Le logement et l’Etat providence

Imprimer
Synthèse du livre « Le logement et l’Etat providence. Y a-t-il une alternative au recentrage de la politique du logement sur les plus démunis ?« , de Jean Bosvieux et Bernard Coloos – Ce livre est publié par l’INSTITUT POUR L’INNOVATION ECONOMIQUE ET SOCIALE (2IES)[1] dans la collection Les Ozalids d’Humensis, mars 2020.

La politique du logement doit se réformer. Du fait de l’importance croissante de la question du logement des plus démunis et de l’hébergement, elle se trouve confrontée à un défi de même nature que les autres volets de l’Etat-providence – santé, retraite et assurance chômage notamment  : conçue sur le mode de l’intégration, elle doit maintenant et de plus en plus assumer une fonction de solidarité.
Elle repose encore, en effet, sur des principes définis il y a une quarantaine d’années. Il s’agissait alors d’assurer à chacun l’accès à un logement décent, à un coût compatible avec ses ressources. Les moyens mis en œuvre consistaient à agir à la fois sur la solvabilisation de la demande, par le biais des aides personnelles, sur le volume de l’offre par des aides à la pierre visant au développement du parc locatif social et du parc privé, et sur la qualité des logements grâce à des aides à la rénovation du parc existant. Cette politique a porté ses fruits : elle s’est traduite par l’amélioration considérable des conditions de logement du plus grand nombre.
Les conditions économiques et sociales ont changé et les leviers traditionnels de la politique du logement ne suffisent plus à faire face à des besoins de plus en plus diversifiés. La question de l’accès au logement, que l’on avait crue en voie de résolution avec la généralisation des aides personnelles, a ressurgi avec le nouveau siècle avec une acuité sans cesse croissante. Malgré l’accroissement de la dépense publique, les aides n’ont pas suffi à éviter l’augmentation des taux d’effort des locataires modestes et sont insuffisantes pour répondre aux difficultés d’accès au logement des plus défavorisés.
Pour tenter de faire face à la dégradation d’une situation qui s’est traduite, pour ne parler que de son aspect le plus visible, par le sans-abrisme, les pouvoirs publics ont dû recourir à l’hébergement, mais la multiplication du nombre de places dans les centres d’hébergement n’a pas suffi à répondre aux besoins. Car si l’hébergement est en principe transitoire, la durée de séjour dans les centres peut en réalité être assez longue, faute pour les personnes hébergées de pouvoir accéder à un logement indépendant. La formule du logement d’abord, qui consiste à permettre l’accès à un logement sans passer par la case hébergement, pourra peut-être permettre d’inverser la tendance, mais l’hébergement restera la seule solution possible pour un certain nombre de personnes, notamment les demandeurs d’asile et celles qui sont en situation irrégulière.

Recentrage et décentralisation

Le coût croissant de l ’hébergement s’ajoutant aux autres dépenses, au premier rang desquelles figurent les aides personnelles au logement et le soutien à l’offre de logements sociaux,  la tentation d’un recentrage sur la cible des plus pauvres est grande pour le gouvernement, alors même que la contrainte budgétaire se fait de plus en plus pressante. C’est ce que traduisent certaines mesures récentes – la restriction de l’aide à l’accession à la propriété, la ponction sur la trésorerie des organismes de logement social par le biais de la réduction de loyer de solidarité (RLS), le « rabotage » des barèmes des aides personnelles. Et c’est, à l’évidence, ainsi qu’il faut interpréter le projet de mise en place du revenu national d’activité (RUA) regroupant plusieurs allocations, dont, semble-t-il, les aides personnelles au logement.
La restriction de la cible de la politique du logement pourrait conduire à l’abandon de pans entiers de cette politique. Ce choix affecterait en priorité les ménages de la classe moyenne, dont il alimenterait les inquiétudes alors que son moral, comme l’a montré la crise des « gilets jaunes », est déjà en berne. Il mérite donc de faire l’objet d’un large débat, et c’est l’objet de la présente réflexion que de tenter d’en définir les termes.

Quel périmètre pour une politique recentrée ?

