de l’aide au logement, laquelle aurait continué à être versée en tiers payant. Rien ne dit, cependant, que cette option sera retenue dans le futur projet.

« Simplifier, c’est compliqué »

C’est le jugement formulé en conclusion d’un rapport de 2018 au Premier ministre de l’époque. La prudence qu’il véhicule résulte notamment des leçons tirées de l’expérience du Universal Credit au Royaume-Uni : « Conçue à la fin des années 2000, la réforme du Universal Credit, présentée à juste titre comme une très imposante transformation, consiste en une fusion de six prestations et crédits d’impôt. À terme, le Universal Credit devrait concerner un quart des ménages anglais. Imaginée pour davantage d’efficacité, cette initiative britannique est maintenant présentée et critiquée comme une réforme faite uniquement afin de réaliser des économies. Surtout, de très importants ratés dans l’implantation et la mise en œuvre de cette grande simplification – qui s’avère particulièrement compliquée – annulent l’effet d’efficacité recherché. […] La réforme, qui devrait fonctionner à plein régime seulement à partir de 2022, est devenue très impopulaire »[9]. Ajoutons que son coût a été exorbitant.

La réforme a toutefois été menée à bien malgré ces -très grandes- difficultés de mise en œuvre. Selon une étude plus récente[10], elle a entraîné d’importants transferts entre ménages et réduit de manière relativement importante les cas de forte désincitation à l’emploi. Les auteurs estiment qu’« une réforme de cette ampleur nécessite un portage politique fort. La simplification du système est une opération complexe qui implique des ressources financières et humaines importantes ainsi qu’une mobilisation forte de l’administration en charge de la réforme ». Le projet français, bien qu’apparemment moins ambitieux, pourrait lui aussi se heurter à des écueils.

Jean Bosvieux
Décembre 2025

 

[1] Antoine Dulin et Sandrine Charnoz, « Le Revenu Universel d'Activité (RUA) - Pour l'ouverture dès 18 ans », rapport du Conseil d’orientation des politiques de jeunesse, juin 2019.

[2] Site du ministère du Travail et des Solidarités, https://solidarites.gouv.fr/vers-un-revenu-universel-dactivite.

[3] A. Bozio, G. Fack et J. Grenier (dir.), « Les allocations logement : comment les réformer ? », IPP/CEPREMAP, Editions Rue d’Ulm, 2015.

[4] G. Fack, « Pourquoi les ménages pauvres paient-ils des loyers de plus en plus élevés », Économie et statistique n° 381-382, 2005.

[5] Corentin Trevien, « Habiter en HLM : quel avantage monétaire et quel impact sur les conditions de logement? », Economie et statistique n°471, 2014.

[6] G. Fack, « Pourquoi les ménages pauvres paient-ils des loyers de plus en plus élevés ? », Économie et statistique n° 381-382, 2005.

[7] J. Friggit, « L’incidence déterminante des effets de structure sur la surcroissance du loyer des locataires à bas revenu du parc privé, 1973-2013. Conséquences quant à l’effet inflationniste des aides personnelles au logement », CGEDD, mai 2019.

[8] « La méthode des prix hédoniques part du principe simple que le prix d’un bien ou d’un service dépend de ses caractéristiques. Cette méthode est souvent employée dans le domaine de l’immobilier, en particulier pour calculer ou corriger des indices de prix, mais aussi pour l’évaluation de biens non marchands. Pour les indices de prix, ces méthodes sont utiles pour étudier des biens hétérogènes dont la structure, la qualité, etc., évoluent dans le temps ou lors de substitution de biens au sein d’un panier ».

Source : Insee, https://www.insee.fr/fr/information/2861589

[9] C. Cloarec-Le Nabour et J. Damon, « La juste prestation. Pour des prestations et un accompagnement ajustés », rapport au Premier ministre, septembre 2018.

[10] Antoine Bozio & Joyce Sultan Parraud, « La réforme du Universal Credit au Royaume-Uni », rapport IPP n°34, juillet 2021.

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