Catégorie contemporaine de l’action publique au prisme de laquelle sont appréciées les questions d’emploi, d’inégalité, d’intégration, de citoyenneté, de ségrégation, d’urbanisme.
Qualifiée de sociale et/ou d’urbaine, l’exclusion est devenue une notion clé pour des politiques publiques de plus en plus ciblées sur des catégories de population (les publics « prioritaires ») et/ou de territoire (les quartiers « prioritaires »). Consacrée juridiquement par un ensemble réglementaire et législatif conséquent, l’exclusion renouvelle les approches traditionnelles de la pauvreté en permettant une affirmation des droits économiques et sociaux. Alors que la lutte contre la pauvreté s’est structurée, en tant que politique publique, comme action de protection de la société, la lutte contre l’exclusion se développe comme protection des exclus.
Histoire récente d’une notion
L’irruption dans le débat public du thème de l’exclusion est généralement datée du début des années soixante-dix, même si on peut en repérer l’occurrence dès les années soixante. A cette période, notamment autour de l’association ATD Quart-Monde qui promeut l’expression, l’exclusion est principalement référée aux thèmes du logement et du handicap. Les exclus correspondent à la population des cités d’urgence ou de transit où sont logées des familles « inadaptées ».
Les publications des années soixante et soixante-dix n’utilisent qu’incidemment l’expression d’exclusion. Elles traitent des problèmes d’inadaptation dans un contexte de progrès et de croissance. A l’origine la notion ne désignait pas les problèmes attachés au chômage massif, mais plutôt les survivances d’une pauvreté anachronique dans une société connaissant de forts taux de croissance. A côté des inadaptations, ou des handicaps physiques, le droit repère des « inadaptés » et des « handicapés » sociaux. Une politique particulière se renforce, ciblant les « inadaptés sociaux ». Il s’agit des Centres d’Hébergement et de Réadaptation Sociale (CHRS), devenus ensuite Centres d’Hébergement et de Réinsertion Sociale qui constituent, à partir de 1974, un socle des politiques de lutte contre l’exclusion.
Dès son apparition politico-juridique, la notion est considérée comme équivoque par des observateurs. Elle est également critiquée comme idéologique. Selon certains auteurs, critiquant (entre autres) les analyses menées par ou autour du Commissariat au Plan, les discours sur l’exclusion se placeraient d’abord sur un registre moral. Ils risquent d’occulter les dimensions politiques des injustices sociales. D’autres observateurs préfèrent la notion d’exclusion à celle d’inadaptation, considérant que la première renvoie à une responsabilité collective, l’autre à une responsabilité individuelle.
Le terme d’exclusion paraissait alors difficilement utilisable par les acteurs publics qui, avant de lutter contre l’exclusion, étaient encore sommés de réduire les inégalités. A la fin des années soixante-dix, d’autres notions jugées plus adéquates, comme la pauvreté et la précarité, effacent l’exclusion de la scène politique. Au début des années quatre-vingt on parle surtout de « nouvelle pauvreté ». C’est vers la fin des années quatre-vingt que l’exclusion revient dans les discours publics pour s’imposer comme une notion passe-partout.
Discussions autour de l’exclusion
SDF, jeunes des quartiers sensibles, handicapés, chômeurs de longue durée, mal-logés, RMIstes devenus RSAistes sont maintenant réunis sous une même appellation. L’exclusion se confond ainsi avec la pauvreté, la ségrégation, l’isolement, le besoin. Elle porte sur des problèmes et des populations hétérogènes, ce qui invite d’ailleurs observateur et législateur à préférer le pluriel : on parle désormais plus volontiers des exclusions que de l’exclusion. La loi d’orientation de 1998 porte, significativement, sur la lutte contre les exclusions et non sur le singulier de la notion.
