Logement, aménagement du territoire et décentralisation
Nécessité fait parfois loi : avec la pandémie du coronavirus a sonné l’heure du repli chez soi, renvoyant chacun à son appartement, sa maison, son village, sa ville… Ainsi le confinement de la première vague a-t-il fait ressurgir, en des termes aussi peu nouveaux que politiquement négligés, le désir très majoritaire de «la maison avec jardin », parfois assouvi grâce à l’évasion privilégiée vers la résidence secondaire[1], plus souvent inaccessible et frustrant, notamment pour des familles avec enfants n’ayant d’autre horizon que les étages de la densification urbaine.
Jamais, en effet, autant qu’en cette période le sujet du « logement » n’aura mérité d’être reposé en termes, au propre comme au figuré, de « cadre de vie ». Et pourtant, alors qu’à la question « dans l’idéal, si vous aviez le choix, où préféreriez-vous vivre ? », 45 % des Français répondaient « à la campagne », 41% « dans une ville moyenne » et seulement 11% « dans une métropole », selon une étude du Cevipof et de l’Association des maires réalisée en 2019[2], confirmant les innombrables enquêtes effectuées depuis des décennies[3], tout semble aller à l’encontre de cette forte attente à travers une métropolisation croissante qui aspire la population de pans entiers du territoire.
N’est-on pas, dès lors, en droit de se demander si cette contradiction relève d’un renoncement, d’une volonté ou d’un aveuglement de ceux qui sont en charge de ces problèmes ? Ne doit-on pas même se demander si seule une politique centralisée, ou plutôt une absence centralisée de politique peut se permettre d’ignorer (impunément) la permanence d’une attente aussi majoritaire chez nos concitoyens, mettant en cause un système de gouvernance qui n’a pas d’équivalent chez nos voisins européens ?
Aménager le territoire
Une concentration territoriale croissante
Pour tenter de répondre à la première question, il peut être utile de l’éclairer préalablement à l’aune de quelques comparaisons européennes. Avec la capitale la plus peuplée (l’agglomération parisienne et celle de Londres dépassent 10 millions d’habitants, bien loin devant Madrid 6,6 millions, Berlin et Rome), la densité de l’Ile-de-France est de 1 000 habitants au km², quand celle de la Rhénanie Nord-Westphalie est de 525 habitants au km² en Allemagne, et celle de la Lombardie de 422 habitants au km² en Italie. Plus significative encore, la part de la population vivant dans les métropoles est chez nous de 45,2% alors qu’elle est de 35,4 % en Allemagne, tandis que celle des villes moyennes n’est que de 19,8 % en France, alors qu’elle est de 41,4% en Allemagne et 41,1% en ltalie[4].
Comme on pourrait le constater en élargissant le spectre, à l’exception de la Grande Bretagne (avec le grand Londres) et, différemment, de l’Espagne, aucun des principaux pays européens disposant, qui plus est, d’une superficie aussi grande que la nôtre, n’a concentré à ce point son peuplement. Comment une telle contradiction, géographique (entre espace disponible et espace habité) et politique (entre les aspirations des électeurs et les faits), a-t-elle pu et peut-elle encore perdurer ?
Le logement et l’emploi
Si l’on prête quelque attention aux préférences exprimées par nos concitoyens, à l’encontre de ce qu’ils vivent, il faut d’abord admettre que, la plupart du temps, la recherche du logement suit l’emploi et le parcours quotidien susceptible de les relier ; et cela vaut pour les personnes en formation comme pour les actifs en général, même si d’autres possibilités s’ouvrent pour des retraités. C’est pourquoi à la question « d’où êtes-vous ? », chacun a pu si souvent entendre la réponse « mon travail est là-bas …, je n’ai pas le choix ».
Les mouvements migratoires liés aux pertes d’emploi de nombreux territoires vers ceux qui en ont gagné ont fait l’objet de larges analyses qui, sous des angles différents, d’Hervé Lebras à Christophe Guilluy, de Laurent Davezies à Jérôme Fourquet… ont souligné l’ampleur du phénomène au cours des dernières décennies. Depuis 1980, nous avons perdu 2,2 millions d’emplois dans l’industrie qui ne pèse plus que 13,4% du PIB en France, contre 23,5% en Allemagne, avec cette autre conséquence : quand à la désindustrialisation de nombreuses villes moyennes et de départements ruraux répond une tertiarisation de l’économie qui concentre l’offre de services publics comme privés dans les métropoles, il n’est pas étonnant que la vacance et la baisse du prix des logements s’affichent là (dans l’Aisne, la Haute-Saône, l’Allier, le Gers, le Lot…), tandis que leur pénurie et la hausse de leur coût s’accusent ici ( à Paris, Lyon, Toulouse, Bordeaux…)[5] .
