À propos de « Les Français et l’argent », sous la direction de Daniel Cohen et Claudia Senik.

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Quels rapports les Français entretiennent-ils avec l’argent ? Quelle rôle celui-ci joue-t-il dans leur bonheur et dans la façon dont ils envisagent l’avenir ? Quand il s’agit d’argent, les Français aiment à se définir par opposition au repoussoir américain. L’argent n’aurait pas chez nous ce rôle d’étalon universel qu’on lui prête aux Etats-Unis où la réussite se mesurerait à la seule aune du patrimoine. Loin de ce cliché, c’est une tout autre image que nous renvoient les études conduites dans le cadre du CEPREMAP et réunies dans un ouvrage dirigé par Daniel Cohen et Claudia Senik, et tout spécialement par l’article de Yann Algan, Elisabeth Beasley et Claudia Senik Les Français, le bonheur et l’argent. On y apprend que, de tous les pays étudiés, c’est en France que « l’association statistique entre bonheur et argent est la plus forte ». La qualité des relations sociales, la confiance dans les autres et dans les institutions dépendent plus qu’ailleurs du revenu. « La carte géographique du bonheur des Français concorde avec celle des différences de niveaux de vie ». Le malheur doit être relativisé, car les Français se disent volontiers satisfaits de leur vie personnelle, mais c’est sur leur destin collectif qu’ils expriment le jugement le plus noir et les plus fortes inquiétudes, ce qui conduit les auteurs à relever une opposition entre bonheur privé et malheur public. A conditions de vie similaires, les Français se déclarent beaucoup moins heureux que les autres Européens. « En résumé, concluent Daniel Cohen et Claudia Senik, la France est deux fois plus riche qu’il y a cinquante ans, mais elle n’est pas plus heureuse. En revanche, et c’est là que tout se joue, être plus riche que ses collègues ou ses voisins rend plus heureux que les autres, à proportion de l’envie, de la rivalité que la société entretient entre ses membres… ». Reste que les Français sont plus pessimistes que les citoyens de nombre de pays où les inégalités sont beaucoup plus accusées. Spécificité française ou illustration de l’observation de Tocqueville selon laquelle les différences de conditions sont d’autant plus insupportables qu’elles se réduisent.
Si aucune des études réunies dans ce volume ne traite spécifiquement de cet enjeu, les auteurs mentionnent que « la montée du logement comme motif de préoccupation majeur depuis la grande crise » illustre l’inquiétude des Français sur leur avenir collectif. En effet, le logement, auquel les Français consacrent 18 % de leur revenu, leur résidence principale représentant 62 % de leur patrimoine, joue un rôle essentiel dans l’affirmation de leur statut et dans l’affichage de leur différenciation sociale. Le jugement que les Français portent sur le logement confirme l’opposition entre bonheur privé et malheur public mentionnée précédemment. En effet les enquêtes font état de 94 % de Français satisfaits de leurs conditions de logement alors que le thème de la crise du logement est permanent et omniprésent dans tous les discours politiques et cela en dépit de l’amélioration incontestable des conditions de logement[1] au cours des quarante dernières années. La qualité de leur logement influe-t-elle sur leur bonheur ? Celle-là, si l’on s’en tient au confort stricto sensu, est déconnectée de sa valeur puisque à qualité et surface équivalentes, son prix peut varier du simple au quadruple selon la région où il se trouve. Le prix du logement présente la particularité d’être assez fidèlement corrélé au niveau de richesse du voisinage.
Les travaux présentés dans l’étude de Claudia Senik peuvent être jugés comme s’inscrivant dans la lignée d’auteurs comme Thorstein Veblen, Georges Bataille ou même Jean Baudrillard. Tous les économistes connaissent le « keep up with the Joneses », mais les spécialistes de l’économie du bonheur procèdent à une approche quantitative de ces phénomènes. Or ceux-ci ne peuvent être négligés par celui qui réfléchit à la politique du logement. Toute la question est de savoir comment tirer parti de ces travaux. Comment les intégrer aux réflexions qui gouvernent la politique du logement et qui sont fondées sur les quantités et les prix ? Cet ouvrage, comme les discours, peut juxtaposer ces approches, la politique économique ne sait pas les associer.

Bernard Vorms
Juin 2021

[1] Crise du logement, alerte aux fake news ? https://politiquedulogement.com/2018/02/politique-du-logement-alerte-aux-fake-news/

Auteur/autrice

  • Bernard Vorms

    Economiste spécialisé dans le domaine du logement, IEP de Paris et DES d’économie politique. Il a dirigé l’ANIL/agence nationale pour l’information sur le logement et présidé la SGFGAS/société de gestion du fond de garantie de l’accession sociale jusqu’à la fin de l’année 2013. Il a présidé le Conseil national de la transaction et de la gestion immobilière de 2014 à 2019. Il a réalisé de nombreux rapports pour le gouvernement et publié des études mettant l’accent sur les comparaisons internationales.

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