Dans l’hypothèse d’un recentrage de la politique nationale, le périmètre de la mission de l’Etat serait réduit, pour l’essentiel, à assurer le logement ou l’hébergement des plus démunis, c’est-à-dire des personnes ou ménages à très faible revenu (la limite restant à définir) ou privées de droits (les personnes en situation irrégulière ne pouvant bénéficier du droit au logement).
L’Etat se changerait donc d’assurer :
– pour les ménages pauvres relevant du droit au logement, une offre de logements à bas prix et une allocation solvabilisatrice leur permettant d’y accéder ;
– une offre d’hébergement pour ceux ne pouvant pas prétendre à un logement, soit en raison de difficultés comportementales, soit parce qu’ils ne bénéficient pas du droit au logement.
D’autres objectifs, non directement liés à l’accès au logement ou à l’hébergement, pourraient s’y ajouter, comme le volet logement de la stratégie nationale bas carbone (SNBC) ou de la politique de la ville (ANRU ou équivalent), le développement de l’accession à la propriété dans le but de réduire les besoins de protection sociale collective (asset-based welfare), la lutte contre la vacance dans les villes petites ou moyennes.

A marchés locaux, régulation locale

Le recentrage impliquerait notamment le renoncement à la politique de l’offre telle qu’elle est actuellement conçue et mise en œuvre : c’est-à-dire une politique nationale, conduite par l’Etat, et visant à assurer l’adéquation quantitative à la demande de logement tout en préservant un équilibre entre les statuts d’occupation. Le soutien à la production et à l’entretien de locaux d‘hébergement ou de logements locatifs sociaux serait justifié puisque nécessaire au logement des plus pauvres, mais les aides à l’investissement locatif et à l’accession à la propriété n’auraient plus de justification autre que locale. De même, la participation des employeurs à l’effort de construction (PEEC) n’aurait plus de raison de subsister dans sa forme actuelle, puisque sa raison d’être est de contribuer au logement des salariés, parmi lesquels seule une part très largement minoritaire peut être rangée parmi les plus démunis.
La régulation des marchés resterait pourtant indispensable, notamment dans les zones de marchés tendus et dans les villes où l’enjeu principal est le traitement du parc vacant obsolète. Faute d’outils d’observation statistique suffisamment fins et du fait du caractère trop approximatif des zonages, cette mission, qui doit être conçue et pilotée en fonction des réalités locales, ne peut être assumée efficacement par l’Etat.

Pour une nouvelle étape de la décentralisation

Les compétences en la matière pourraient donc être transférées, moyennant certaines conditions, aux collectivités locales. Les intercommunalités, du moins les plus grandes d’entre elles – métropoles, communautés urbaines et d’agglomérations – s’y sont préparées en prenant en charge, consécutivement à la loi de 2004, la délégation des crédits d’aide à la pierre. La mise en place, exigée par la loi, d’observatoires locaux de l’habitat, la montée en régime des capacités d’ingénierie font que ces collectivités disposent aujourd’hui, en matière de politique de l’habitat, de compétences bien supérieures à celles des services extérieurs de l’Etat, dont le regroupement s’est accompagné d’un sérieux régime amaigrissant et, par voie de conséquence, de perte de compétences. Les périmètres de ces EPCI, sans épouser les contours des aires urbaines au sein desquelles s’exercent les choix d’habitat des ménages et s’effectuent la majorité des déplacements domicile-travail, en sont assez proches. Ils constituent donc des candidats naturels à l’exercice de nouvelles compétences.
Dans ce tableau rapidement brossé, une métropole fait tache : celle de Paris. Sa taille, les tensions de son marché, les écarts considérables de revenu entre les plus riches et les plus pauvres font qu’elle ne peut guère être mise sur le même plan que les grandes métropoles de province. Surtout, la délimitation du Grand Paris, dont on perçoit mal la cohérence, et sa création récente, font que cette intercommunalité au statut particulier ne dispose ni des leviers, ni de l’expérience nécessaire pour conduire une politique du logement. Quelle que soit la décision prise concernant la (re)distribution des compétences en matière de logement, l’Etat, à défaut de confier cette mission à la Région, devra en conserver pendant une période probablement assez longue la responsabilité directe en Ile-de-France.
Décentralisation n’est toutefois pas synonyme de retrait total de l’Etat. Ce dernier devrait conserver un rôle indispensable consistant à définir de grands objectifs et à s’assurer, par voie de contractualisation, de l’engagement des collectivités locales de mettre en place les moyens nécessaires pour les atteindre et au suivi de leur réalisation. L’adaptation de l’offre à la demande sociale impliquera néanmoins, le plus souvent, des financements nationaux en complément des financements locaux, comme c’est d’ailleurs déjà le cas aujourd’hui pour le secteur locatif social. Dans les territoires en déclin, comment la question de l’étalement urbain et du délaissement des centres pourrait-elle être résolue par les seuls acteurs locaux, alors que les intérêts de ces derniers sont souvent divergents et que les moyens à mettre en œuvre sont manifestement sans commune mesure avec les ressources locales ?
On voit par cet exemple que si une nouvelle étape de décentralisation semble nécessaire pour définir des politiques efficaces de régulation des marchés locaux, une nouvelle répartition juridique des compétences ne suffira pas. L’Etat devra non seulement fixer des objectifs et suivre leur réalisation, mais aussi, dans certains cas, apporter un appui technique et financier aux collectivités pour que lesdits objectifs aient une chance d’être atteints.
L’alternative à cette nouvelle étape de la décentralisation, c’est la poursuite de mesures ponctuelles d’économies sans réflexion prospective, qui mène logiquement à l’abandon progressif des politiques de régulation.