Voilà aussi pourquoi, bien que notre pays compte 547 logements pour 1000 habitants, soit autant voire plus que nos voisins les mieux dotés (506 pour 1000 en Allemagne, 530 en Italie, 536 en Espagne, 421 en Grande-Bretagne où le taux de vacance est, il est vrai, trois fois et demie plus faible)[6], nous continuons, année après année, de parler de « crise du logement », en oubliant de préciser qu’elle est surtout et d’abord la conséquence d’une crise de l’emploi et de sa redistribution géographique.
Une politique d’accompagnement ou d’aménagement ?
Dès lors, la question posée aux responsables politiques ne devrait-elle pas être la suivante : faut-il se contenter d’accompagner le mouvement de concentration des sièges sociaux et des emplois en favorisant la construction (et l’inflation foncière) « là où la demande est la plus pressante », c’est à dire dans les zones dites « tendues » (A et B1), au premier rang desquelles l’agglomération parisienne, pour tenter de répondre à des besoins jamais satisfaits ? C’est la politique « au fil de l’eau » qui, à quelques exceptions près, a largement prévalu depuis les années 80 , et qui s’est même fortement accentuée ces derniers temps avec la réduction des aides en zones dites « détendues » (B2 et C). Faut-il, au contraire, oser réinterroger une vision qui, après tant d’années de court-termisme, a renoncé à toute politique d’aménagement du territoire digne de ce nom, et assumer des discriminations beaucoup plus fortes en faveur des espaces les plus éloignés et délaissés, en s’appuyant spécifiquement sur les villes moyennes pour les reconnecter avec les infrastructures de transports, les réseaux de communication et les services publics qui conditionnent leur attractivité ?
Certaines réponses appelleraient des réorientations de moyen-long terme: le manque persistant de liaisons Est-Ouest et le passage obligé par Paris, caractéristiques de notre réseau ferroviaire (et aérien…) et, plus encore, les choix privilégiant le TGV entre Paris et les métropoles, au détriment des villes intermédiaires et du TER, n’en sont, hélas, que l’illustration la plus visible au niveau national. D’autres réponses, et d’autres choix, pourraient être mis en œuvre à plus court terme, s’agissant d’accès à internet, d’équipements sanitaires, scolaires, voire universitaires, visant à assurer un maillage infra-régional hiérarchisé, susceptible d’attirer et de fixer les populations. Concomitamment, une utilisation discriminante de l’outil fiscal (promue dans les années 60 par la Datar), le renforcement des « zones franches » en véritables « villes-franches », la réduction des impôts de production qui, en dépit de baisses significatives récentes, demeurent plus élevés chez nous que chez nos principaux concurrents européens, la clarification du fouillis réglementaire qui, entre le droit de l’urbanisme et celui de l’environnement, régit urbi et orbi la construction peuvent constituer des incitations puissantes pour l’emploi (y compris certaines relocalisations) et donc le logement.
Ce sont là des voies, certes, explorées dans des rapports soigneusement archivés…, mais auxquelles, nous semble-t-il, tout ou presque s’oppose dans notre système de gouvernance segmenté de plus en plus centralisé.
Décentraliser
Il est bien loin le temps où Jean François Gravier publiait sa bible de la décentralisation, « Paris et le désert français », en 1947 ; celui où Michel Rocard appelait à « décoloniser la province », en 1966.
Ce n’est pourtant pas la nostalgie qui nous fait rendre à ces années de » l’ardente obligation » planificatrice le mérite d’avoir contribué d’une manière particulièrement forte à l’aménagement du territoire, sous la houlette de ministres et de ministères emblématiques, tels Olivier Guichard à la tête d’un ministère de «l’Equipement et l’Aménagement du territoire » ; c’est plutôt la question, à nos yeux fondamentale, qu’elles nous posent aujourd’hui : la Politique est-elle encore, de nos jours, en mesure de répondre à l’attente, sourde ou exprimée par nos concitoyens, d’un autre rapport à l’espace, plus harmonieux et apaisé, qu’il soit urbain, comme avait su le faire l’haussmannien, ou rural, et habité ?
L’Etat éloigné et omniprésent
A cet égard, il nous semble qu’un problème majeur, né de la réorganisation qui a suivi les lois de décentralisation de 1982, a été la manière étrange dont l’Etat s’est progressivement délesté d’une grande partie de ses compétences pratiques, abandonnant le champ opérationnel aux collectivités tout en conservant la quasi totalité du cadre réglementaire qui les maintient sous contrôle et auquel elles doivent se soumettre.
L’ écart ainsi créé, que l’on a trop peu souligné, est peut-être, pourtant, l’une des causes majeures de ce qui est perçu, à juste titre, comme l’éloignement du pouvoir central des préoccupations de nos concitoyens et de leurs représentants. Dans sa prétention à tenir toutes les pages du « cahier des charges » de la Nation, alors qu’il n’a plus ni la connaissance suffisante des territoires et de ses acteurs, ni l’ingénierie (des anciennes directions DDE et autres DDA)[7] qu’elle requiert, l’Etat, à travers ses représentants, comme saisi d’un désir de revanche normative, continue de décréter, codifier, réglementer… et de produire de plus en plus de textes et autres circulaires[8] de moins en moins applicables qui sont autant d’obstacles, comme peuvent le voir tous les acteurs de l’urbanisme et du logement, aux projets non seulement locaux, mais d’importance régionale voire nationale. C’est ainsi que la « somme » des codes impactant l’urbanisme, la construction et l’environnement, loin de permettre et de garantir la reconnaissance de «l’intérêt général » à travers le concept d' »utilité publique » (DUP), est devenue un gisement de contentieux consacrant juridiquement les recours en tous genres portés par des « collectifs » hautement représentatifs d’intérêts souvent très particuliers.
Le nœud institutionnel
Parce qu’un tel divorce entre l’Etat et les élus, qui touche d’ailleurs à des sujets et un périmètre bien plus larges, ne saurait se résoudre dans l’inefficience ou la paralysie de l’action publique, il exige au moins de desserrer et d’ouvrir le nœud institutionnel qui y préside. Disons-le donc ici : sans une remise à plat de la répartition des rôles entre Etat et collectivités territoriales et une refonte des textes mentionnés ci-dessus (travail considérable qui exigerait une revue complète de ce qui doit relever ou non de la loi, du décret ou du simple règlement en déclassant, en élaguant, en supprimant), nous continuerons de suivre la pente aveugle évoquée plus haut.
Or, pour des raisons évidentes, cette redistribution des rôles et ce travail n’ont aucune chance d’aboutir s’ils ne reposent, d’une part, sur la confrontation des points de vue entre administrations centrales, parlement et collectivités, au premier rang desquelles les Régions, s’ils ne s’appuient, d’autre part, sur la reconnaissance constitutionnelle de la capacité de ces dernières à organiser et arbitrer les programmations et les attributions de crédit entre métropoles, villes moyennes et zones rurales, comme à subdéléguer aux départements, agglomérations, intercommunalités ou communes ce qui peut l’être ici ou là, en fonction des territoires et selon un principe enfin admis de différenciation qui réponde à l’inégalité des situations.
Qui peut faire quoi ?
Parce que l’importance des déséquilibres territoriaux est sûrement mieux perçue à l’échelon régional qu’au niveau national, elle réclame une décentralisation assumée de la politique de l’habitat, remettant entre les mains des élus le choix des moyens réglementaires et financiers (dans le cadre d’enveloppes globales incluant des dispositifs nationaux) susceptibles de les corriger. Quant à ceux qui ne manqueront pas de brandir l’objection récurrente de l’égalité menacée, rappelons qu’en fait d’égalité, la « fracture territoriale » ne cesse de s’aggraver en France, alors que dans d’autres pays, d’autres systèmes de gestion (comme le fédéralisme allemand) répondent infiniment mieux à la diversité et la complexité des attentes de leurs concitoyens.