La thématique de l’exclusion consiste à opérer une coupure radicale sur l’échelle verticale des ressources (revenus et liens sociaux) et sur l’échelle horizontale des différents territoires. On y trouverait en bas les exclus et en haut les inclus ; la population des exclus se concentrant dans des zones bien singulières. Cependant l’image d’une société (ou d’une ville) duale est à répudier au moins en raison du fait qu’elle consiste à figer ce qui est toujours mouvant. Il n’existe pas de catégories de population, ni de territoires coupés du reste de la société. Aussi est-il toujours préférable de raisonner en termes de processus sociaux plus que de statuts figés.
Cette ambiguïté de la métaphore constatée, la notion d’exclusion est parfois vivement rejetée. Elle devient objet de controverses. Toute une littérature critique, parfois polémique, s’est ainsi développée. Il est reproché à la notion d’être seulement métaphorique, idéologique, sans intérêt pour l’analyse comme pour l’action. Doit-on pour autant, par défiance ou simple précaution, totalement la repousser ? S’il est salutaire d’en relever les faiblesses, il ne faut pas pour autant s’en séparer définitivement.
Pour une acception raisonnée
Le développement de cette notion est, en soi, un phénomène. S’il est équivoque, le terme ne peut être irrémédiablement sacrifié sur l’autel de la pureté sémantique. L’exclusion est un nouveau nom de la pauvreté, un nouveau moyen d’appréhender la question sociale marquée en particulier par l’inquiétude collective face au chômage. La plupart des problèmes sociaux et des débats autour des moyens de les traiter peuvent être, plus ou moins adroitement, appréciés par rapport à l’exclusion. Il peut bien s’agir d’une manière contemporaine de poser la question de l’intégration et d’évaluer les forces et faiblesses des liens sociaux. Deux écoles se distinguent. Dans un premier cas, exclusion et pauvreté sont synonymes. La multidimensionnalité de la pauvreté (qui peut être monétaire, en conditions de vie, administrative, subjective, etc.) se retrouve dans l’expression « exclusion ». Dans un second cas, l’exclusion n’est pas exactement la pauvreté car elle désigne non pas les multiples dimensions de la pauvreté mais l’une d’entre elle : le fait d’être relativement à l’écart de la société.
Le succès de la notion d’exclusion est aisément compréhensible. Elle est en congruence avec une configuration générale de la société qui fait qu’après plus d’un demi-siècle de consolidation de l’Etat-providence certaines situations sont généralement considérées comme intolérables, comme des atteintes aux droits de l’homme, dans des sociétés d’abondance qui fonctionnent sur les mythes (mobilisateurs mais souvent déçus) du progrès et de l’égalité.
Au niveau du débat social, une des acceptions de l’exclusion, sans en réserver la pertinence à cette seule dimension, est directement recevable. On peut en effet comprendre le succès des notions d’exclusion et d’exclu, à l’aune des difficultés du système de Sécurité sociale. Fondé sur des bases professionnelles, celui-ci, sous les coups du chômage, écarte de ses prestations et de ses équipements ceux qui en bénéficiaient auparavant et ceux qui pourraient en bénéficier s’ils disposaient d’un emploi stable. En ce sens les « exclus » sont les exclus des mécanismes de Sécurité sociale et du grand projet de démocratie sociale. Ils ne sont pas en dehors de la société, mais ils sont à côté des règles générales, envisagées comme universelles, de protection sociale.
C’est par le droit à l’insertion – véritable droit de l’individu – que l’action publique oriente les mesures et dispositifs de prise en charge. Entre indemnisation, assistance et intégration, l’insertion est à la fois la méthode et l’objectif des interventions de lutte contre l’exclusion. Au-delà de tout débat sur son efficacité et sa légitimité, le couple exclusion/insertion, sur lequel se greffe l’importante question de l’accès aux droits, transforme l’économie des responsabilités héritée de l’histoire de l’Etat providence. Peu à peu s’affirment des droits fondamentaux de plus en plus substantiels, indexés sur la dignité, la décence et la sécurité.
Julien Damon
Mars 2015