Les principales questions pendantes

Aides personnelles

L’aide personnelle au logement a été créée pour aider les ménages modestes à faire face à leur dépense de logement. C’est la raison pour laquelle il s’agit d’une aide affectée, c’est-à-dire qu’elle ne peut servir qu’au paiement des loyers et des charges. Elle est d’ailleurs versée le plus souvent – et systématiquement pour les locataires du secteur social – au bailleur, ce qui protège ce dernier, dans une certaine mesure, contre les impayés.
Il lui est reproché d’avoir sur les loyers un effet inflationniste. En d’autres termes, une part de l’aide serait captée par les bailleurs et les locataires n’en bénéficieraient effectivement que de façon marginale. Ce jugement repose sur des études portant sur une période particulière, celle de la généralisation des aides, ce qui explique qu’il soit controversé. Il a pourtant servi à motiver une proposition de fusion de l’aide personnelle avec d’autres allocations, proposition récemment reprise, dans un objectif de simplification, par le projet de RUA.
Une telle réforme comporte un danger évident : l’aide étant fusionnée avec d’autres ne pourrait plus être affectée au financement de la dépense de logement et ne serait donc plus être versée directement aux bailleurs. Perspective inquiétante pour ces derniers, notamment les bailleurs sociaux, qui redoutent qu’en découle une augmentation notable des impayés.
La fusion des aides au logement dans un RUA ne pourrait donc être interprétée que comme un désengagement de l’Etat marquant le début de l’abandon d’une politique autonome du logement. Le maintien d’une telle politique, même recentrée sur les plus modestes, suppose en effet l’existence d’une aide affectée.

Réformer la fiscalité des bailleurs

Décentralisation ou non, une politique du logement plus efficace passe par une réforme de la fiscalité immobilière, notamment de la fiscalité des revenus locatifs. Les nombreuses mesures dérogatoires et le montant des dépenses fiscales qu’elles génèrent apparaissent comme une compensation partielle – et pas toujours bien ciblée – d’une fiscalité que l’on peut qualifier de confiscatoire. Les bailleurs fournissent aux locataires un service, ils devraient donc être traités comme des producteurs et non comme des rentiers : c’est-à-dire qu’ils devraient, comme en Allemagne, pouvoir amortir la part hors foncier de leurs investissements et imputer leurs déficits éventuels sur leurs autres revenus.

Logement et emploi : quel avenir pour la PEEC ?

L’impécuniosité de l’Etat l’a conduit à faire main basse sur une part, de plus en plus importante, des ressources du « 1% logement », pour financer des objectifs certes légitimes, mais qui n’ont guère de rapport avec la raison d’être de la participation des employeurs à l’effort de construction (PEEC) : le logement des salariés. Dernier exemple de cette dérive : l’annonce par le gouvernement d’un prélèvement non affecté.  On peut donc que s’interroger sur l’ avenir de la PEEC.
Une solution envisageable, alternative à une suppression pure et simple, serait de s’inspirer des principes du versement transport, ce qui aurait notamment pour effet d’en faire une ressource décentralisée. La logique plaide d’ailleurs pour que la régulation de transports urbains et celle du marché du logement, deux sujets intimement liés, soient de la compétence d’une même instance.