Et ce n’est certainement pas minorer le rôle de l’Etat que de lui demander d’avoir une stratégie hexagonale concernant aussi bien les grandes infrastructures ferroviaires, routières, aériennes, fluviales que les grands équipements dont il est seul en droit et en mesure de faire prévaloir l’intérêt national ou inter-régional ; d’assurer une péréquation des ressources entre les Régions (sur des critères majoritairement partagés) ; de garantir la protection de sites majeurs ( la «loi littoral » fut aussi et d’abord l’œuvre d’une époque et d’une politique d’aménagement du territoire) ; de confirmer l’exigence de mixité sociale (instaurée par la loi SRU) ; de réaffirmer quelques grands principes d’un urbanisme soucieux des proportions entre immeubles et voiries, de mixité fonctionnelle (en y soumettant l’exception incongrue aux conséquences désastreuses de l’urbanisme commercial) ; mais de récuser le dogme d’une densification uniformément nécessaire qui, s’appuyant sur des chiffres fantaisistes de consommation foncière d' »1 département tous les 10 ans » (qu’on répète depuis… 20 ans), entretient soigneusement la confusion entre « artificialisation » et « bétonisation »[9], au lieu de reconnaître la diversité des typologies d’habitat, liée à l’histoire et à l’économie des territoires, comme on a su le faire en Autriche où le « mitage » participe à l’entretien et la préservation des paysages.
En définitive, ce dont nous ont persuadés des années de débats parlementaires et d’expériences territoriales, c’est que notre système de plus en plus centralisé est de plus en plus inefficient et que la « crise »- si mal nommée – « du logement » qui en témoigne est d’abord celle d’une politique impensée « de l’habitat », à laquelle fait défaut l’arbitrage d’une politique d’aménagement du territoire.
A l’heure où »l’archipélisation » de la société française appellerait, plus que des réponses sectorielles sans lien entre elles, un projet qui lui donne un horizon et du sens, voudra-t-on, pourra-t-on remettre en cause l’expertise de ceux qui, au nom d’une lucidité impuissante, ont renoncé à toute « prospective » pour se soumettre aux « perspectives » dictées par la mondialisation des marchés, des échanges et, partant, des emplois, ne laissant à la Politique que le champ résiduel du bricolage technocratique et celui (oh! combien présent) de la « Communication » ?
Entre l’administration centrale, qui sait généralement d’où et de quoi elle parle, et les élus, qui savent aussi d’où et de qui ils parlent, il serait bien imprudent de laisser s’élargir le fossé d’ incompréhension qui mine la gouvernance même de notre pays.
C’est là, aussi, un enjeu de démocratie.
Michel Piron, ancien député, ancien président du Conseil national de l’Habitat
Janvier 2021
[1] En 2013,15% des ménages résidant en France possédaient une résidence secondaire.
[2] Ouest France, 19 novembre 2020.
[3] J.-M. Stébé, « La préférence française pour le pavillon », Constructif, novembre 2020.
[4] » Distribution de la population par degrés d’urbanisation », Eurostat, données 2016.
[5] L’écart des prix, qui n’a cessé de se creuser entre métropoles et villes moyennes ( plus de 10000 € /m2 en moyenne à Paris, 5600 € /m2 à Lyon, 3600 € à Toulouse, 5000 € /m2 à Bordeaux …, pour 1100 € à Laon, moins de 1300 € à Vesoul, 1700 € à Moulins, 1300 € à Auch ou Cahors …), génère d’immenses problèmes de mobilité soulignés par Ch. Guilluy dans « La France périphérique », notamment pour ceux qui résident dans les zones sinistrées.
[6] Source : Eurostat.
[7] DDE : directions départementales de l’Equipement ; DDA : directions départementales de l’Agriculture.
[8] Ainsi peut-on décliner, à partir de concepts juridiquement flous, des « modes d’emploi » locaux justifiant les approches picrocholines de vastes « plans climat ».
[9] Sur cette notion franco-française d’ « artificialisation des sols » et la confusion entretenue à des fins statistiques qui additionne parcs et parkings, jardins et maisons…, on lira utilement les articles de J. Cavailhès : « Logement et artificialisation des sols : le problème n’est pas le même pour tous les territoires », « Zéro artificialisation nette des sols en 2050 ? », parus sur ce site et « Artificialisation des sols : de quoi parle-t-on » dans la revue Constructif, n°57, novembre 2020, ainsi que les études particulièrement éclairantes d’Olivier Piron.