La banlieue est malaisée à définir, sinon par la négative. Cette identité « en creux » est d’ailleurs l’un des traits à l’origine de l’image dévalorisée de la banlieue que donnent, en France, beaucoup de textes relevant de la littérature, du journalisme, mais aussi des sciences sociales. Si, en matière de formes architecturales, la campagne apparaît comme un conservatoire de styles régionaux et si c’est en ville que sont nés de nombreux modèles d’immeubles d’habitation, la banlieue ne se distingue, en ce domaine, que par son caractère composite. On a pu voir dans la structure hétérogène et les discontinuités de cet habitat hybride, ni ville ni campagne, un facteur de « désordre » spatial, et dans celui-ci un signe avant-coureur de la « fin des villes ». Toujours est-il que les banlieues occupent de nos jours une place essentielle dans l’habitat, par le nombre des logements et par l’effectif des populations qui y résident. L’habitat de banlieue est, de plus, le lieu où se manifestent avec acuité divers problèmes sociaux qui amènent à parler de crise urbaine.
Le mot « banlieue » désigne aujourd’hui un espace attenant à une ville dont il dépend, avant tout sur le plan économique. La banlieue est généralement fractionnée en communes dont chacune est plus faible que la ville–centre par son poids économique, démographique et politique. Cet émiettement territorial n’est pourtant pas une règle générale. Les formes urbaines et sociales qui caractérisent la banlieue peuvent être localisées dans le territoire municipal d’une grande ville. Elles sont le résultat des mécanismes historiques d’urbanisation, et non du seul découpage administratif, même si ce dernier est source de difficultés pour les pouvoirs publics dans la mise en œuvre de politiques d’urbanisme et de logement. Ce fractionnement, il est vrai, a eu des incidences sensibles sur l’habitat. En divers domaines – services publics (transports, etc.) et, parfois, logement social – l’action d’une municipalité contribue à déterminer la tonalité sociale du peuplement, et celle-ci, en retour, influe sur les décisions municipales. Ces interactions sont un des facteurs de la différenciation sociale de l’espace, autrement dit de la « ségrégation dans l’habitat », qui est, aux yeux des décideurs et des chercheurs, une des grandes questions posées par l’évolution des banlieues au cours du dernier demi-siècle.
A l’image de l’hétérogénéité de l’habitat s’oppose une autre représentation, qui associe banlieue et habitat populaire. Les classes populaires, de quelque manière qu’on les définisse, constituent de fait une part importante du peuplement des banlieues. Mais c’est en réalité une question délicate que d’analyser les relations entre l’identité des groupes sociaux concernés, leur habitat, et les problèmes sociaux, tels que les perçoivent ces groupes et les autres citadins, tels, par ailleurs, que les chercheurs et la « demande sociale » les construisent en tant qu’objets d’étude, de réflexion et d’action… La question ne peut être posée sans tenir compte de sa dimension historique.
C’est la révolution industrielle et son corollaire, la révolution des transports, qui sont à l’origine de l’expansion des banlieues. De là, sans doute, le « désordre » évoqué plus haut, inscrit dans l’espace dès le XIXème siècle par le libéralisme. Depuis lors, l’habitat en banlieue est un champ d’affrontement entre des conceptions plus libérales et des conceptions plus dirigistes de l’urbanisme. Les « faubourgs », excroissances de la ville ancienne, accolées à ses murs, mêlaient à des bâtiments affectés au commerce, ou à l’industrie naissante, un habitat hébergeant essentiellement des membres des couches populaires. Dans les banlieues, avec la révolution industrielle, se développe très tôt un habitat plus ouvrier, souvent très proche des usines, en maisons individuelles et petits immeubles locatifs peu différents de ceux des anciens quartiers populaires. Des cités ouvrières, plus uniformes, sont construites par le patronat pour fixer la main d’œuvre. Dans ce nouveau tissu urbain, un habitat d’origine rurale subsiste parfois, qui se prolétarise sous l’afflux des migrants attirés par l’emploi industriel. L’habitat ouvrier ne s’est jamais confondu avec la banlieue, mais il en a donc été un élément capital : l’expression « banlieue rouge », en usage jusqu’aux années 1960, voire 1970, témoigne d’une forte identité sociale, liée à une conscience de classe, et nouée autour de l’usine et de l’habitat.
Il serait cependant réducteur d’assimiler banlieue et habitat ouvrier. Sans parler des pays anglo-saxons et nord-européens, des « banlieues résidentielles » – sans usines – se développent en France dès la fin du XIXème siècle. Des lotissements pavillonnaires, à dominante populaire mais sans exclusivité ouvrière, plus composites sur le plan architectural (le propriétaire du lot est maître d’ouvrage), sont construits dès le début du XXème siècle et se multiplient entre les deux guerres. Enfin à partir des années 1970, on assiste à l’expansion très rapide de nouveaux espaces pavillonnaires, entre autres des villages de promoteurs, souvent relativement homogènes et plutôt destinés – mais là encore sans stricte exclusivité – aux classes moyennes. La prolifération de l’habitat en pavillons, en ordre groupé ou diffus, brouille les limites géographiques et sociales entre la ville et la campagne, entre les sens respectifs des mots « banlieue », « suburbain » et « périurbain ».
C’est souvent en banlieue qu’étaient apparus, à partir des années cinquante, les grands ensembles d’habitat social, conçus pour résoudre la crise du logement de l’après-guerre. Leur structure sociale a profondément changé. Initialement, ils n’excluaient que les plus pauvres et les plus riches. Ils sont devenus une des figures, sinon la figure emblématique de la ségrégation, du fait du départ des ménages les plus aisés vers d’autres types d’habitat – pavillon en accession, appartement en copropriété ou en location, etc. –, de l’arrivée de familles issues de l’immigration, et des frustrations d’habitants qui, n’ayant pas les moyens d’accéder à un logement vraiment choisi, se perçoivent comme « captifs ».
La banlieue focalise les préoccupations des acteurs en charge de l’urbanisme et du logement. La maîtrise de la dissémination de l’habitat périurbain, les problèmes de l’habitat social offrent un vaste champ de recherche. Mais les sciences sociales sont également confrontées à des questions plus théoriques. Entre « marginalité sociale » et « marginalité spatiale », quelles relations y a-t-il au-delà de l’homologie formelle ? L’identité « banlieue » – « habitat social » a eu sans doute un rôle mobilisateur, mais n’incite-t-elle pas à faire l’économie d’une analyse critique sur les liens réels entre les structures spatiales de l’habitat et les manifestations de la « question sociale » ? L’étude des banlieues montre que, sans sacrifier à un postulat déterministe, la recherche doit se poursuivre sur les « effets de lieu », les incidences de la localisation, des distances, du cadre architectural, de l’environnement social…
Colette Aymard et Jacques Brun
→ Grands ensembles, « L’utopie pavillonnaire », lotissement