Quel rôle pour le locatif social ?

Constitué pour répondre à la demande des salariés – et non des pauvres, le parc locatif social français est ouvert à une large fraction de la population, puisque plus de 60% des ménages y sont éligibles. Or aujourd’hui, dans les marchés tendus, les files d’attente sont longues et même les ménages prioritaires au sens du DALO ne peuvent pas tous y être logés. Doit-on en conclure que l’accès au parc social devrait être réservé aux plus pauvres ? Cela supposerait d’abaisser notablement les plafonds de revenus à l’entrée et de mettre fin au droit au maintien dans les lieux pour les locataires disposant de revenus supérieurs à ces nouveaux plafonds.
Une telle restriction, qui semble aller de soi dans le cas d’un recentrage de la politique du logement de l’Etat vers les plus démunis, comporte le risque d’aggraver la ségrégation sociale. Cependant, la paupérisation des locataires du secteur social (comme d’ailleurs de ceux du privé) est déjà à l’œuvre. Quelle que soit l’option retenue, sa poursuite semble inéluctable. Le recentrage de la politique du logement sur les plus pauvres ne ferait que précipiter cette évolution.

L’environnement économique et la politique du logement

Rien n’est pourtant écrit. L’avenir et les choix politiques associés restent à construire. Néanmoins, les évolutions de l’environnement économique pèseront lourd. Pour tenter d’en éclairer les effets, on examine les conséquences de trois scénarios tranchés mais plausibles (continuité ; choc financier ; inégalités contenues) au regard des deux grandes options possibles déjà évoquées, à savoir recentrage des aides ou maintien d’une politique de soutien de la demande. Pour chaque scénario, quatre dimensions font l’objet d’un examen : le rôle du parc social ; la répartition des compétences, les indispensables adaptations des outils de régulation de marché et enfin la question du lien emploi-logement et du devenir d’action Logement. Cet exercice, loin d’être conclusif, se veut, dans le champ la politique du logement, une invitation à la réflexion et à la compréhension des enjeux imbriqués et des résultats des choix effectués, notamment pour nos concitoyens et pour les finances publiques.

Jean Bosvieux et Bernard Coloos
Mars 2020

Le livre en version pdf


[1] L’INSTITUT POUR L’INNOVATION ÉCONOMIQUE ET SOCIALE (2IES) est un think tank indépendant, créé par des dirigeants d’entreprises, qui a pour objet la prospection, la réflexion, l’émergence et la diffusion d’idées innovantes et applicables.
Ses territoires d’exploration privilégiés sont le travail, la protection sociale et l’entreprise.

 

Auteurs/autrices

  • Jean Bosvieux

    Jean Bosvieux, statisticien-économiste de formation, a été de 1997 à 2014 directeur des études à l’Agence nationale pour l’information sur l’habitat (ANIL), puis de 2015 à 2019 directeur des études économiques à la FNAIM. Ses différentes fonctions l’ont amené à s’intéresser à des questions très diverses ayant trait à l’économie du logement, notamment au fonctionnement des marchés du logement et à l’impact des politiques publiques. Il a publié en 2016 "Logement : sortir de la jungle fiscale" chez Economica.

  • Bernard Coloos

    Bernard Coloos est aujourd’hui consultant. Il a été de 1996 à 2020 directeur puis délégué général adjoint aux Affaires économiques, financières et internationales de la Fédération Française du Bâtiment,. Il a été chargé du Bureau des études économiques à la Direction de l’habitat et de la construction de 1990 à 1994 et directeur de l’Observatoire immobilier et foncier du Crédit foncier de France. Titulaire d’une maîtrise de droit privé et d’un doctorat de 3e cycle en sciences économiques, il a été également professeur associé au master Aménagement et urbanisme à l’IEP Paris. Il a publié divers ouvrages traitant du logement.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *